L’euphémisation ironique : la modération comme médium

L’insistance sur la modération qui parcourt les écrits swiftiens sur la religion n’est donc pas l’expression d’un idéal (puisque celui-ci est donné pour impossible, voire dangereux, et donc satirisé) mais une pose rhétorique. La modération est ainsi instrumentalisée, et devient outil satirique.

C’est ainsi que le texte swiftien est parsemé de ce que l’on pourrait appeler, reprenant l’expression d’un critique, les « drapeaux rouges » de la rhétorique swiftienne (Robertson, 1976, p; 137), tous ces termes qui jouent le rôle de signaux textuels signalant le recours par Swift à une persona et le statut rhétorique de la modération. C’est le cas du substantif inconveniences, que l’on trouve à la fois, dans A Project, et dans An Argument. L’ironie réside bien moins dans le terme lui-même que dans le décalage entre le vocable et ce qu’il désigne, à savoir, dans The Sentiments, le danger pour la nation si les Dissidents étaient autorisés à jouer un rôle politique, la corruption morale généralisée de la nation dans le cas de A Project (PW II, 54) et les conséquences résultant de l’abolition du Christianisme dans An Argument (PW II, 26 ; 28 ; 35) Seule une différence de degré sépare les personae des écrits sur la religion du Proposer, dont l’usage du terme incumbrance pour désigner les miséreux irlandais (« I have been desired to employ my Thoughts what Course may be taken, to ease the Nation of so grievous an Incumbrance », PW IX, 114) remplit une fonction identique : c’est l’inadéquation du terme qui signale l’ironie, en tant qu’elle euphémise par understatement une réalité terrifiante.

Les mêmes précautions oratoires caractérisent les trois personae lorsqu’elles abordent la description de leur proposition. L’auteur supposé de The Sentiments décrit ainsi la manière dont il va présenter ses « sentiments » : « This I shall endeavour to do in such a Manner as may be liable to the least Objection from either Party » (PW II, 4). Il serait possible de voir dans cette formule la sincérité d’une modération motivée par le souci de l’intérêt général, à ceci près que des formulations similaires se retrouvent dans les deux autres écrits. L’auteur de A Project affirme ainsi ingénument : « Neither am I aware of any Objections to be raised against what I have advanced » (PW II, 56). On sait en outre l’usage qui sera fait d’une telle expression dans A Modest Proposal, expressionqui ne peut manquer de frapper par la similitude qu’elle présente avec celle de The Sentiments : « I shall now therefore humbly propose my own Thoughts; which I hope will not be liable to the least Objection » (PW IX, 111). Le terme est employé de manière ironique dans An Argument :

Autrement dit, le recours au vocable objection est toujours ironique et fonctionne de la même manière que le substantif « inconvenience » qu’on vient d’analyser : la proposition faite est choquante et devrait soulever plus des objections, et provoquer un rejet scandalisé.

Autre exemple : l’expression they had Reason est quasi systématiquement le prélude à un développement ironique reposant sur la polysémie d’un terme, comme dans l’extrait suivant de Some Advice [...] to the Members of the October Club dans lequel Swift joue sur le terme de merit pour rejeter les demandes de promotion de membres du gouvernement Harley :

C’est bien l’usage qui en est fait dans les trois écrits sur la religion, par exemple dans The Sentiments, lorsque la persona défend ironiquement les sectes : « Thus at the Restoration, the Presbyterians, Anabaptists, Independants, and other Sects, did all with very good Reason unite and solder up their several Schemes to join against the Church » (PW II, 3) ou lorsqu’il prétend approuver la « liberté de conscience » :

L’adjectif humble employé par l’auteur de A Project (« In my humble Opinion », PW II, 53) anticipe quant à lui l’usage quasi incantatoire qu’en fera le Proposer, de même que l’expression easy Method : « Indeed, the Method is so easy and obvious, that » (PW XII, 45), ou encore : « Now, as universal and deep-rooted as these Corruptions appear to be, I am utterly deceived, if an effectual Remedy might not be applied to most of them; neither am I at present upon a wild speculative Project, but such a one, as may be easily put into Execution » (PW XII, 47) Le P roposer reprendra en effet les mêmes termes : « Whoever could find out a fair, cheap, and easy Method of making these Children sound and useful Members of the Commonwealth, would deserve so well of the Publick » (PW II, 109).

Même un terme comme improvement, loin d’être neutre, relève du délire hubristique des personae swiftiennes les plus douteuses. Le titre complet de A Tale n’est‑il pas en effet A Tale of a Tub, written for the Universal Improvement of Mankind ? Il est dès lors difficile de ne pas placer l’auteur supposé de A Project dans la même filiation, lui qui affirme : « Among all the Schemes offered to the Publick in this projecting Age, I have observed, with some Displeasure, that there have never been any for the Improvement of Religion and Morals » (PW XII, 44). De même, comment ne pas voir d’ironie de la part de Swift lorsque la persona de A Project affirme présenter une image impartiale de l’état de la nation, dans la formule déjà citée : « For first, to deliver nothing but plain Matter of Fact, without Exaggeration or Satyr: I suppose it will be granted, that hardly One in a Hundred among our People of Quality, or Gentry, appears to act by any Principle of Religion » (PW XII, 45) ? Le lecteur en effet ne peut s’empêcher de songer à l’auteur de la préface de A Tale of a Tub qui revendiquait la même objectivité : « ‘Tis a great Ease to my Conscience that I have writ so elaborate and useful a Discourse without one grain of Satyr intermixt » (Tale, pp. 47‑48).

