L’intenable via media : la modération comme cible

La véritable neutralité étant impossible, puisque aussi bien « our Mind is such a busy thing that it will never stand Neuter, but is meddling and interesting it self upon all Occasions [...]. We cannot see two People play but we take Part with one, and wish the other should lose, this without previous reason or consideration » 236 , une telle modération prétendant à l’impartialité relève avant tout de la pose rhétorique. De fait, cette modération caractérise bon nombre des personae swiftiennes les plus douteuses tels le Modest Proposer ou le Hack de A Tale. C’est encore la pose adoptée par la persona de The Battle of the Books : « I, being possessed of all Qualifications requisite in an Historian, and retained by neither Party; have resolved to comply with the urgent Importunity of my Friends, by writing down a full impartial Account thereof » (Tale, p. 224). C’est en raison de l’impossibilité d’une neutralité authentique que tout positionnement de ce type envisagé sérieusement, non assorti d’une telle auto‑dérision, est éminemment suspect : des expressions telles que Modest Proposal ou Universal Benefit ne peuvent qu’être le signe d’un orgueil condamnable conduisant aux pires excès de l’affectation, que Swift récuse catégoriquement lorsqu’il en voit la trace dans le commerce social : « I burnt all my Lord -------’s letters upon receiving one where he had used these words to me, ‘all I pretend to is a great deal of sincerity,’ which indeed was the chief virtue he wanted » (Corres. V, 186). Et Swift de railler l’attitude de Steele qui s’auto‑proclame « Guardian » ou « Englishman » (PW VIII, 36) et prétend être représentatif de l’opinion publique et des « attentes du peuple », the Expectations of the People, quand il ne représente qu’une minorité, « a figurative Speech, naming the tenth Part for the whole » (PW VIII, 4).

Une lecture attentive des écrits sur la religion montre que cette pose de la modération est traitée par Swift sur le mode de la parodie. Discours de l’affiliation subversive, la parodie joue sur les notions d’orthodoxie et de transgression, selon la technique que Martin Price, donnant un nouveau tour à la formule addisonienne, nomme false wit : la dénonciation swiftienne des « canting puppies » 237 passe par l’imitation de leur discours : « It [the technique of false wit] is used as a critical technique of meeting false rhetoric with even falser rhetoric, or turning the pretensions of an opponent into self-accusations » (Price, 1953, p. 49). D’une telle stratégie Price donne des exemples très concrets, tel ce passage de l’ouvrage dans lequel Swift répond à l’évêque Burnet, intitulé A Preface to the B------p of S--r---m’s Introduction to the Third Volume of the History of the Reformation of the Church of England, by Gregory Misosarum, passage où Swift reprend une expression de Burnet (« They make themselves a wall for their Church and Country ») et où la métaphore est retournée et exploitée au plus grand désavantage de Burnet et de ses alliés (ibid., pp. 49-50).

On peut faire l’hypothèse qu’une telle stratégie est à l’œuvre dans The Sentiments, l’objet de la parodie étant moins un lexique précis qu’un état d’esprit, à savoir l’appropriation du terme de « modération » par les Whigs. La satire swiftienne à l’encontre des Whigs est, si l’on peut dire, à la fois topique et typique, en ceci que plus que des reproches spécifiques, c’est une critique systématique que leur adresse Swift, dont l’attaque vise ce qu’il estime être une idéologie de l’exclusion et du favoritisme : « the Bulk of the Whigs appeareth rather to be linked to a certain Sett of Persons, than any certain Set of Principles » (PW III, 165). Le reproche adressé par Swift aux Whigs de l’absence d’intérêt pour le bien commun, leur manque de public spirit est une constante de l’œuvre swiftienne 238 . Il convient de ne pas oublier qu’en tant que rhétorique, la satire est à la fois art de la persuasion et art de la mimésis, selon un processus qu’analyse de manière très pertinente Ronald Paulson :

On assiste ainsi à une mise en abîme de la critique que Swift formule à l’encontre des Whigs puisque la persona de The Sentiments dissimule son parti pris sous les oripeaux d’une neutralité ostentatoire.

