Chapitre 1. LE CONCEPT DE PERSONA ET LES ÉTUDES SWIFTIENNES

Persona : bref aperçu diachronique

La théorie de la persona ayant considérablement modifié l’interprétation des textes littéraires en général et les études swiftiennes en particulier, il nous paraît essentiel de commencer par retracer l’histoire de la critique centrée autour de ce concept, histoire qui comporte trois grandes étapes.

L’essai de Maynard Mack, « The Muse of Satire », paru en 1941, marque un tournant décisif dans la critique littéraire, et plus particulièrement dans les études dix‑huitiémistes, et inaugure la période la plus féconde de la critique de la persona, période qui se poursuivra jusqu’à la fin des années 1960. Que les années 1940 voient la mise en place du concept et du vocable de persona dans la panoplie critique s’explique par des raisons qui tiennent à la fois de la socio‑psychologie et de l’histoire littéraire. La préoccupation de l’époque à l’égard de la question de l’identité et de tout ce qui relève du self, ainsi que, dans le domaine littéraire, la prévalence du « New Criticism », constituent en effet le terreau fertile de la théorie de la persona. Les termes de masque et de persona font ainsi partie du lexique psychanalytique de Carl Jung ; un sociologue note par ailleurs dans un ouvrage paru en 1950 : « It is probably no mere historical accident, that the word persona, in its first meaning, is a mask. It is rather the recognition of the fact that everyone is always and everywhere, more or less consciously, playing a rôle […]. It is in these rôles that we know each other; it is in these rôles that we know ourselves » 193 .

Dans le domaine littéraire, un certain nombre d’articles parus à la fin des années 1940 exercent une influence durable, que ce soit l’article de Donaldson sur Chaucer, mettant l’accent sur ce que l’auteur nomme « le je faillible », the fallible first person singular 194 , ou, plus importants pour les études anglophones, l’article de Ricardo Quintana, « Swift as a Situational Satirist », dans lequel Quintana analyse la satire en termes de « situation », dont participe la persona (Quintana, 1947-48), et surtout l’article de Maynard Mack. Au-delà de son analyse de « An Epistle to Dr. Arbuthnot » de Pope, « The Muse of Satire » fait date pour son analyse du changement de paradigme critique provoqué par le « New Criticism » et pour sa définition de la persona. Prime désormaisla « reconnaissance de l’artifice », recognition of artifice, et du caractère fictionnel de tout artefact littéraire, dont l’un des principaux aspects est le locuteur, « the satiric speaker », qui n’est ni plus ni moins qu’une persona, c’est-à-dire un masque narratif, « an assumed identity » ; et Mack de préciser : « We may call this speaker Pope, if we wish, but only if we remember that he always reveals himself as a character in a drama, not as a man confiding in us » (Mack, 1951, p. 81, p. 88).

Les années 1960 voient s’ouvrir une ère de remise en question radicale de la théorie de la persona, et ce, sous l’impulsion de deux mouvements contradictoires. Le critique swiftien Denis Donoghue est le fer de lance d’un mouvement de remise en question du concept. Se réclamant du structuralisme français et d’écrivains américains comme Marshall McLuhan et Hugh Kenner, Donoghue s’inscrit en faux contre l’attention excessive accordée selon lui aux personae swiftiennes envisagées restrictivement comme porte-parole de leur auteur :

Des formules telles que « We are reading words on a page; implying rather things being said than a voice saying them » ou encore « These words are bullets: the important consideration is their end, not their origin » (ibid.) révèlent ce que l’analyse de Donoghue doit à la terminologie et aux concepts structuralistes.

Le second et le plus important de ces mouvements est le fait du célèbre biographe de Swift Irvin Ehrenpreis, qui, dans un article sobrement intitulé « Personae », paru en 1963, ne récuse pas entièrement la notion de persona mais s’élève contre une certaine conception de celle-ci, au nom d’arguments contraires à ceux employés par Donoghue. L’une des réserves d’Ehrenpreis quant à la théorie de la persona concerne l’éviction de l’acte langagier de toute dimension communicationnelle : « language generally is transformed from a means of communication into a means of deceit and concealment » (Ehrenpreis, 1963, p. 30). Mais sa principale objection concerne le caractère impersonnel de la littérature qu’a mis en avant la théorie de la persona. Selon Ehrenpreis en effet, les divers masques discursif du satirique, ses impersonations, reflètent toujours les opinions et la personnalité de ce dernier :

Une œuvre fictionnelle n’est ni « la traduction littérale des principes de son auteur », ni totalement « indépendante par rapport à ces principes » : seul varie le degré de fictionnalisation séparant l’auteur de sa persona (ibid., p. 32).

