Fonction de la persona dans le mode satirique

D’outil interprétatif puissant, le concept de persona s’est dans certains cas transformé en une sorte de sésame incantatoire sensé déjouer toutes les tensions de l’œuvre swiftienne, ne conduisant finalement qu’à un évitement du texte. La notion de persona se réduit en effet parfois à n’être que le lieu d’un transfert, dans le sens où la persona devient auteur de substitution, sujet à part entière, partageant les attributs d’une personne, des caractéristiques psychologiques jusqu’au nom, dérive psychologisante qui constitue un effet pervers de la raison d’être de la persona. Né d’une salutaire réaction à une fallacieuse identification entre auteur et narrateur, le concept a pourtant entraîné ce que l’on pourrait nommer une fausse mort de l’auteur, dans la mesure où celui-ci renaît de ses cendres sous la forme de narrateurs hypostasiés en personnes. Comme le résume un critique contemporain : « We reduce its [the text’s] strangeness by reading it as an utterance of a particular narrator so that models of plausible human attitudes and of coherent personalities can be made operative » (Culler, 1975, p. 146). Le sort réservé à la persona de A Modest Proposal est particulièrement symptomatique d’une telle dérive : un critique comme David Nokes transforme ainsi l’énonciateur de A Modest Proposal en un personnage complexe et ambivalent dont certains propos (comme dans la fameuse phrase « I shall now therefore humbly propose my own Thoughts ; which I hope will not be liable to the least objection », PW XII, 111) traduisent la nervosité (a nervous cough) et le malaise (uneasiness) malgré une apparente absence de sentiments (Nokes, 1976, p. 230). C’est ainsi que peu à peu, comme le souligne Ronald Paulson, dans le cas de certaines personae, « the dramatic implications of the situation begin to take precedence over the rhetorical » (Paulson, 1967, p. 136).

C’est pourquoi, lorsqu’il devient dogme, le concept de persona tend à figer le texte en prétendant résoudre toutes les énigmes qu’il pose, ne servant qu’à continuer à parler de l’auteur réel, de ses intentions et de ses affects, sans le nommer, pour donner des gages à la nouvelle doxa critique : on parlera du « Hack » ou du « Modest Proposer », mais on analysera le texte tout du long en pensant « Swift ». Or gommer, voire simplement cosmétiser la violence et les incohérences de la satire swiftienne revient à priver celle-ci de son énergie ludique et créatrice, à transformer la fiction en « fixion ». Une telle fixion n’est nulle part plus apparente que dans certaines interprétations du processus satirique de l’entrapment. Avatar conceptuel de la notion de persona, la théorie de l’entrapment est ainsi définie par David M. Vieth :

Au-delà du biais déconstructionniste dont elle se pare, une telle interprétation est symptomatique d’une confusion fréquente, mais le plus souvent reléguée dans l’implicite du discours critique (nous y reviendrons), entre la méthode satirique et son résultat. Selon la théorie de l’entrapment en effet, la lecture de toute satire swiftienne amène le lecteur à être piégé dans la mesure où les satires le mettent devant une alternative impossible. L’opposition entre les Yahoos et les Houyhnhnms dans Gulliver’s Travels est sans doute l’exemple le plus connu de la satire swiftienne, mais il en existe de nombreux autres, tel An Argument Against Abolishing Christianity, qui, selon certaines interprétations, porte ce fonctionnement à son point de rupture puisque le lecteur n’aurait d’autre choix que l’hypocrisie ou un Christianisme nominal. La valeur de telles alternatives impossibles serait pragmatique et didactique – le piège dans lequel se retrouve inévitablement pris le lecteur le conduit à une prise de conscience de l’impossibilité de choisir des solutions déterminées – ou idéologique et épistémologique : Swift condamne le lecteur à une aporie. C’est bien la lecture que fait Erin Mackie, qui suggère ainsi que si les conditions d’exercice de la satire entraînent celle-ci vers son propre anéantissement (self-cancellation), c’est en dernière analyse le contrôle absolu du satirique qui se manifeste dans cet anéantissement de toute valeur :

