Conclusion

S’il est un point sur lequel tous les commentateurs s’accordent, c’est celui du pouvoir de persuasion du rire ; mettre l’accent sur la dimension rhétorique du rire permet de passer outre le flou qui entoure quelque peu la définition de ses limites acceptables. C’est parfois le pragmatisme le plus élémentaire qui prévaut : « Doe not wee see Pamphlets, Ballads, and Play‑bookes sooner sold, than elegant Sermons and the Books of Piety? [...] Therefore unlesse a Booke containe light matters as well as serious, it cannot flourish nore liue Iouially » 182 . Cet argument fut repris et transformé en une apologie plus élaborée des pouvoirs du rire. Il s’agit d’asseoir la respectabilité du rire et de balayer les objections qui pourraient subsister en mettant en lumière des exemples où il s’est incontestablement révélé être une arme puissante et utile à la défense d’une cause moralement irréprochable. Barrow consacre ainsi sept sections de son sermon à un éloge illustré des pouvoirs rhétoriques du rire, pouvoirs d’autant plus légitimes qu’il s’en trouve un exemple dans les Ecritures. Dans le premier livre des Rois, Élie se moque des prêtres qui vénèrent Baal : « [Elijah mocked them, and said:] Cry aloud; for he is a God, either he is talking, or he is pursuing, or he is in a journey, or peradventure he sleeps, and must be awaked » (1 Kings 18: 27). Pour Barrow comme pour la plupart des exégètes contemporains, ce passage constitue la preuve de la sanction divine à l’égard du rire. Toutefois, Barrow enjoint ses auditeurs à la prudence et à la modération : remarques piquantes et sarcasmes doivent être considérés comme un dernier recours : « when plain declarations will not enlighten people, to discern the truth and weight of things, and blunt arguments will not penetrate, to convince or persuade them to their duty; then doth reason freely resign its place to Wit, allowing it to undertake its work of instruction and reproof » (in Anselment, 1969, p. 50). Le rire permet par ailleurs de lutter à armes égales contre ceux qui l’utilisent à des fins peu recommandables.

On est là au cœur du débat, qui explique l’ambivalence de tous les commentateurs de l’époque à l’égard du rire : d’une part celui‑ci est une arme à double tranchant puisqu’il peut être utilisé à des fins louables ou au contraire condamnables ; d’autre part, la question de ses limites acceptables est fort épineuse, en raison de la difficulté à définir ces limites. La formule de Barrow : « When not upon improper matter, in an unfit manner, with excessive measure, at undue season, to evil purpose, it may be allowed » (ibid., p. 61) constitue plus un aveu d’embarras, certes involontaire, qu’une définition précise et aisément applicable. Barrow s’attache néanmoins à définir les limites du rire et commence par le sujet le plus important, la religion. Constatant comme d’autres que la religion est un sujet de moquerie de plus en plus répandu, il préconise énergiquement le plus grand sérieux, best earnest, et une tristesse de circonstance, most sober sadness, pour tout ce qui touche à Dieu et à la religion. Celui qui a recours à l’humour dans ces matières fait non seulement preuve d’arrogance, mettant ainsi son âme en danger, mais porte également atteinte à la religion en général ; seules les affaires de peu d’importance, mean and petty matters, peuvent faire l’objet de moqueries. Tel n’est pas le cas de sujets dignes, « especially sacred things [which] do grievously suffer thence, being with extreme indecency and indignity depressed beneath themselves, when they become the subjects of flashy wit, or the entertainment of frothy merriment: to sacrifice their honour to our vain pleasure » (ibid., p. 63). Pourtant, l’ambiguïté demeure, car les propos de Barrow semblent désigner le blasphème plus que tout sujet religieux ; en outre, Barrow avait lui‑même admis que le rire pouvait servir à défendre la vertu et la religion. Quant à la diffamation (denigration of reputation), elle n’est que le pendant séculaire du blasphème et, en tant que telle, rejetée avec force : « All injurious, abusive, scurrilous Jesting, which causelessly or needlessly tendeth to the disgrace, dammage, vexation, or prejudice in any kind of our Neighbour [is prohibited] » (ibid., p. 63). C’est en fait Érasme qui avait fixé les règles du rire en matière de religion : la satire religieuse est moralement justifiée à condition qu’elle reste générale et ne s’attaque pas aux individus, ce qui serait contraire au principe de charité chrétienne :

En outre, désigner nommément ses victimes témoigne de l’insensibilité de ces railleurs qui ne comprennent pas que la faiblesse humaine appelle la compassion, insensibilité elle aussi contraire à la charité. Précisons encore une fois que les propos de Barrow sont particulièrement révélateurs et représentatifs de son époque, dans la mesure où il incarne la tendance modérée de l’Anglicanisme. Barrow en arrive à une conclusion qui, comme le reste de son sermon, prône la modération : « as we need not be demure, so must we not be impudent; as we should not be sour, so ought we not to be fond; as we may be free, so we should not be vain; as we may well stoop to friendly complaisance, so we should take heed of falling into contemptible levity » (in Anselment, 1969, p. 85). Humour et sérieux, jest et earnest ne sont pas incompatibles, étant entendu qu’il ne s’agit pas de n’importe quel rire : « It is risus ex serenitate conscientiae, as the Fathers call it; not Sarahs gigling, but Abrahams laughter » 184 . Au-delà de l’instrumentalisation du verset paulinien au service des deux partis de la controverse sur le religious decorum, un tel débat souligne l’importance cruciale en cette période tourmentée de toute entreprise de taxinomie et de définition sur des mots‑clés comme jest : en tant qu’il établit ou nie la relation entre les mots et les choses, le langage est bien au cœur de la question de l’ordre et de la stabilité institutionnelles.

