Fausses fenêtres et vraie lumière : la satire, du genre au mode

L’ambiguïté du statut taxinomique de la satire constitue une première difficulté de taille. Envisager la satire en termes génériques – que l’on suppose que « les genres désignent un cercle de possibilités formelles » 213 ou que l’on accepte une définition plus large selon laquelle ce sont « ces trois choses : le contenu spécifique, la forme interne et la forme externe, toutes deux spécifiques, qui, seulement quand on les prend ensemble dans leur unité spécifique, font « le » genre » 214 – conduit à une aporie, en ceci que la satire est à la fois mode et genre, moyen et but, convention littéraire et vision du monde : « If traditional genres, such as tragedies, sonnets, and novellas, resemble a well-regulated forest, then satire is the lawless and irrepressible poacher within, the genre that has no consistent form, but comes as verse satire, satiric epic and drama, satiric long and short prose » 215 . Northrop Frye avait tenté de dépasser cette problématique grâce au concept de « mythe » en tant que « narrative category of literature broader than, or logically prior to, the ordinary literary genres », ou encore, « [a] narrative pregeneric element of literature » (Frye, 1957, p. 162), intégrant ainsi la satire dans sa taxinomie. Un critique contemporain, Leon Guilhamet, s’est quant à lui attaché à définir la satire comme genre en sortant de la dichotomie classique entre satire régulière versifiée et satire en prose (Guilhamet, 1987, ix).

Mais dans l’ensemble, les théoriciens contemporains s’accordent à reconnaître la caducité de la notion de genre appliquée à la satire du fait de l’impossibilité d’extraire un critère formel définitoire, ou du moins la nécessité d’élargir la notion en raison du déclin de la satire régulière versifiée au profit de la satire en prose, ce qui n’est pas sans engendrer des difficultés théoriques en raison de l’hétérogénéité des formes que revêt alors la satire. À l’instar de la satura romaine, le mode satirique affectionne en effet le mélange des genres et la diversité et pose des difficultés d’identification en raison de la porosité de ses frontières, qui lui permet de se glisser aisément dans le moule de genres divers. S’instaure alors un flottement sémantique puisque la satire désigne à la fois un genre, dans le cas de la satire régulière versifiée, et un mode, dans le sens d’une pose énonciative. On assiste en fait à une dilution de la satire comme genre dans le satirique comme mode, repérable dans les divers genres littéraires formellement identifiables et identifiés qu’elle investit (l’épopée dans le cas de la Dunciad ou le livre de voyages pour Gulliver’s Travels, le roman chez Fielding, par exemple), comme le résume la pertinente formule de Leon Guilhamet : « [satire is essentially] a borrower of forms », formes que la satire « dé-forme » et « trans-forme », si bien qu’elles acquièrent « une nouvelle identité générique » (a new generic identity, ibid., p.13). Ce caractère paradoxal explique l’inconfort de la critique, réduite à un discours métaphorique et descriptif – la satire est dite « protéeenne», « parasite », « cheval de Troie » 216 – qui entérine un état de fait bien plus qu’il ne procède à une analyse conceptuelle.

Même au dix-huitième siècle, celle-ci ne fait pas l’objet d’une définition précise. Dryden est certes l’auteur d’une conceptualisation aboutie de la satire néo-classique, équivalent anglais de la tentative par Boileau, dans son œuvre contemporaine de celle de Dryden, L’Art poétique (1674), de codifier une pratique caractérisée avant tout par l’hétérogénéité et la diversité. Si Dryden reconnaît l’existence de trois types différents de satire, la satire régulière versifiée, la « satire ménippée » et les lampoons ou libelles, seule la première mérite selon lui le titre de « vraie satire ». A Discourse Concerning the Original and Progress of Satire (1693)est donc une théorie prescriptive dans laquelle Dryden énonce des règles de composition de la « vraie satire » inspirées de la tradition latine et de la théorie du decorum, comme la congruence entre le sujet et le style ou l’unicité du vice dénoncé, en vertu de la règle de l’unité d’action 217 . Mais de manière générale, l’époque se préoccupe moins de définitions génériques que de distinctions sémantiques entre « satire », « ridicule », « raillery »et « comedy », sans que pour autant ne soit établie une terminologie très rigoureuse, et le contraste est frappant au dix-huitième siècle entre le foisonnement de la pratique satirique et la quasi-absence de conceptualisation théorique, qui, comme on l’a vu 218 , ne dépasse pas la binarité stéréotypée de l’opposition entre Horace et Juvénal, entre « smiling » et « snarling satire » : « Horace argues, insinuates, engages, rallies, smiles, Juvenal exclaims, apostrophizes, exaggerates, lashes, stabbs » 219 .

