La persona et la question de l’interprétation

L’introduction du concept de persona dans la critique littéraire a engendré une complexification certaine, mais aussi une meilleure pertinence, de l’analyse de la satire en général, et plus particulièrement de la satire swiftienne. La théorie de la persona a, on l’a vu, permis d’opérer une distinction radicale entre ce que Spitzer nomme « je » empirique et « je » poétique, ou ce que Mack appelle quant à lui « je » historique et « je » dramatique 200 , introduisant de ce fait un changement paradigmatique radical, puisque la littérature est désormais envisagée comme « impersonnelle » 201 , en ceci qu’elle n’est pas l’expression nue des opinions de son auteur, mais un texte fonctionnant selon ses propres règles internes. Reprenant et adaptant le schéma de la communication établi par Jakobson, Charles Knight insiste sur la nécessité d’une telle codification de la communication entre locuteur et allocutaire, en l’occurrence entre le satirique et son lecteur :

La théorie de la persona a inévitablement changé les présupposés de l’analyse de la satire, en favorisant une analyse structurelle de celle-ci, reléguant les questions biographiques, ainsi que la dimension topique de la satire, au second plan. Dominaient jusqu’alors en effet deux types de critique théorique sur la satire. Une première approche situe la satire dans la tradition de ses origines rhétoriques et envisage donc l’étude de la satire avant tout comme une analyse de ses caractéristiques formelles. Dans la lignée de la pionnière du genre, Mary Claire Randolph, qui s’était attachée à dégager les invariants formels de la satire régulière, des critiques tels que Ian Jack ou Howard Weinbrot analysent la dimension formelle de la satire 202 . La seconde approche met l’accent sur les sources et motivations sociales et politiques, voire religieuses de la satire, et fait du satirique une sorte de chroniqueur des affaires humaines. Des ouvrages comme celui de W. P. Holden ou de Hallet Smith sur la poésie élisabéthaine s’intéressent donc avant tout aux sources de la satire 203 . Au-delà de leurs différences, ces théories ont pour point commun de supposer que le satirique s’exprime in propria persona, ce qui explique d’ailleurs le soupçon qui toujours pèse sur les motivations de ce dernier, soupçonné d’être agi par un tempérament vindicatif et bilieux.

L’introduction de la théorie de la persona donne naissance à ce qu’on pourrait appeler la première « poétique » de la satire, inaugurée dans les années 1960 par trois auteurs principaux : Maynard Mack, Alvin Kernan et Ronald Paulson 204 . La satire est désormais envisagée d’abord comme fiction, et le masque discursif de la persona est un élément essentiel de cette fictionnalité ; le typique se particularise dans le topique et fait de la satire une attaque contre des cibles intemporelles réactualisées, condamnées en vertu d’une morale stable. Les études swiftiennes doivent leur renaissance à ce changement de paradigme, qui leur a permis de sortir de l’ornière critique dans laquelle Thackeray les avait jetées, selon un processus parfaitement analyé par Frederik N. Smith : « By emphasizing the artifice of Swift’s satire, we could set the old bugaboo of the wild-eyed misanthrope safely apart from the dean himself » (Smith, 1985, p. 383).

La longévité du débat autour de la notion de persona s’explique avant tout par la cristallisation qui s’est opérée autour de la question de la sincérité. L’analyse de la question par Robert Elliott est tout à fait représentative d’une telle préoccupation :

Les ambiguïtés de l’étymologie et les vicissitudes de l’emploi du terme permettent de rendre compte du caractère tenace de la filiation établie entre les deux catégories a priori hétérogènes que sont le concept de persona et la notion de sincérité. Si le renouveau que connaît le terme lui-même de persona dans les années 1920 est sans doute un avatar du titre donné par Ezra Pound à l’un de ses recueils de poèmes, Personae, paru en 1919 en Angleterre, l’étymologie du terme est extrêmement complexe et explique sans doute en partie que le concept lui-même ait fait l’objet de débats acharnés : une analyse approfondie de ces débats montre qu’ils sont de nature linguistique bien plus que conceptuelle.

Diverses étymologies plus ou moins fantaisistes existent en effet, certains ayant été jusqu’à dériver le mot persona du grec prôsopon, le masque, d’autres voyant une origine possible dans le verbe personando, résonner, au motif que la masque amplifie le son de la voix de l’acteur qui le porte. Scaliger proposa quant à lui l’expression latine peri soma (autour du corps) comme étymologie, et l’OED privilégie le verbe latin personare, « jouer le rôle de », tout en notant le glissement d’accent tonique d’un mot à l’autre (in Elliott, 1982, p. 19). En fait, selon les philologues, le terme latin « persona » serait d’origine étrusque ; communément accepté par la majorité des philologues, le sens latin de « persona » est désormais considéré comme le plus efficace pour l’analyse, faisant référence au masque que portaient sur scène les acteurs de théâtre. Le terme désigne un procédé transformationnel sur la scène du théâtre, l’artifice derrière lequel l’acteur se dissimule pour qu’on ne le confonde pas avec son rôle tragique ou comique, qui ainsi s’autonomise.