Reste enfin à savoir si le recours au rire ne risque d’accroître les divisions entre les différentes religions. Selon certains, la satire ne peut que diviser un peu plus un Christianisme déjà bien mal en point, et donc finir par porter atteinte à la religion elle‑même :

Toute la question est de savoir de quelle manière parler des différences religieuses sans accroître les divisions, et comment faire prévaloir raison et piété à une époque où les extrémismes font rage. C’est une fois encore l’ambivalence qui prévaut. Bon nombre de ceux qui s’opposent officiellement à la satire religieuse la pratiquent malgré tout. C’est le cas de Stillingfleet qui, tout en ayant recours à la satire pour ridiculiser le Catholicisme, en particulier sur la question de l’infaillibilité pontificale, prône sérieux et respect pour aborder les questions religieuses et déplore l’esprit satirique : « wit grown so schismatical and sacrilegious, that it can please it self with nothing but holy ground » 186 . Il reproche aussi au clergé de se laisser embarquer dans des controverses : « the generality of men let all their religion run up in briars and thorns, into contentions and parties, as though religion were indeed sacramentum militiae, but more against fellow‑Christians than the unquestionable hindrances of men’s eternal happiness » 187 .

Pour d’autres, la satire religieuse est attirante précisément en raison de son efficacité, même si les partisans de la satire redoutent quelque peu son côté dangereux et l’accusation traditionnelle d’impiété qui lui est associée, surtout depuis la « controverse Marprelate », du nom du mystérieux Martin Marprelate, auteur dans les années 1588‑1589 de pamphlets satiriques visant les évêques de l’Église anglicane 188 . Il faut donc trouver de nouveaux arguments pour justifier l’utilisation du rire en matière de religion, ce que fait Milton en prônant les vertus du rire sardonique, grim laughter : bien plus que le rire bienveillant, ce rire sardonique constitue une arme efficace et nécessaire à la lutte contre l’impiété et au service de la vérité divine : « there may be a sanctified bitterness against the enemies of truth » 189 . Au‑delà de toute justification d’ordre pragmatique, un tel rire se justifie moralement, permettant non seulement de jeter le discrédit sur ceux qui le méritent, mais de remettre dans le droit chemin ceux qui s’égarent,

Milton omettant par là‑même de préciser que l’immense majorité des commentateurs bibliques des seizième et dix‑septième siècles s’accordent à dire que, strictement observée, la règle du « decorum » exclut absolument l’imitation de la folie, conformément au précepte biblique « Answer not a fool according to his folly, lest thou also be like unto him » (Proverbs 26: 5).

Au‑delà de leur caractère topique, les arguments employés par Milton dans sa lutte contre Joseph Hall reflètent la nature quasi divine de la mission dont le satirique religieux se sent investi, qui cherche à parer son indignation des atours d’une inspiration divine qui lui confère respectabilité et caution morale :

L’idée se retrouve sous une forme édulcorée dans les argumentations d’Addison, de Pope ou de Defoe en faveur du « ridicule » qui, bien employé, constitue une arme puissante contre le vice et l’impiété : « The Batteries of Ridicule », tel est l’instrument d’Addison dans sa lutte contre « the Battels of Impiety and Profaneness » (Spectator 445, IV, p. 65). L’indignation dont fait montre le satirique à l’encontre des mortels qui s’égarent est à l’instar du courroux divin :

L’acrimonie du polémiste n’est plus le signe d’un tempérament bilieux ; il retrouve sa légitimité en devenant comparable au zèle du prophèteet à la sainte colère, sancta indignatio, du Christ chassant les marchands du Temple (Matthieu, 21. 12‑13) : sa mission dans la cité devient une véritable imitatio christi.

Notes
182.

William Vaughan, The Golden Fleece, London, 1626, pp 9‑10, ibid., p. 4.

184.

John Hacket, Bishop of Lichfield and Coventry, A Century of Sermons upon several Remarkable Subjects, 1675, p. xlvi, in Tave, 1960, p. 7.

186.

The Works of that Eminent and most learned Prelate, Dr. Edw. Stillingfleet, late Lord Bishop of Worcester, together with his Life and Character, 6 vols. (1710), I, 19‑26, in Bloom, 1979, p. 161.

187.

II, 147‑149, ibid., pp. 161‑162.

188.

L’identification de Martin Marprelate à Job Thorckmorton est due à un polémiste de l’époque, Matthew Sutcliffe. Voir Lecocq, 1969, p. 72.

189.

An Apology against a Pamphlet called a Modest Confutation of the Animadversions upon the Remonstrants Defence against Smectimnus, London, 1642. In Complete Prose Works of John Milton, New Haven, Yale U.P., 1953, I, p. 109. Il est intéressant de constater que cette idée, que n’aurait pas désapprouvé Swift, ni avec lui toute la tradition de la satire juvénalienne, a sa version laïque et militante. Ainsi chez Zola : « La haine est sainte. Elle est l’indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise », in Ecrits sur l’art, ed. Jean‑Pierre Leduc‑Adine, Collection Tel, Paris, Gallimard, 1991, p 35.