Les ambiguïtés inhérentes au terme de persona ainsi que la dérive psychologisante dont il fait parfois l’objet ont conduit la critique à rechercher des termes de substitution. La principale raison du rejet du terme tient à la proximité qu’il entretient avec le substantif « personne », proximité qui engendre dans le pire des cas la dérive psychologisante analysée ci‑dessus, et suscite a minima une attente de cohérence à la fois énonciative et conceptuelle telle qu’elle analogiquement supposer se manifester chez une personne. C’est pourquoi un critique comme Jean-Paul Forster préfère le recours au vocable de « pose » (Forster, 1998, p. 15), dont les connotations sont moindres.Peter Steele suggère quant à lui une série de termes de substitution : « If the metaphor of the persona has commonly been vulgarized, one must still fall back on analoguous terms. ‘Demeanor’ is one such, ‘address’ another, ‘bearing’ a third » (Steele, 1978, p. 64).

Mais c’est sans conteste le terme de « voix » qui a connu le plus grand succès. Celui‑ci a fait florès car il met à distance la question de l’intentionnalité et évite la confusion avec l’idée de personne :

Selon Smith, le concept de « voix » diffère essentiellement de celui de persona en ceci qu’il court-circuite toute idée de durée, de « sustained presence ». Ayant l’avantage de la flexibilité, il permet de rendre compte des changements rapides et soudains de la prose swiftienne, de ce que Rawson nomme les « endless fickering uncertainties of local effect » (Rawson, 1973, p. 17)Smith est loin d’être le premier ou le seul à avoir recours au terme de « voix » 209 , mais il l’emploie dans un sens légèrement différent qu’il définit ainsi :

La souplesse qu’offre le concept de voix est essentiel dans l’analyse des écrits swiftiens car le talent de Swift ne réside pas dans la création d’une persona cohérente et soutenue, mais bien dans la prolifération de voix multiples et fragmentaires, ainsi que dans la plasticité des personae swiftiennes. La remarque de Smith à propos de Gulliver’s Travels vaut pour l’ensemble des écrits :

Se fait jour dans une telle formule le glissement facile de persona à « personnage », character, qui nie la spécificité conceptuelle et l’utilité heuristique de la notion de persona comme outil d’énonciation. Dans une certaine mesure, la critique de Smith n’est pas pertinente, car elle psychologise la notion du côté du personnage comme d’autres le font du côté de l’auteur. Au travers du masque comique ou tragique, c’est bien évidemment une multipicité de rôles qui se jouent : la « flexibilité » qui est selon Smith l’avantage de la notion de « voix » définit aussi le mode opératoire de la persona.

Terme de substitution, le substantif voice n’a de fait pas tardé a engendrer son lot d’ambiguïtés, employé qu’il fut pour désigner à la fois les personae swiftiennes et Swift (Jonathan) lui-même, et ce sous la plume de critiques swiftiens de premier ordre, tels John Bullitt (« In the process of his final awakening, the masks of Gulliver slips and it is not hard to hear the voice of Swift himself », Bullitt, 1961, p. 65) ou William Bragg Ewald (« If one wishes to get the substance of a work by Swift, one must hear the voice through the mask », Ewald, 1967, p. 86).Une ambiguïté supplémentaire apparaît lorsque le référent désigné est instable : « When we listen to the Tale as spoken by Swift himself, his voice as satiric speaker often merges with the voices of his satiric butts, and satiric personation modulates into self‑expression and self-mockery » (Stout, 1969, p. 186) ; ou encore : « And one reason for the strong sense of ‘voice’ in much of Swift’s writing is less that he is currently assuming the manner of somebody else (as he so often is), than that he is speaking up in some voice » (Steele, 1978, p. 230). S’il n’a pas fait date dans la critique swiftienne, l’article de H. T. Greany sur Swift et Pope doit être cité ici, tant il est symptomatique de ce flottement sémantique et notionnel : sont employés indifféremment et sans justification rendant compte de la fluctuation, les termes de « persona », « masque », « voix », « point de vue », « attitude », « pose », sous le double vocable anglais de « pose » et de « posturing », « personnage » (character), « assumed personality » et même « humeur » (mood) 210 .