Mais si l’excès de taxinomie générique s’apparente à la fabrication de fausses fenêtres, selon l’expression de Gérard Genette, certaines fausses fenêtres laissent passer une vraie lumière :

Non seulement la taxinomie générique demeure importante en raison de sa valeur heuristique, mais encore les genres, à condition d’être définis de manière empirique et non hiérarchisée, ont, pour reprendre l’expression de Genette, un fondement « naturel » et transhistorique (ibid., p. 420).En filant la métaphore, on pourrait dire que l’absence de fenêtres ne saurait, en matière d’analyse de la satire, engendrer autre chose que l’obscurité, ce qu’on peut illustrer en citant l’interprétation que, dans son ouvrage sur la parodie swiftienne, Robert Phiddian fait d’un passage de An Argument Against Abolishing Christianity. Phiddian analyse une métaphore particulièrement frappante de An Argument dans laquelle Swift compare les dissidents à des chiens de garde qu’il est aisé de distraire :

Le passage est selon Phiddian un exemple caractéristique de ce qu’il nomme « parodie anarchique », « The clearest emblem of this open and anarchic potential » (Phiddian, 1995, p. 85), ce qui constitue selon nous une conclusion d’ordre idéologique, en ceci qu’elle fait fi de toute considération générique afin de confirmer certains présupposés. Cette théorie repose en effet sur une interprétation déconstructionniste du langage, appliquant la notion saussurienne du caractère arbitraire du lien entre signifiant et signifié à la relation qu’entretient le langage au réel. Or comme le souligne un critique contemporain dans un ouvrage très récent sur le « réalisme critique », critical realism, il s’agit là d’une distorsion de la théorie saussurienne :

Seule une telle distorsion permet de prononcer l’impossibilité de toute détermination du sens : « What is concluded, is that meaning is wholly un-anchored, irredeemably illusive » 220 .

La lecture de Phiddian – « The anarchy of parody stems from the fact that no monological voice can completely subdue the vestigial language of the other. The trace left in the process of erasure shapes the reader’s response so that the meta-text can only transform the victim-text (or discourse), not remove all memory of it from our minds » (Phiddian, 1995, p. 85) – confirme un biais déconstrutionniste également dans la mesure où elle correspond à une interprétation idéologiquement très marquée de la parodie, qui souligne la prépondérance de l’influence des théories bakhtiniennes dans la conception contemporaine de la parodie.

Dans La Poétique de Dostoïevski, ouvrage dans lequel il analyse le développement du roman polyphonique moderne, Bakhtine place la satire ménippée au cœur de ces discours polyphoniques ou dialogiques, en raison du mélange des genres – la satire étant traditionnellement spoudogeloion, c’est-à-dire le tragi-comique – et de la carnavalisation, topsy-turvidom, qui la définissent. Le dialogisme et la polyphonie deviennent ainsi des caractéristiques centrales de la satire. Des théories comme celle de Frank Palmeri, qui non seulement applique cette théorie à l’ensemble de la satire narrative, mais déduit du dialogisme une dimension subversive, représentent un durcissement de la théorie bakhtinienne. Selon Palmeri en effet, de la juxtaposition des discours naît la subversion dialogique, dont la parodie est le mode d’expression privilégié ; la satire intègre en les parodiant tous les discours d’autorité et déploie des stratégies de nivellement. L’autorité centrale disparaît, au point que la satire semble s’auto-détruire en parodiant jusqu’à la visée morale qu’elle s’est elle-même assignée. Griffin radicalise encore cette position en l’étendant à la satire régulière (versifiée). Ces positions font du satirique un moraliste plus qu’un moralisateur : c’est à une enquête éthique que se livre le satirique, qui explore plus que ne résoud le problème moral exposé. De telles théories réfutent l’idée d’une quelconque hiérarchisation au sein des discours juxtaposés, comme l’illustre la conclusion de Phiddian, dans laquelle seul le biais déconstructionniste permet de passer outre le hiatus qui existe entre le constat de l’ironie et de la violence de la métaphore et la conclusion de l’anarchie du texte.

Or une approche générique de l’œuvre swiftienne offre une tout autre interprétation de l’ironie et de la violence d’une telle métaphore. La logique de la satire est effet une logique de la destruction et de la distorsion ; le satirique met donc en œuvre toute un arsenal rhétorique ayant pour but la dévalorisation de l’ennemi. Dans cette perspective, logiques synecdochique, hyperbolique et métonymique, qui combinent grossissement et réduction, sont associées afin d’infléchir le portrait vers la caricature. Nulle surprise, donc, dans le fait que la satire affectionne tout particulièrement les comparants relevant du règne animal, monde inférieur à fort potentiel avilissant. C’est pourquoi l’analogie entre l’homme et la bête fait partie intégrante de la typologie satirique, en tant qu’elle permet d’établir un système d’identification morale, souvent fondée sur une correspondance d’ordre physique. En outre, tout dans le récit satirique est tiré vers le corps physique, la matière, l’animal, équivalent structurel de la technique rhétorique de littéralisation de la métaphore. C’est bien dans cette double logique que s’inscrit la comparaison des Puritains à des mastiffs, soit à des chiens de garde. L’agressivité et le danger que représentent les Puritains sont matérialisés en même temps que dévalorisés par la comparaison : ils sont certes potentiellement aussi dangereux que de puissants chiens de garde mais il suffit de trouver les distractions appropriées pour les rendre inoffensifs (« it will keep them from worrying the Flock »). La comparaison des Puritains à des chiens de garde tandis que le reste de la nation représente le « troupeau » à garder suggère de surcroît que l’important est le troupeau, tandis que les chiens ne sont qu’un mal nécessaire, animal servile au service de la tranquillité de la communauté (« the Quiet of a State »). Le rite des Puritains est de surcroît littéralement réduit à un morceau de viande (« a Sheep-skin stuffed with Hay ») qu’il suffit de « jeter » (« flinging ») aux chiens pour calmer leur agressivité en les distrayant (« amuse themselves ») et s’assurer de leur innocuité.

