La question de la référence

Autre difficulté théorique soulevée par la satire, parallèle à celle de l’intention : la question référentielle. Artefact littéraire, la satire met pourtant à mal l’idée qu’un texte littéraire puisse se définir nécessairement et exclusivement comme auto‑référentiel puisqu’elle relève également, dans sa dimension topique, du référentiel, ce qui tend à rendre toute taxinomie critique inopérante : ainsi de la distinction de Northrop Frye entre œuvre littéraire comme « autonomous verbal structure » et œuvre non littéraire comme « words used instrumentally » (Frye, 1957, p. 74). Charles A. Knight résume de manière pertinente l’entre‑deux taxinomique qui est celui de la satire :

L’histoire critique de la satire est elle-même marquée par cette ambivalence, symbolisée par le différend théorique qui dans les années 1960 oppose les écoles de Yale et de Chicago. Enseignant à Yale et fortement influencés par la prédominance du New Criticism qui y règne alors, des critiques tels que Maynard Mack, Martin Price, Alvin Kernan, Robert C. Elliott et Ronald Paulson, pour citer les plus importants, sont, comme on l’a dit plus haut, à l’origine de la première poétique de la satire. La satire est envisagée comme art rhétorique, comme fictionnalisation du combat entre le mal et le bien, comme laus et vituperatio – ce que l’anglais nomme « praise and blame ». Dans le même temps, des critiques tels que Sheldon Sacks et Edward Rosenheim, enseignant à Chicago, insistent sur l’ancrage historique de la satire, ancrage que résume la célèbre définition par Rosenheim de la satire : « [satire] consists of an attack by means of a manifest fiction upon discernible historical particulars » (Rosenheim, 1963, p. 31).

La satire pose donc avec une urgence particulière la question du statut et de la légitimité de tout le champ du hors-texte. Si la fictionnalité sur laquelle s’acordent les deux tendances est en effet ce qui définit la satire comme artefact littéraire et la sépare radicalement de l’invective, la satire trouve également sa validation dans le champ référentiel, dans la mesure où la dimension topique est également définitoire de la satire. En d’autres termes, le statut des éléments contextuels diffère de celui qu’il a dans d’autres textes, puisque dans l’analyse de la satire, le hors-texte n’est jamais hors-sujet. Rader apporte également une précision essentielle :

Ce sont également ces deux traits définitoires que met en avant la définition de Rosenheim. Si pour certains théoriciens contemporains de la satire, la question de la référentialité est aujourd’hui dans une « impasse » 223 , d’autres voient au contraire dans un équilibre entre référentiel et non‑référentiel la clé d’une juste appréciation de la satire :

La nature de la satire la situe précisément non pas entre, mais à la fois dans, la littérarité pure et la non‑littérarité. Toute lecture de la satire doit, nous semble-t-il, tendre vers l’équilibre qui permet de lire la satire à la fois comme texte, et comme objet culturel, et donc intégrant la dimension référentielle.

Plus fondamentalement encore, et très paradoxalement, la prise en compte du référentiel est essentielle en ceci que celui-ci participe également de la littérarité de la satire. Seules la connaissance et la reconnaissance du pré-texte référentiel permettent de mesurer toute la portée du travail satirique, de la transformation et de la déformation subies par ce pré-texte. La stratégie rhétorique de dénonciation inhérente à la satire implique en effet un jeu dialectique constant entre mimesis et déformation de la représentation par le biais du comique, entre imitation et fictionnalisation. L’association des visions synecdochique, hyperbolique et métonymique permet, en combinant réduction et grossissement, d’infléchir le portrait vers la caricature et le grotesque. Or si la caricature présente des caractéristiques intrinsèques qui la rendent facilement identifiable, l’appréciation pleine et entière de la portée de celle-ci suppose la connaissance du pré-texte : « referentiality is central because the identity of the satiric referent, its independence, and the transformation that occurs when satire may be said to textualize it are major elements of the satiric message » (Knight, 1992, p. 35 ; je souligne).

