Le faux problème de l’« intentional fallacy »

Or une telle interrogation amène de facto à parler de la visée instrumentale du texte et entraîne donc la réintroduction dans le discours critique de la notion d’intention, démarche qui heurte la sensibilité d’une critique encore sous l’emprise de l’orthodoxie de la « intentional fallacy », axiome du « New Criticism » qui prévaut toujours dans le doxa critique actuelle. Un critique comme Robert Elliott va jusqu’à parler d’« exclusion programmatique » des questions biographiques et de la notion d’intention (Elliott, 1982, p. 13). Pourtant, la spécificité du mode d’énonciation satirique rend nécessaire la réintégration dans le discours critique de la notion d’intentionnalité, et ce d’abord en raison des origines rhétoriques de la satire. Une visée didactique est en effet constitutive de la satire, qui appartient à une tradition dans laquelle un didactisme plaisant constitue la finalité affichée de toute œuvre poétique. La satire doit donc être à la fois utile et dulce, puisqu’elle s’adresse à un public qu’elle envisage comme peccable mais perfectible, le lecteur étant édifiable indirectement, grâce à un processus d’identification. C’est cette visée didactique et le principe éthique qu’elle suppose qui fondent la satire et lui confèrent sa spécificité par rapport aux autres discours offensifs. Dans son ouvrage sur ce type de discours 221 , Marc Angenot dresse une typologie des discours persuasifs, et en dénombre trois : discours polémique, discours pamphlétaire et discours satirique. Ces trois discours se distinguent par le traitement qu’ils font subir au « contre-discours ». Si le pamphlétaire exclut le discours d’autrui pour ne développer que ses propres idées, le polémiste reconnaît le discours de son adversaire, qu’il discute en parallèle avec le sien afin de le réfuter ; la technique du satirique consiste quant à elle à adopter le discours d’autrui pour mieux le disqualifier en lui présentant le miroir déformant de la fiction. De surcroît, la satire est la seule à revendiquer l’ethos de la visée correctrice. La reconnaissance par le public de la visée édificatrice, didactique, de la satire, est donc une des conditions d’existence mêmes de celle-ci, comme le rappelle fort utilement Ralph Rader : « I mean by satire a work whose intelligibility and value is [sic] determined by a formally embodied intention to ridicule an object understood to exist outside the world » (Rader 1974, p. 102). La prise en compte de cette intention éthique ne signifie nullement que rhétorique et littérature sont des catégories hétérogènes : la visée didactique de la satire suppose, comme on l’a vu, une fictionnalisation qui l’éloigne de l’invective et lui confère son caractère d’artefact littéraire.

C’est cette fictionnalisation inhérente à la satire qui ne permet pas de passer sans crier gare de la visée du texteà l’opinion de l’auteur. La pose satirique implique une distance entre l’auteur existentiel et le narrateur‑auteur qui assume le rôle de satirique : c’est toute la pertinence, on le sait, de la notion de persona. Certes, le projet satirique et les opinions de l’auteur peuvent se superposer, au moins partiellement, mais en toute rigueur d’analyse, on ne saurait identifier l’un à l’autre, quels que soient les témoignages extra‑textuels (biographiques, confessionnels, épistolaires) qui encouragent une telle démarche.

Par ailleurs, la question de l’intention peut être abordée sans que le seul horizon possible soit l’intentional fallacy, chimère transformant le texte en rébus dans lequel sont encodées les intentions de l’auteur, évitement du texte qui limite celui-ci à son sens explicite ou le réduit au rang de symptôme, de texte-interprète qui aurait pour unique vocation d’être le médium des opinions de son auteur. Pour reprendre la terminologie bakhtinienne, l’un des intérêts de l’interprétation critique réside précisément dans l’analyse à la fois du lien et du hiatus entre le « plan » du texte et la « réalisation » de ce plan : « two aspects that define the text as an utterance: its plan (intention) and the realization of this plan » 222 , en d’autres termes, le projet du texte et la mise en œuvre de ce projet. Réintroduire la notion d’intentionnalité dans l’analyse de la satire ne signifie pas entretenir l’illusion d’une univocité déchiffrable repliant le texte sur l’auteur : l’intentionnalité n’est pas le sens, elle est l’une des conditions de la signification.

Notes
221.

Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982.

222.

Michaïl Bakhtine, « The Problem of the Text », in Speech Genres and Other Late Essays, trans. Vern W. Mc Gee, Austin, U of Texas P, 1986, p. 104.