Mais le masque est aussi le véhicule de la relation inverse, puisqu’il est dans certaines civilisations le médium du rituel permettant l’accès à la transcendance. On a pu montrer ainsi que les Iroquois utilisent le masque comme instrument permettant d’incarner un moment la réalité cosmique qui désormais imprègne l’individu. Le masque n’est plus ce qui dissimule la véritable personne individuelle, mais ce qui permet d’accéder à une réalité transcendante et d’être investi de la puissance divine (in Elliott, 1982, p. 21). Le rôle du masque est ainsi ambivalent : il permet à la fois, en un sens, à l’individu de se récuser en se protégeant derrière lui, et dans l’autre, de donner à l’individu l’identité qui fait de lui une personne dans un système de valeurs où il trouve sa place. La même ambivalence se retrouve dans le concept contradictoire d’« acteur » : à la fois celui qui joue un rôle qui n’est pas le sien, et celui qui assume l’« autorité » de ses gestes et de son discours.

Au-delà de cette diversité instrumentale, c’est l’interprétation contradictoire du procédé transformationnel que suppose le masque qui est à l’origine de l’ambiguïté essentielle entourant le terme de persona. Le masque peut en effet être perçu comme favorisant à la fois l’insincérité et la sincérité 205 . L’on trouve d’un côté une série de jugements qui, dans l’esprit de la remarque de Johnson, voient dans le masque un facteur favorisant la sincérité. C’est Oscar Wilde déclarant : « A man is least himself when he talks in his own person. Give him a mask and he will tell you the truth », ou Yeats affirmant à propos de Shakespeare : « As I see it Hamlet and King Lear educated Shakespeare, and I have no doubt that in the process of that education he found out that he was an altogether different man to what he thought himself, and had altogether different beliefs » 206 . Mais le masque, réel ou discursif, est par ailleurs évidemment considéré comme synonyme de dissimulation. C’est là le fameux « paradoxe du comédien » formulé par Sénèque – « histriones in pronuntiando non irati populum movent, sed iratum bene agent » – et rendu célèbre par Diderot dans le Paradoxe sur le comédien (1773) : l’émotion que suscite un comédien chez son public est proportionnelle à sa propre absence d’émotion, et repose sur sa technique artistique 207 . L’élément crucial mis en évidence par la réflexion de Sénèque et de Diderot est en réalité bien moins la notion de dissimulation que l’hétérogénéité des catégories existentielle et fictionnelle. Comme le fait remarquer Niall Rudd, on ne saurait oublier que tout art est avant tout question de convention et que la sincérité ne constitue nullement un critère d’évaluation :

L’histoire a pourtant retenu avant tout la notion de dissimulation et le débat s’égare bien souvent dans les méandres d’une discussion sans fin sur les liens qu’entretient la persona avec les opinions de l’auteur historique.

Notes
200.

Maynard Mack, 1941, p. 83 : « we overlook what is most essential if we overlook the distinction between the historical Alexander Pope and the dramatic Alexander Pope who speaks them [these apparently very personal poems ] ».

201.

Le terme est par exemple employé par Robert C. Elliott, 1982., p. 13 et par Irvin Ehrenpreis, 1963, p. 26.

202.

Mary Claire Randolph, « The Structural Design of Formal Verse Satire » Philological Quarterly 21 (1942) 368-384 ; Ian Jack, Augustan Satire: Intention and Idiom in English Poetry, 1660-1750, Oxford, Oxford UP, 1952 ; Howard D. Weinbrot, The Formal Strain; Studies in Augustan Imitation and Satire, Chicago and London, U of Chicago P, 1969. Voir aussi, plus récemment, Angela J. Wheeler, English Verse Satire from Donne to Dryden: Imitation of Classical Models, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1992.

203.

W. P. Holden, Anti-Puritan Satire, 1572-1642. Yale Studies in English 126, Hamden, Conn., Archon Books, 1954 ; Hallet Smith, Elizabethan Poetry: a Study in Conventions, Meaning, and Expression, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1952.

204.

Kernan, 1956 et 1965 ; Maynard Mack, 1951 ; Ronald Paulson,1967.

205.

Pour une étude détaillée de la notion de sincérité en littérature, voir Niall Rudd, « Theory. Sincerity and mask », in Niall Rudd, Lines of Enquiry. Studies in Latin Poetry, Cambridge, Cambridge UP, 1976.

206.

In Richard Ellman ed., The Artist as Critic: Critical Writings of Oscar Wilde, London, W. H. Allen, 1970, p. 48 ; Lettre de Yeats à O’Casey, citée par R. Ellman, The Identity of Yeats, London,Faber and Faber, 1964, p. 42.

207.

Sénèque, De Ira, II, xvii, 1, texte établi et traduit par A. Bourgery, Paris, Les Belles Lettres, 1951, p. 43 ; Diderot, Paradoxe sur le comédien (1773), in Œuvres, éd. André Billy, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p. 1036 et passim.