Deuxième partie. SWIFT, « PREACHER » ET « JESTER »

Introduction

Une analyse préliminaire du concept de persona est essentielle à toute étude des textes swiftiens, et ce pour une double raison. En premier lieu, comme le souligne William Bragg Ewald, c’est à l’époque néo‑classique, au détour du dix‑huitième siècle, que le recours à une persona se généralise dans la satire et dans la littérature en général : « The use of impersonation for satiric and literary purposes becomes very popular in the later years of the seventeenth century and continues into the eighteenth century » (Ewald, 1954, p. 3). L’intérêt de ce recours à la persona est multiple : dans le cas des personae journalistiques, tel l’« Observator » tory de Robert l’Estrange, dans les années 1680, ou l’« Observator » whig, cette fois-ci, de John Tutchin, dans les années 1700, les personae n’ont quasiment aucune existence en tant que personnage et leur fonction principale est celle de masque rhétorique, permettant à l’auteur de présenter ses opinions politiques de manière plus convaincante. Le polymorphisme qu’autorise la persona permet par ailleurs une adaptation au public visé ; enfin, la persona jouant le rôle de masque discursif, elle abrite celui qui y a recours, ce que souligne Samuel Johnson dans le dernier numéro du Rambler :

La satire entretient des liens privilégiés avec la notion de persona, dans la mesure où, comme le rappelle Howard Weinbrot, le masque est à la fois une métaphore et une technique de la satire : « Another visual tradition showed satire not putting on but stripping off a mask, commonly one of hypocrisy, and makes clear that masking could be a satiric subject as well as a satiric technique ». Et il conclut : « One point is obvious: persona criticism is not anachronistic when applied to eighteenth-century texts » (Weinbrot, 1983, p. 272, p. 285).

Le concept de persona est particulièrement pertinent dans l’analyse du corpus swiftien, notamment des écrits sur la religion, mais également, nous le verrons, des sermons. La question de la cohérence est en effet au cœur de l’analyse que l’on peut faire de l’œuvre swiftienne, puisque celle-ci se place sous le signe de l’ambivalence, qu’elle soit interne (on songe aux écrits satiriques) ou qu’il s’agisse de celle qui existe entre les différents éléments du corpus (comment interpréter le hiatus souvent relevé entre les textes satiriques et les sermons, comment réconcilier, et le faut-il, ces deux ensembles ?). Or ces interrogations sont inextricablement liées à la question de l’instance d’énonciation. Si le concept de persona, qui inaugure un changement radical de paradigme critique, constitue précisément une tentative de réponse à cette question, il est aussi parfois une manièred’euphémiser, d’édulcorer, la complexité de l’œuvre swiftienne, un moyen commode de résoudre ce que Robert C. Elliott nomme joliment les « harlequin inconsistencies » de Swift (Elliott, 1973, p. 378) au lieu de laisser jouer pleinement les effets de sens des textes.