La satire swiftienne offre bon nombre d’exemples de ce jeu sur le référentiel. Pour mettre un terme à l’assujettissement de l’Irlande à l’Angleterre, Swift prônait depuis longtemps l’indépendance économique de l’Irlande grâce à la consommation de produits nationaux ; menant la littéralisation de cette idée jusqu’à la reductio ad absurdum, il crée pour le texte satirique de A Modest Proposal la persona du Modest Proposer qui propose la consommation des enfants irlandais comme solution aux difficultés économiques du pays. Seule la connaissance du pré-texte permet de mesurer toutes les implications du processus de littéralisation du sens à l’œuvre dans A Modest Proposal : sont dénoncés non seulement le cynisme de l’Angleterre dont le comportement à l’égard de l’irlande est de l’ordre du cannibalisme, mais également la responsabilité des Irlandais eux-mêmes dans le sort qui leur est réservé. Lorsque, pour justifier que « of the Hundred and Twenty Thousand Children, already computed, Twenty thousand may be reserved for Breed », le projector invoque comme argument le fait que « these Children are seldom the Fruits of Marriage, a Circumstance not much regarded by our Savages » (PW IX, 111), la connaissance du contexte permet de comprendre qu’aucune ironie n’affecte le substantif « Savages » et que les Irlandais sont eux aussi visés par la satire. Swift vise ici les prêtres catholiques qui acceptaient de marier clandestinement des Irlandais de classes populaires. Le référentiel participe ainsi pleinement du fictionnel satirique, dont il l’est l’une des conditions : seule une connaissance précise de ce référentiel permet un repérage correct des cibles de l’attaque satirique et donc de tous les effets de sens du texte.

L’usage fait par Swift du référentiel dans les Voyages est encore plus intéressant. On assiste en effet à une subversion de la lecture allégorique en ceci qu’elle est à la fois inscrite dans le texte et rejetée comme réductrice ; le pré-texte devient simple prétexte, et pourtant, le jeu satirique repose précisément sur l’identification de ce pré-texte. Le Livre I de Gulliver’s Travels est celui dans lequel la dimension topique est la plus marquée, dans la mesure où abondent les allusions politiques quasi transparentes. Les souvenirs des années 1710‑14, durant lesquelles Swift a joué les hommes de l’ombre du gouvernement tory, sont encore proches et donnent lieu à quantité de passages plus ou moins ludiques. Ainsi, la solution assez peu orthodoxe trouvée par Gulliver pour éteindre l’incendie qui menace de destruction le palais royal peut être interprétée comme allégorique des pourparlers de paix tenus en secret par le gouvernement tory avec la France. Et il est facile de lire dans la condamnation imposée à Gulliver une allégorie de la procédure haute trahison intentée par les Whigs contre les dignitaires tory, alors même que ces derniers ont offert la paix à la nation grâce au traité d’Utrecht de 1713 : de fait, après 1714, Harley est traduit en haute cour pour trahison (impeachment) et Bolingbroke doit s’enfuir en France. Plus généralement, le portrait brossé par Swift de la cour de Lilliput et de son roi tyrannique, ses intrigues mesquines et sa corruption, ne peut qu’évoquer les attaques contemporaines contre la cour hanovrienne et le gouvernement de Walpole. Dans un tel contexte, l’opposition des « High Heels » et des « Low Heels » devient transparente et reflète celle des Tories et des Whigs, lesquels détiennent le pouvoir bien qu'ils soient minoritaires et moins fidèles à « our ancient Constitution », c’est‑à‑dire les grands principes de 1688. De manière plus générale encore, le procédé satirique de la diminution permet de souligner la vanité dérisoire des luttes idéologiques de l’époque : la taille des Lilliputiens ne les empêche nullement d’avoir une haute opinion de leur importance et des débats qui agitent leur royaume.