Nulle « anarchie » particulière dans une telle métaphore, seulement une utilisation particulièrement puissante et efficace de la logique satirique. Seule la prise en compte du cadre énonciatif dans lequel s’inscrit le texte peut permettre de rendre compte de manière adéquate des effets de sens qu’il produit. Et si la violence d’un tel passage est effectivement marquante, il convient là encore de ne pas oublier qu’elle fait elle aussi partie intégrante de la rhétorique satirique, comme le rappellent fort à propos Edward et Lillian Bloom : « The idiom of shock and outrage often predicates conviction, which the satirist hopes to induce in his readers; and this transfer of emotion can be antecedent to reparation and redemption » (Bloom, 1979, p. 39). La satire entend en effet mettre le doigt sur la béance entre l’idéal qui constitue la norme explicite ou implicite à l’aune duquel elle juge la réalité, et cette réalité, béance que tente précisément de communiquer la violence de la rhétorique.

Phiddian est en quelque sorte victime du fonctionnement de la satire tel qu’il avait été décrit par Swift lui‑même dans l’extrait de la Préface de The Battle of the Books déjà cité (Tale, p. 215) ou encore dans la préface de A Tale :

Le « miroir » n’est pas ici celui d’un ego qui se refuse à voir que la satire le concerne lui autant que les autres, mais le prisme déformant d’une théorie plaquée sur le texte.

Notes
213.

Günter Muller, « Bemerkungen Zur Gattungspoetik » (Philosophischer Anzeiger, 1929), p. 147 ; trad. de la citation par Jean-Pierre Morel in Karl Viëtor, « L’histoire des genres littéraires», Poétique 32 (1977), p. 493.

214.

Karl Viëtor, op. cit., pp. 497-498.

215.

Christiane Bohnert, « Early Modern Complex Satire and the Satiric Novel: Genre and Cultural Transposition  », in Brian A. Connery and Kirk Combe 1995, p. 151.

216.

David Worcester, 1940, p. 1; Charles A. Knight, 1992, p. 22 ; Brian A. Connery and Kirk Combe, « Theorizing Satire: A Retrospective and Introduction », in Brian A. Connery and Kirk Combe 1995, p. 12.

217.

Dryden est l’auteur d’une définition de la satire qui, malgré son caractère vague, est l’une des plus élaborées de l’époque : « Satire is a kind of poetry, without a series of action, invented for the purging of our minds; in which human vices, ignorance, and errors,and all things besides, which are produced from them in every man, are severely reprehended; partly dramatically, partly simply, and sometimes in both kinds of speaking; but for the most part figuratively, and occultly; consisting in a low familiar way, chiefly in sharp and pungent manner of speech; but partly, also, in a facetious and civil way of jesting; by which either hatred or laughter, or indignation, is moved », John Dryden, A Discourse Concerning the Original and Progress of Satire. In George Watson ed., Of Dramatic Poesy and Other Critical Essays, New York, Everyman’s Library, 1962, II, p. 143.

218.

Voir supra, Première partie, Chapitre 3.

219.

John Dennis, Critical Works, 2. vols., E. N. Hooker ed., Baltimore, Johns Hopkins, 1939-43, II, p. 219.

220.

Garry Potter, « Truth in Fiction, Science and Criticism », in José López and Garry Potter eds., After Postmodernism. An Introduction to Critical Realism, London and New York, The Athlone Press, 2001, p. 185, p. 184. Le « réalisme critique » s’oppose dans bon nombre de ses présupposés au déconstructionnisme, et est défini ainsi par les auteurs : « Thus, critical realism puts forward epistemological caution with respect to scientific knowledge, as opposed to a self-defeating relativist scepticism [...] There are sociological determinants in the process of knowledge production whether in the natural or social sciences. The production of knowledge is itself a social process and one in which language is deeply embedded. However, knowledge cannot be reduced to its sociological determinants of production. Truth is relative to be sure but there is still bith truth and errors (as well as lies!) » (p. 9).