« Fiction » contre faction : la modération comme idéal

La sincérité de Swift quant à sa détestation des « factions » et du « private spirit », qu’il perçoit comme sources de conflit, n’est pas à mettre en doute :

À l’inverse, le public spirit est bien souvent chez Swift synonyme de générosité, voire de vertu : les deux termes sont régulièrement associés, que ce soit dans sa correspondance –« generous and Publick Thoughts » (Corres. I, 79) – ou dans ses textes satiriques, ou l’on trouve des formules comme « generous and publick‑spirited [behaviour] » dans The Drapier’s Letters (PW X, 112) et de « Virtue and publick Spirit » dans Gulliver’s Travels (II, 6, p. 123). Mais ce sont là des clichés de la littérature polémique et politique du temps, la division des partis, whig et tory, permettant à chacun de revendiquer sa légitimité à représenter l’ensemble de la nation, réduisant l’autre à une faction, avec ce que ce terme implique de menace de rupture du fragile équilibre fondé sur le compromis de 1688. Sans ce que Swift lui‑même désignait comme « the rage of party », sans l’irréductible hantise de celui‑ci à l’égard des dérives catastrophiques dont les Whigs se rendent coupables au détriment de la nation, la satire swiftienne perdrait beaucoup de son inspiration et de son mordant. Ainsi dans la célèbre prétérition ironique de A Modest Proposal :

La question de l’esprit partisan, question centrale au dix-huitième siècle, se double chez Swift de considérations morales et religieuses. L’esprit partisan est pour Swift, en dernière instance, péché d’orgueil, en ceci qu’il manifeste de la part de celui qui en fait preuve un travers souvent dénoncé par Swift, le travers d’auto-suffisance, qui est en fait refus de toute référence extérieure à soi et donc de toute transcendance. C’est l’araignée de The Battle of the Books, prisonnière de son orgueilleux solipsisme : « by a lazy Contemplation of four Inches round; by an over‑weening Pride, which feeding and engendering on it self, turns all into Excrement and Venom, producing nothing at last, but Flybane and a Cobweb » (Tale, p. 232). Au cœur de cette dialectique se situe une question centrale dans l’idéologie et l’éthique d’après 1688, la question de l’intérêt. Le seul positionnement acceptable quant à cette question résulte de la prise de concience de l’inanité d’une dichotomie entre intérêts personnels et intérêts de la société, ceux-là coïncidant avec ceux-ci. Toute autre attitude revient à se trouver dans la position du fool ou du knave :

Il s’agit d’éviter non seulement d’être un knave, mais également d’être, par excès d’ingénuité et en toute bonne foi, instrumentalisé par d’autres knaves aux fins douteuses :

Il convient donc de trouver le juste milieu entre l’aveuglement causé par l’esprit partisan et celui, non moins réel, engendré par l’illusion de la possibilité d’une impartialité transcendante.

Cette dialectique est également à mettre en rapport avec le précaire idéal augustéen de la via media, réponse aux conflits qui n’ont cessé de traverser le siècle précédent dans les domaines politique et religieux, et que Bacon définissait ainsi dans le domaine de la philosophie :

La citation est intéressante pour tout lecteur swiftien en ceci qu’elle fournit une source à la métaphore filée qui est celle de l’araignée et de l’abeille dans The Battle of the Books 233 , mais plus largement, vaut pour l’explicitation qu’elle offre de cette notion de compromis : quel que soit le domaine, il s’agit de choisir la voie médiane, le middle course : « the middle are the true and solid and living axioms, on which depend the affairs and fortunes of men » 234 .

Un tel idéal explique aussi l’importance dans la littérature politique du dix‑huitième siècle du lieu commun de l’observateur neutre, lieu commun que traduisent à eux seuls les titres de nombreux périodiques tels que The Spectator, The Examiner, The Guardian ou encore The Common Sense ou The Plain Dealer, mais aussi, paradoxalement mais non moins efficacement, ceux de ces périodiques comme The Tatler, The Humourist ou The Grumbler, auxquels le parti pris affiché confère la caution morale de l’honnêteté. Cette neutralité proclamée est a minima une stratégie satirique permettant d’offrir aux lecteurs le spectacle comique de l’agitation humaine, où tous les conflits se réduisent à une pantomime caricaturale. La notion d’un parti qui se situerait au-dessus des partis, au‑delà de l’esprit partisan est une fiction centrale dans l’idéologie de nombreux théoriciens du dix‑huitième siècle, fiction qui se donne comme programmatique de nombreuses discours publics, tel le Spectator d’Addison :

Une telle fiction est également au cœur même de la théorie de la country opposition de Bolingbroke :

Un tel positionnement est a priori celui que l’on retrouve dans les écrits sur la religion, notamment bien entendu dans The Sentiments, mais aussi dans A Project et An Argument. La modération caractérise ainsila phrase inaugurale de The Sentiments : « Whoever hath examined the Conduct and Proceedings of both Parties for some Years past, whether in or out of Power, cannot well conceive it possible to go far towards the Extreams of either, without offering some Violence to his Integrity or Understanding » (PW II, 1). Au-delà de l’idée présentée, c’est une véritable rhétorique de la modération qui est ici proposée, le rythme binaire imprimé à la phrase jouant un rôle mimétique, s’étendant à la syntaxe (cannot well conceive / without offering) aussi bien qu’au lexique (Conduct and Proceedings / Integrity or Understanding). Le recours à l’argument d’autorité (Whoever hath examined) permet d’emporter l’assentiment en évitant le raisonnement. C’est aussi, plus indirectement mais tout aussi clairement, la rhétorique de l’auteur supposé, de la persona, de A Project. Une telle rhétorique est perceptible dans la définition qu’il donne de la première partie de son entreprise : « For first, to deliver nothing but plain Matter of Fact, without Exaggeration or Satyr: I suppose it will be granted, that hardly One in a Hundred among our People of Quality, or Gentry, appears to act by any Principle of Religion » (PW XII, 45). De manière certes moins nette que dans The Sentiments, ce sont bien les mêmes stratégies rhétoriques qui sont employées : rythme binaire, là encore à la fois lexical et syntaxique (without Exaggeration or Satyr ; People of Quality, or Gentry) et argument d’autorité (I suppose it will be granted). Cette rhétorique se retrouve dans la présentation du projet lui‑même sous la forme d’un usage récurrent de l’auxiliaire de modalité « might », répété pas moins de six fois en quelques lignes seulement au début de cette présentation (PW II, 47‑48), puis disséminé régulièrement au fil de la suite du texte. C’est enfin la modération dont fait preuve l’auteur supposé de An Argument qui, à l’instar de celui de The Sentiments, s’en réfère modestement à des instances supérieures (« I shall now with equal Deference and Submission to wiser Judgements as before », PW II, 35), a recours à la modalisation (« it may not be thought necessary », PW II, 30, « it may perhaps admit a Controversy, whether », PW II, 34), et emploie des formules telles que « nor do I think it wholly groundless » (PW II, 36), « Let us argue this Matter calmly » (PW II,33) ou celle, récurrente, de « I am very sensible » (PW II, 26 ; 35).

Notes
233.

Montaigne reprendra la même métaphore dans les Essais : « Les abeilles pillotent decà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est le leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, [l’auteur] les transformera et les confondra, pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement », Essais, I, p. 26, in Fumaroli, 2001, p. 11.

234.

Francis Bacon, Novum Organum, Book I, aphorism civ, op. cit., p. 290.