Aussi convaincantes soient-elles, de telles allusions ont pourtant un caractère non déterminant dans le processus de la signification, comme en atteste le succès que rencontrent auprès des enfants des épisodes tels que l’opposition entre les « High Heels » et les « Low Heels » ou celle des « Big Endians » et des « Small Endians ». De surcroît, la dimension strictement allégorique n’est bien souvent que prétexte et prélude à une généralisation permettant une dénonciation satirique de plus grande portée. Si l'épisode de Lindalino est couramment interprété comme une allégorie anti‑gouvernementale à propos de l'affaire Wood, ce que semble confirmer la décision de l’éditeur Benjamin Motte d'omettre le passage, un tel épisode est aussi, plus généralement et plus fondamentalement, une dénonciation de l'arbitraire walpolien, et, partant, de l'arbitraire en général. On peut même aller jusqu’à lire le passage comme une habile exploitation des données du fantastique de l’île volante dont Swift définit les caractéristiques avant de les laisser fonctionner toutes seules.

Ainsi la motivation de ce recours à l’allégorie dans de tels textes n’est pas politique et la dimension topique n’est que la source et non la destination de la signification, dans la mesure où celle-ci ne repose pas sur ces éléments et fonctionne de manière bien plus analogique qu’allégorique. Mais l’allégorie est avant tout une stratégie satirique de premier plan qui, grâce à une mise en abîme fictionnelle, transforme le lecteur en double de Gulliver. De même que, dans la célèbre scène du sixième chapitre du Livre II dans laquelle Gulliver décrit fièrement l’Angleterre devant le roi de Brobdingnag, Gulliver se perd dans une profusion de détails qui ne saurait compenser son manque d’analyse et de recul, de même le lecteur de Gulliver’s Travels encourt toujours le risque de se laisser aller à la facilité d’une lecture qui ne serait que décodage, à l’illusion de l’univocité du sens au lieu de laisser se déployer la pluralité des effets de sens du jeu de la signification.

Or pour que le jeu fonctionne, la repérabilité du référentiel doit être assurée tandis que l’identification de ce même référentiel est à la fois encouragée et dénoncée comme insuffisante. Ainsi, dans l’épisode de Lindalino sus-mentionné, la précision de la date de « three years before » vient étayer l’hypothèse du passage comme allégorie de l’affaire Wood, puisque, par rapport à la date de rédaction probable du Livre III de Gulliver’s Travels, une telle indication donne la date du déclenchement de l’affaire. En même temps, le caractère souvent extrêmement allusif des éléments allégoriques et politiques présents dans le texte dit assez le refus de la transparence et de l’univocité. Le recours à l’allégorie sert bien moins à inscrire différents niveaux de signification dans un discours unique qu’à piéger le lecteur ou tout au moins à frustrer le désir de réduire la lecture à un simple décodage, ce que Robert Philmus nomme deciphering compulsion ; selon Philmus en effet, l’allégorie swiftienne est « spécieuse » (speciously allegorical) en ceci qu’elle encourage la lecture allégorique tout en la subvertissant : « [Swift’s purpose is] to entrap, or at least, frustrate, the ‘deciphering’ reader » (Philmus, 1992, p. 170). Il y a subversion du discours allégorique en ceci qu’il n’est inscrit dans le texte que pour être mieux rejeté comme discours trop réducteur. Faute de le comprendre, le lecteur risque immanquablement de se transformer en un Gulliver se perdant en pontifiantes conjectures sur l’étymologie du nom Laputa et de devenir lui aussi victime de l’attaque satirique, mauvais lecteur encourant une condamnation d’une sévérité aussi inexorable que celle à laquelle conduit la déconstruction systématique du discours gullivérien par le roi de Brobdingnag : « I cannot but conclude the Bulk of your Natives, to be the most pernicious Race of little odious Vermin that Nature ever suffered to crawl upon the Surface of the Earth » (Travels II, 6, p. 126).

Notes
223.

« The debate about satire’s link to the external world, it would appear, has reached a deadlock », Griffin, 1994, p. 120.