Un tel flottement sémantique nous conduit à maintenir dans notre étude l’usage du terme de persona, tout en y incluant certaines des nuances et réserves qui ont conduit la critique vers d’autres termes. Comme le souligne en effet très justement Philip Harth, la question de l’instance narrative ne saurait trouver de réponse lorsqu’elle est envisagée selon les termes de la dichotomie persona/auteur, impersonnalité/opinions de l’auteur, comme cela fut fait dans les années 60 : « I do not intend to resurrect this debate along its former lines or to argue in support of either position, for it is my belief that the debate was structured within a rigid framework which forbade any satisfactory resolution » (Harth, 1981, p. 530). La persona est porte-parole, ou plutôt « porte‑voix » au sens le plus élémentaire du terme, dans la mesure où, si elle est « configuration autoriale pourvue d’une autorité syntaxique et énonciative », elle n’est en aucun cas identifiable à une personne qui porterait un masque pour mieux se dissimuler, puisque la persona est « de nature discursive et non existentielle » (Bony, 2002, pp. 59-60). Il nous paraît également important de souligner que le recours au terme n’implique nullement la cohérence et l’unité que suppose une subjectivité individuelle, mais possède au contraire une extraordinaire souplesse. Si l’on ne saurait approuver l’usage imprudent du nom de Swift que fait Peter Steele lorsqu’il affirme « In taking on these [rhetorical] poses Swift, superficially for a brief instant, pretends in a sense to be someone else » (Steele, 1978, p. 81 ; je souligne), il convient en revanche de mettre en avant la plasticité de la persona swiftienne, plasticité qui est au cœur de l’extrême virtuosité de bon nombre d’œuvres satiriques de Swift. Remarquons enfin que nous situons le concept résolument en-dehors de la problématique d’une opposition entre authenticité et artifice dans laquelle il s’est bien souvent embourbé. L’enjeu est en effet à placer ailleurs, comme le souligne Frederic Bogel :

Ainsi envisagé, le concept de persona permet d’éviter l’écueil de l’illusion d’un sens attribuable au texte, correspondant aux intentions de l’auteur – ce que l’anglais nomme « intentional fallacy », sur laquelle nous reviendrons –, et de s’intéresser à la complexité des effets de sens du texte qui seuls permettent d’en rendre compte de manière satisfaisante. La persona est donc l’instance d’énonciation qui assume l’« autorité » du texte : elle n’en est l’auteur que dans le sens instrumental, pour un lecteur recherchant une figure autoriale susceptible de garantir la pertinence de sa lecture et canalisant les effets de sens. À ce titre, la persona est un « auteur supposé » (on emploiera les deux termes indifféremment), « supposé » en tant qu’il n’est pas l’auteur biographique mais qu’il est littéralement « posé » par le lecteur dans l’acte de lecture en‑deçà du texte comme figure d’auteur conditionnant son mode de fonctionnement 211 . Le concept se trouve ainsi recouvrir celui d’ethos au sens proposé par Maingueneau. Principe rhétorique mis en avant par les maîtres de la rhétorique ancienne, l’ethos peut se définir comme ce que le locuteur révèle de lui‑même par sa manière de s’exprimer, c’est « l’image de lui-mêmen» que donne le locuteur (Maingueneau, 1993, p. 81). L’ethos recouvre à la fois la « voix » du rhéteur, le caractère de celui-ci, c’est-à-dire « ce faisceau de traits « psychologiques » que le lecteur-auditeur attribue spontanément à la figure de l’énonciateur d’après sa manière de dire », et sa « corporalité », soit « une représentation du corps de l’énonciateur [...], une sorte de fantasme induit par le destinataire comme corrélat de sa lecture » (Maingueneau, 1987, p. 32). Or cette dimension rhétorique est très marquée chez Swift, en particulier dans les écrits sur la religion, et l’importance de l’ethos, plus encore que celle d’une persona, est, comme le souligne Richard Cook, essentielle :

Notes
209.

Voir entre autres Mikhail M. Bakhtin, « Discourse in the Novel », in The Dialogic Imagination: Four Essays by M. M. Bakhtin, trans. and ed. by Caryl Emerson and Michael Holquist, University of Texas Press Slavic Series 1, Austin, University of Texas Press, 1981 ; Stephen M. Ross, « ‘Voice’ in Narrative Texts: The Example of As I lay Dying », PMLA 94 (March 1979) 300-310.

210.

H. T. Greany, « Satiric Masks: Swift and Pope » Satire Newsletter 3 (1966) 154-159.

211.

Voir Alain Bony, « Non, la figure de l’auteur n’est pas une figure imposée », Cycnos, Nice, 1997, pp. 15‑30.