La satire comme « jeu »

Les caractéristiques que nous venons d’énoncer sont essentielles car elles définissene l’esthétique propre de la satire en général, et de celle de Swift en particulier. Le mode satirique se caractérise en effet par l’hybridité, la porosité des frontières entre référentiel et non référentiel, et un brouillage de ses propres normes.

Au-delà des scènes rabelaisiennes qui émaillent le texte des satires swiftiennes 225 , c’est l’exploitation ludique des conventions de la satire qui fait de celle-ci un jeu. L’hybridité caractéristique de l’esthétique de la satire permet en effet de jouer sur la polarité référentiel / non référentiel. À un premier niveau, ce jeu s’articule autour de la norme constituant l’arrière-plan de la satire, selon un processus que décrit Irvin Ehrenpreis :

La satire est bien moins le lieu de la défense de la norme que d’exploration du jeu, au double sens d’activité ludique et de free-play, ce « jeu » que permet l’entre‑deux de la satire swiftienne. C’est ainsi que la persona de An Argument Against Abolishing Christianity défend la religion, soit la norme qui est aussi celle du satirique, avec des arguments plus spécieux les uns que les autres. Une telle hybridité participe de la nature même de la satire dans la mesure où c’est elle qui donne son statut au contenu moral et philosophique de la satire : ni sermon, ni traité philosophique, la satire intègre cette dimension sans pour autant la revendiquer directement.

Plus fondamentalement, le mélange inhérent à la satire entre réalité et fiction, autrement dit entre vérité référentielle et non référentielle, donne lieu à une esthétique ludique mêlant les deux. Rien en effet ne signale a priori la frontière entre les deux dimensions, placées sur le même plan. Ainsi en est-il de l’Apology (1710) de A Tale of a Tub, dans laquelle on trouve, mises sur le même plan, les deux phrases suivantes : « The greatest Part of the Book was finished above thirteen Years since » correspond à un fait biographique véridique, et « In the Authors Original Copy there were not so many Chasms as appear in the Book » (Tale, pp. 4, 16), ce qui est purement fictionnel. De tels mélanges relèvent pour partie de private jokes qui préfigurent les plaisanteries littéraires scriblériennes, mais ils participent également de la stratégie satirique swiftienne qui encourage une lecture-décodage tout en démontrant son invalidité. Car non seulement rien ne signale la démarcation entre les deux dimensions, mais d’autres exemples existent, qui semblent indiquer l’encodage d’un élément référentiel ou allégorique qu’en réalité ils ne contiennent pas. Ainsi dans le Livre II des Voyages, Gulliver se fait tirer trois fois les oreilles, sans que cette indication n’ait d’autre fonction que de déjouer les tentatives de décodage du lecteur et d’exalter la facétieuse jubilation qu’éprouve Swift à créer « [these riddles] wherein [he] exceed[s] mankind » (Corres., II, 193).

La présence dans bon nombre de textes satiriques de Swift d’alternatives marquées et moralement insatisfaisantes (Yahoos/Houyhnhnms, Christianisme nominal/impiété) a le plus souvent été interprétée comme symptomatique de l’irrésolution fondamentale de la satire swiftienne, de telles alternatives étant alors dotées d’une valeur épistémologique et philosophique : Swift placerait son lecteur dans cette situation afin de lui démontrer l’impossibilité de choisir des solutions déterminées. De là à faire de ces textes une lecture déconstructionniste, il n’y a qu’un pas car, comme le souligne un critique, la littérature du dix-huitième siècle, dont l’ironie, le paradoxe et l’hétérogénéité constituent des caractéristiques essentielles, se prête aisément à une telle lecture :

Or il est important de rappeler qu’indirection et ironie constituent des caractéristiques d’ordre purement formel et ne sont pas exclusives de l’affirmation de valeurs positives, même si celles-ci font le plus souvent partie du hors-texte. D’une part en effet, le champ moral de la satire ne se réduit pas aux alternatives qu’offre le satirique à son lecteur : sorte de clichés moraux si bien établis qu’ils n’en ont plus guère de sens, ces polarités bien/mal, honnêteté/hypocrisie, apparence/réalité consituent des points de départ plus que d’arrivée. Plus que tout autre satirique, Swift refuse l’instrumentalisation homilétique de la satire 226 et explore, réinvente, subvertit ces polarités, substituant à leur opposition une exploration du jeu qui à la fois les rapproche et les sépare. Et l’ironie constitutive de la satire place la contradiction au cœur du texte, sans que de telles contradictions s’accompagnent nécessairement d’une résolution. Le propos swiftien consiste ainsi plutôt à souligner la similitude entre deux solutions apparemment opposées : considérer l’homme comme une créature totalement bestiale ou au contraire purement rationnelle revient en fait à commettre la même erreur, à savoir ignorer l’essentielle et irréductible complexité de l’homme qui fait de ce dernier tout à la fois un Yahoo et un Houyhnhnm. Si piège il y a, il consiste ainsi à montrer au lecteur l’attrait coupable qu’il éprouve envers le dogmatisme qui, par désir de simplicité, entraîne l’acquiescement à l’inacceptable. C’est cette mise en présence de deux valeurs antinomiques et également inacceptables, caractéristique de la méthode swiftienne, qui a conduit de nombreux critiques à la conclusion du nihilisme de Swift. Mais il s’agit bien d’une méthode, et non d’une conclusion morale : piège tendu au lecteur, dont la vigilance est ainsi endormie afin de préparer un réveil d’autant plus brutal ; la déstabilisation et l’ébranlement sont celles du lecteur, partie intégrante du processus de lecture des satires, qui sans cesse provoquent pour mieux les anéantir les processus interprétatifs réducteurs : « At its most unsettling, Swift’s satire is thus a vehicle for ambivalence, for exposing the complex two-sidedness of things, for confronting us with ideas that are miserably at odds » (DePorte, 1983, p. 66).

