Chapitre 3. LES ÉCRITS SWIFTIENS SUR LA RELIGION ET LES AMBIVALENCES DU JUSTE MILIEU

L’association des trois textes que nous avons retenus comme objet d’étude de ce chapitre, An Argument Against Abolishing Christianity (1708, publ. 1711), A Project for the Advancement of Religion (1709) et The Sentiments of a Church-of-England Man, With Respect to Religion and Government (1708, publ. 1711), se situe, comme nous l’avons vu 229 , en marge de la doxa critique. Or la dichotomie établie par la critique nous apparaît problématique à double titre, et d’abord parce que la réalité de textes prétendument « directs » est plus complexe que certains critiques ne le laissent entendre. Que Swift ait été particulièrement sensible à la question des intérêts partisans et qu’il ait activement milité contre cette dérive ne fait aucun doute mais ne rend nullement compte de la complexité des écrits sur la religion, qui mettent en jeu une persona à l’origine du chatoiement des effets de sens. L’enjeu ne consiste pas à démontrer la sincérité de Swift en l’espèce, ce qui reviendrait à oublier le caveat de Bogel cité à la fin du premier chapitre de cette seconde partie – « the concept of the persona indicates not a difference of opinion between speaker and author but an ontological incommensurability between two classes of utterance » –, mais de comprendre l’intérêt rhétorique d’un tel positionnement anti‑faction, intérêt qui peut être résumé par la formule de Patrick Reilly : le partisan prend des allures de défenseur des libertés, « the old authoritarian Adam poised behind the champion of freedom » (Reilly, 1982, p. 26).

Par ailleurs, la querelle taxinomique au cœur de laquelle se trouve A Project tend à annihiler la valeur opératoire d’une telle dichotomie. « Tract or Travesty? », telle est la question posée par A Project, et résumée par le débat opposant Philip Harth et Leland Peterson dans un article paru dans PMLA précisément sous ce titre (Harth and Peterson, 1969). De manière générale, la plupart des interprétations de A Project comme texte satirique se centrent essentiellement autour de deux éléments : le lien qu’opère Swift entre moralité et avancement professionnel et l’hypocrisie envisagée comme « solution » ne peuvent avoir été envisagés sérieusement par Swift. L’intention est donc satirique : « To propose to turn a nation into a race of hypocrites in order to improve them is to criticize their faults with vicious satire » (Ewald, 1967, p. 46). Mais l’intérêt et l’enjeu véritables de ces écrits sont peut‑être ailleurs. Le constat que formule un critique sur la difficulté d’une texte comme An Argument against abolishing Christianity – « The inextricability of the clown and the preacher is fundamental to the whole difficulty of the Argument » (Robertson, 1976, p. 125) – rend bien mieux compte de la réalité et peut être étendu à l’ensemble des écrits sur la religion de Swift. Notre hypothèse est que la différence entre des œuvres comme The Sentiments, A Project et An Argument, est de degré et non de nature. Nous rejoignons à cet égard partiellement l’interprétation de William Ewald qui ne voit entre les trois textes qu’une différence de degré quant à la complexité de la persona (Ewald, 1967, pp. 40sq) :dans tous ces textes, Swift est à la fois preacher et jester, les positions de prédicateur et de satirique sont concomitantes, et comme le fait justement remarquer Peter Steele, de manière plus complexe que nos préjugés voudraient nous le faire accroire : « the interplay between the judicial or homiletic side of his mind, and the comic or sportive side, is both more subtle and more inevitable than one might have supposed » (Steele, 1978, p. 8). Inévitable, le terme est d’autant plus juste si l’on se souvient de la définition oxymoronique de la vie par Swift comme « tragédie ridicule » 230 . Nous serons certes amenés au cours de notre développement à marquer la différence entre les textes, selon leur recours plus ou moins marqué à la persona et à l’importance variable de la dimension satirique, mais dans l’ensemble, la complexité et l’intérêt de telles œuvres résident précisément dans cette imbrication du religieux et du satirique, l’enchevêtrement de ce que l’on peut nommer la « posture homilétique » de Swift et des techniques satiriques.

Ce double positionnement s’articule autour de la notion-clé de modération, utilisée de manière extrêmement complexe par Swift, modération dont la fonction est à la fois celle d’idéal présent en filigrane, d’objet de parodie, de médium rhétorique et d’outil satirique. Il convient en effet d’opérer une distinction entre la dimension idéologique et linguistique du terme et les enjeux rhétoriques et pragmatiques d’un positionnement « centriste » : on passe de la dénonciation des extrêmes (la modération comme idéal) à la modération comme stratégie rhétorique (la modération comme parodie et objet de la satire) à la modération comme pose rhétorique (la modération comme médium).

Notes
229.

Voir supra, Introduction.

230.

« [Life is] a ridiculous tragedy, which is the worst kind of Composition » (Corr es. III, 456).