La controverse suscitée par l’article d’Ehrenpreis est telle qu’elle conduit à la publication d’un numéro spécial de la revue périodique Satire Newsletter, auquel de grands noms de la critique swiftienne, tels Edward Rosenheim, Jr., William S. Anderson ou Howard D. Weinbrot apportent leur contribution pour offrir un débat contradictoire 195 . Si certaines voix s’élèvent pour réfuter l’argumentation d’Ehrenpreis – Howard D. Weinbrot affirme ainsi sans ambage : « In his essay Ehrenpreis confuses art and life, and in so doing, commits the same fault as many of the persona-critics themselves: he simplifies the possible kinds of mask a writer might use » 196  –, bon nombre de critiques cependant apportent leur soutien aux positions du biographe de Swift, tel ce critique qui annonce d’emblée : « Mr. Ehrenpreis has performed a service by challenging a concept which has enticed many of us into shallow analyses disguised in modest terms. I too want to attack the current use of the persona concept » ou encore Edward Rosenheim :

On assiste dans le sillage de cet article et de la tempête qu’il suscite à une nouvelle modification de la terminologie critique dans les études swiftiennes : « Swift » remplace bien souvent « persona » pour désigner l’instance narrative, comme l’illustre, pour ne prendre qu’un exemple, l’article de Gardner Stout sur A Tale of a Tub, dont la phrase suivante résume la démarche : « In telling his Tale of a Tub, Swift acts out the vices of the mob before the delighted eyes of his elite audience » (Stout, 1969, p. 183).

Ce sont les excès critiques et errements interprétatifs auxquels a conduit la critique de la théorie de la persona, notamment dans les études swiftiennes, qui amènent Robert C. Elliott à militer en faveur d’une réintroduction du concept dans la terminologie critique. Son ouvrage, The Literary Persona, publié à titre posthume, et qui reprend plusieurs articles qu’Elliott avait publiés sur la question, inaugure ainsi une nouvelle ère, qui annonce le retour en grâce de la théorie de la persona 198 .

Dix ans après l’article d’Ehrenpreis, Elliott revient en effet sur les vicissitudes de la théorie de la persona, dont le dernier avatar est la transformation de Swift en héros romantique qui fait de celui-ci la première victime des travers et « follies » qu’il dénonce. Bel exemple, selon Elliott, d’excès critique entraîné par la revalorisation de l’auteur prônée par Ehrenpreis :

Le principal intérêt critique de la théorie de la persona réside en sa capacité à tenir le rôle de garde-fou contre les excès interprétatifs et contre une dangereuse identification entre auteur et instance d’énonciation. Comme le dit Elliott après Leo Spitzer : « The concept of the persona, requiring a distinction between the poetic and the empirical "I," will not guarantee correct reading of vexed passages in Swift and similar writers, but it does offer stout resistance to fatally easy identifications » (ibid., p. 122) 199 . C’est pour cette raison que la critique littéraire ne saurait sans dommage faire l’économie de ce concept.

Notes
193.

Robert E. Park, Race and Culture, Glencoe, Ill., Free Press, 1950, p. 249.

194.

E. Talbot Donaldson, « Chaucer the Pilgrim » PMLA 69 (1954).

195.

« The Concept of the Persona in Satire: A Symposium » Satire Newletter 3. 2 (Spring 1966) 89-162.

196.

Howard D. Weinbrot, ibid., p. 142.

198.

Elliott, 1982. L’ouvrage reprend notamment le célèbre article publié par Elliott dans la Yale review : « Swift’s I » Yale Review 72 (Spring 1973) 372-391.

199.

Leo Spitzer, « Note on the Poetic and the Empirical ‘I’ in Medieval Authors » Traditio 4 (1946), p. 24.