Ainsi, la caractéristique essentielle de l’auteur supposé de The Sentiments, à savoir le désir de se placer au-dessus et au-delà des querelles de partis, définira également le Proposer : aux propos du locuteur de The Sentiments qui affirme en ouverture de son texte « Whoever hath examined the Conduct and Proceedings of both Parties for some Years past » (PW II, 1) répond la formule du Proposer : « I think it is agreed by all Parties » (PW II, 109). De même, comment ne pas faire le rapprochement entre la persona de The Battle of the Books et celle de The Sentiments, qui affirme sans hésiter :

C’est en fait toute une rhétorique d’une pseudo-objectivité quasi‑scientifique que partagent les écrits sur la religion avec A Modest Proposal et qui est parodiée. Ainsi la précision mathématique dont fait preuve l’auteur de An Argument : « It is likewise urged, that there are, by Computation, in this Kingdom, above ten Thousand Parsons; whose Revenues added to those of my Lords the Bishops, would suffice to maintain, at least, two Hundred young Gentlemen of Wit and Pleasure, and Free-Thinking » (PW II, 30), ou bien celle qu’on lit dans A Project :

Ces statistiques sont semblables à celles qui constitueront la marque distinctive du style du Proposer. Un tel discours peut en effet être rapproché de diverses expressions de Modest Proposal : « a fair, cheap, and easy Method of making these Children sound and useful Members of the Commonwealth » (PW XII, 109), « I have been assured by a very knowing American of my Acquaintance in London » (PW XII, 111),« I do therefore humbly offer it to publick Consideration, that of the Hundred and Twenty Thousand Children, already computed, Twenty Thousand may be reserved for Breed; whereof only one Fourth Part to be Males [...]. That the remaining Hundred Thousand, may » (ibid.), « I have reckoned », « I have already computed » (ibid.) Le verbe « compute » scande A Proposal de manière quasi incantatoire (PW II, 110, 111,112, 115, 116). Comme on le voit, la méthode est la même dans les écrits sur la religion et A Modest Proposal : précision des chiffres, destinée à conférer au passage la caution de la scientificité, pseudo‑argument d’autorité, en invoquant la compétence d’experts, skilful Persons, dans A Project, a very knowing American (PW IX, 111) dans le cas de A Modest Proposal, recours qui permet en même temps au discours de ne pas assumer sa propre autorité, l’auteur supposé s’effaçant au profit de vrais spécialistes qu’on ne saurait accuser de méconnaître le bien public. Cette réduction de l’humain à un produit marchand comme un autre (« before the Remainder is applied to proper Use ») est ainsi présentée comme scientifiquement et moralement fondée.

De manière générale, le style des personae des écrits sur la religion est à bien des égards semblable à celui du Modest Proposer, style caractérisé par un arsenal de techniques destinées à emporter l’assentiment de l’auditoire : une confiance affichée (que manifestent des expressions telles que « I am confident that ») et le recours aux arguments d’autorité de la part du Proposer caractérisent également l’auteur de A Project de manière particulièrement marquée, à telle enseigne que le recours à ce type d’argument se transforme quasiment en tic linguistique : « It will be easily granted, that » (PW II, 50), « will not evey Body grant, that » (ibid.), « It cannot be denied, that » (PW II, 51), « However it is certain, that all wise Nations have agreed », PW II, 52). Cette rhétorique est aussi celle, plus discrète mais néanmoins présente, de The Sentiments, qui s’ouvre sur ce magnifique exemple d’argument d’autorité : « Whoever hath examined the Conduct and Proceedings of both Parties » (PW II, 1). Deux autres occurrences se succèdent quelques lignes plus bas (« as may be obvious to any who will impartially, and without Engagement »;« And it is a common Observation, that in reading a History of Facts done a Thousand Years ago » (ibid.). D’autres exemples encore sont disséminés dans l’essai, que ce soit dans leur forme la plus directe (« For this Reason, Plato lays it down as a Maxim », PW II, 11) ou de manière plus voilée, comme dans l’exemple suivant, où l’argument d’autorité se pare des atours d’une simple conviction intime : « Now, it seems clear to me » (PW II, 8). Or il s’agit bien d’un argument d’autorité dans la mesure où le raisonnement implicite qui sous-tend une telle affirmation consiste à dire « Ce qui est clair pour moi devrait l’être pour toute personne faisant preuve d’impartialité et de modération ».

La parodie de la modération revêt une forme plus subtile encore dans la parodie qui est faite dans A Project de l’approche légaliste des Societies for the Reformation of Manners. Ces SRM en effet ne constituent pas, semble‑t‑il, la cible principale de la parodie ; est condamné en réalité le décalage entre la gravité du mal (« universal and deep-rooted [...] Corruptions », PW II, 47) et la modération des solutions proposées, modération dont le style de la persona n’est qu’un symptôme. De fait, les SRM sont mentionnées dans le texte :

La critique est claire, et mine de l’intérieur la teneur de l’une des propositions faites par l’auteur de A Project lui-même :