D’autre part et surtout, la dynamique satirique va à l’encontre de toute conclusion ou résolution. En effet, le texte satirique repose à la fois sur le fractionnement et sur l’accumulation – la logique satirique impose la recherche continuelle de nouveaux exemples – et ses procédés finissent par acquérir leur force propre ; la multiplication à l’infini des exemples est au niveau macrostructurel ce que le catalogue satirique est à l’échelle microstructurelle : puisque le vice est multiple et sans fin, la dénonciation du vice se doit d’être elle-même interminable. La réification des protagonistes de la satire participe de cette même logique ; types bien plus que personnages, ils sont par définition dans une logique qui est celle de la stagnation et non celle de l’évolution. Cette conception « légale » du personnage satirique le définit par opposition à la conception « organique » qui caractérise le personnage romanesque (Paulson, 1967). Et Gulliver comme Alceste ont, si l’on peut dire, une vie au-delà de leur existence textuelle en tant qu’ils emblématisent des types. Les textes satiriques s’achèvent donc le plus souvent sur une non‑conclusion, que celle-ci prenne la forme d’une pirouette humoristique ou d’une fin ouverte. La venue du facteur impose ainsi au narrateur de The Mechanical Operation of the Spirit, qui d’ailleurs se présente comme un « fragment », une fin hâtive : « I had somewhat more to say upon this Part of the Subject; but the Post is just going, which forces me in great Haste to conclude » (Tale, p. 289). Quant aux mots de la fin du Candide de Voltaire – « mais il faut cultiver notre jardin » – ou du Quart Livre de Rabelais – « Buvons! » –, ils sont aussi célèbres que non-conclusifs : là où le lecteur attendait une conclusion philosophique ou morale, il ne trouve qu’une plaisanterie.

En mettant l’accent sur les questions rhétoriques et sur la complexité formelle des satires, la critique contemporaine met au premier plan des caractéristiques du mode satirique l’indirection et l’ouverture, « the devious, the elaborate, the disingenuous » (Rogers, 1967, p. 25). Dustin Griffin lit ainsi sous les apparences de la logique fermée des satires swiftiennes une subversion de toute valeur, comme dans A Modest Proposal, oùle déroulement implacable de la logique du Proposer semble mener le récit vers sa conclusion naturelle (sa proposition est la seule solution) mais soulève en fait plus de questions qu’elle n’apporte de réponses : quelles sont les motivations du Proposer ? Quelles relations Swift entretient-il avec sa persona ? Jusqu’où est-il moralement acceptable d’aller pour défendre ses valeurs ? Un tel foisonnement serait la preuve de la modernité de Swift. Or il convient de ne pas pousser trop loin, par souci de « modernité », ou pour faire de Swift, très paradoxalement, un adepte du déconstructionnisme post‑moderne

C’est un constat similaire que font les auteurs de l’ouvrage le plus récent paru à ce jour sur Swift :

Tout en évitant l’écueil du dogmatisme, ces derniers entendent donc contrer l’idée d’« anarchie » textuelle : « Thus, forwarned about the perils of critical dogmatism, but also shying away from historical Pyrrhonism as well as deconstruction, we seek to demonstrate how some limits to interpretation of Swift arise from careful analysis » 228 . Il nous paraît essentiel de réaffirmer le caractère hétérogène de ces deux catégories que sont d’une part la méthode, l’esthétique et la dynamique satiriques, d’autre part la dimension morale et normative qui constitue l’arrière-plan de la satire, son pré-texte et sa justification rhétorique.

Notes
225.

On pense bien entendu notamment à l’extinction de l’incendie du palais royal lilliputien à laquelle on vient de faire référence (Travels, I, 5, p. 43).

226.

Pour une analyse de cette instrumentalisation, voir supra, Introduction.

228.

Ibid., p. 351.