Si l’on met de côté la référence à la compétence professionnelle (« Abilities »), on a là l’exacte description du mode de fonctionnement des SRM, jusque dans la mention du système de délation que recouvre le substantif « information ». Une telle proposition est d’emblée teintée d’ambiguïté dans la mesure où lui succède la remarque suivante : « I avoid entering into the Particulars of this or any other Scheme, which coming from a private Hand, might be liable to many Defects, but would soon be digested by the Wisdom of the Nation » (ibid. ; je souligne). Confirmant cette ambiguïté, le passage qui suit amène le lecteur à une lecture rétrospective de A Project comme parodie des projets issus de ces mêmes SRM : « But, to leave these airy Imaginations of introducing new Laws for the Amendment of Mankind: What I principally insist on is the due Execution of the old, which lies wholly in the Crown, and in the Authority derived from thence » (PW XII, 61 ; je souligne). Nul n’est besoin de connaître le mépris swiftien pour les « flights of imagination », signe d’un ego en proie à un coupable solipsisme, ni d’avoir lu la Section VIII de A Tale of a Tub sur la « secte des Éolistes » pour interpréter le sens de l’expression « airy imagination », expression contenue en germe dans un précédent passage : « I have often imagined, that something parallel to the Office of Censors antiently in Rome, would be of mighty Use among us » (PW XII, 49). Ce passage ouvre une parenthèse qui a, nous semble-t-il, le même statut narratif que la célèbre prétérition de A Modest Proposal (« Therefore, let no man talk to me of other Expedients », PW XII, 116), qui introduit des solutions dont on sait qu’elles sont celles prônées par Swift : fulgurance de ces moments aussi brefs qu’inattendus où tombe le masque discursif, où s’efface la persona pour laisser résonner la voix swiftienne in propria persona. Le retour subséquent du masque discursif (« I may possibly be wrong in some of the Means I prescribe towards this End; but that is no material Objection against the Design it self », PW II, 62) ne saurait effacer l’épiphanie provoquée chez le lecteur par cet instant, si bref fût‑elle.

Une telle ambiguïté fait du « projet » affiché par le titre une affirmation et une dénégation tout à la fois, proposition et rejet de la programmatique ainsi affichée, affirmation indirecte que l’enjeu du débat est ailleurs. A travers cette parodie de la modération en effet, c’est plus fondamentalement le positionnement homilétique lui‑même qui est mis en question, selon un processus parfaitement analysé par Irvin Ehrenpreis :

On touche ici à la forme la plus subtile d’imbrication des postures homilétique et satirique, car si la posture homilétique est parodiée, elle est aussi instrumentalisée, dans la mesure où, par petites touches, souvent en filigrane, affleure une saeva indignatio digne d’un prédicateur, comme dans le passage suivant, où l’allitération des plosives et des sifflantes ne fait que renforcer la violence de la dénonciation : « For, pray, what would become of the Race of Men in the next age, if we had nothing to trust to besides the scrophulous consumptive Productions furnished by our Men of Wit and Pleasure » (PW II, 47). Mais concomitamment, le sérieux inhérent à une telle posture est d’une certaine manière miné de l’intérieur, puisqu’il est parodié lorsqu’il est employé par les personae avec un trop grand esprit de sérieux.La conscience de la gravité du mal rend impossible l’adhésion totale à la posture homilétique, et résulte chez Swift en une dissociation qui se traduit précisément par l’imbrication des deux postures, homilétique et satirique : « [One of these twins] preaches and preaches the gospel, and shows the path to salvation. But the other twin walks behind and studies him with pitying amusement. He sees that the lambs are possessed by evil spirits and cannot keep from straying, that the walls of the fold are too much decayed either to hold in the flock or to shut out the wolf » 239 .

Notes
236.

Matthew Prior, An Essay upon Opinion (date incertaine), in Dialogues of the Dead and Other Works in Prose and Verse, ed. A. R. Waller, Cambridge, Cambridge UP, 1907, p. 200.

237.

L’expression correspond à la note marginale apposée par Swift au commentaire sur Leighton par Burnet : « He used often to say, that if he were to chose a place to die in, it should be an inn; it looking like a pilgrim’s going home, to whom this world was all as an inn, and who was weary of the noise and confusion in it ». C’est à ce paragraphe que Swift appose la note : « Canting puppy », in Remarks on Burnet’s History of His Own Times, in Temple Scott ed., PW X, 352.

238.

Voir ainsi Publick Spirit of the Whigs, PW VIII, 31 ; Sermons, PW IX, 234 ; Letter to a Member of Parliament,PW II, 130 ; Drapier’s Letters,PW X, 91 ; Intelligencer, PW XII, 30, 38.

239.

Irvin Enrenpreis, op. cit., p. 284.