Le terme de project est quant à lui toujours chargé de connotations négatives dans le lexique swiftien, qu’il soit appliqué aux savants fous de l’Académie de Lagado dans Gulliver’s Travels ou à l’auteur supposé de Mr C----ns’s Dicourse of Free-Thinking, Put into plain English, by Way of Abstract, for the Use of the Poor, qui ne cesse de multiplier les projets :

L’expression « project in my head » assimile le « projet » à un simple caprice et le rythme binaire de la phrase, qui permet de mettre en parallèle « in my head » et « put into execution », souligne le caractère fanatique de celui qui imagine que son dernier caprice doit se réaliser concrètement. Le terme n’est pas seulement le titre de l’un desécrits de Swift sur la religion, mais se trouve dans les trois textes, souvent associé à l’adjectif « wild », comme dans A Project : « Neither am I at present upon a wild speculative Project » (PW II, 47) ou dans An Argument : « To offer at the restoring of that [« real Christianity »], would indeed be a wild Project » (PW II, 27), ou encore dans le passage suivant, où le projet qui consiste à abolir le Christianisme est présenté comme raisonnable : « As plausible as this Project [repealing « the Christian Religion »] seems, there may be a dangerous Design behind it » (PW II, 36).

La présence de ces signaux textuels rend inadéquate la distinction entre tract et travesty dans les écrits sur la religion, et montre au contraire l’imbrication des postures homilétique et satirique dans ces écrits et la présence systématique, bien qu’à des degrés divers, d’un masque énonciatif. Elle amène donc à envisager différemment le statut rhétorique de la modération qui caractérise le style de ces écrits, d’autant que le caractère systématiquement euphémisant des formules exprimant la modération (« a little too gross », PW II, 6, « a little too violent », PW II, 10) confère à celles-ci une portée fortement ironique.

Outil satirique, la modération l’est aussi en tant qu’elle devient parodie pour faire mouche et toucher deux cibles, comme ne manque pas de le souligner William Ewald : « Humourously Swift is satirizing both the atheist (indirectly) and the lukewarm Christian » (Ewald, 1954, p. 48). La modération est en effet condamnable en elle-même comme symptôme de tiédeur morale, que ce soit dans An Argument ou dans A Project, où une juste cause (le maintien de la religion) est défendue au moyen d’arguments que leur modération et leur opportunisme systématiques rendent moralement condamnables, ou dans The Sentiments, où la mollesse de la persona à l’égard de certaines mesures est un aveu de défaite morale acceptée d’avance. Le recours à cette persona de Projector modéré est en outre parfaitement adapté à la fonction satirique en général :

Ronald Paulson offre une analyse intéressante de cette fonction satirique. Est à l’œuvre selon lui une sorte de mise en abîme du processus satirique. À un premier niveau, la persona remplit la fonction de satirique ; il s’agit là d’une figure ambiguë, « intermédiaire », à la fois « villain » et satirique

Ainsi dans An Argument, la persona se situe entre le mal (le rejet du Christianisme) et le bien (le véritable Christianisme) pour adopter une position intermédiaire, celle du Christianisme nominal. Mais le processus satirique fonctionne également à un deuxième niveau, dans la mesure où cette figure ambiguë représente de la part de Swift une parodie de la satire horacienne dans laquelle l’opposition de deux extrêmes, également rejetés comme mauvais, conduit à l’adoption d’une position qui constitue le juste milieu. Chez Swift, une telle dialectique est pervertie, puisque le choix est entre le bien et le mal, avec pour résultat au pire, le mal se donnant les couleurs et le nom du bien, au mieux, un compromis bâtard. Cequi est dénoncé, c’est moins le Mal absolu, assez aisément identifiable, que le mal qui se donne les apparences du bien, de la rationalité et de la moralité, le Modest Proposer étant bien entendu l’archétype d’un tel mal.

Outre cette fonction satirique, la modération est également outil rhétorique, utilisée pour les avantages qu’elle présente, essentiellement une neutralité supposée qui permet de prendre parti tout en se situant prétendument au-delà des querelles de partis. D’objet de la satire, la modération est devenue médium non seulement de la satire, mais médium faisant partie intégrante de la rhétorique swiftienne :

Cette attitude de modération et cette fonction de « modérateur » permettent à Swift de dénoncer l’appropriation du terme de modération par le « private spirit », dénonciation de surcroît située à un endroit particulièrement stratégique, puisqu’elle conclut la première section du texte consacrée aux « sentiments » d’un Anglican moyen quant à la religion :

Moyennant quoi Swift procède de la même manière. Ainsi, dans l’extrait suivant de The Sentiments, le recours à l’argument d’autorité permet de forclore tout raisonnement et de dissimuler la partialité de l’idée avancée : « Without entering on the Arguments, used by both Sides among us, to fix the Guilt on each other, it is certain that in the Sense of the Law, the Schism lies on that Side which opposeth it self to the Religion of the State » (PW II, 11). L’auteur prend parti en employant le terme de schisme dans une acception idéologiquement très marquée (nous y reviendrons), tout en feignant de rester en dehors du débat, et forçant l’assentiment grâce à un double argument d’autorité : « it is certain that » et « in the Sense of the Law ». À l’instar du Proposer, l’auteur supposé de The Sentiments affirme le caractère évident de sa proposition (« which I am confident would be assented to by great Numbers in both [Parties], if they were not misled », PW II, 4).

Ce rôle de modérateur n’est ni plus ni moins qu’une pose rhétorique qu’on retrouve chez Swift à plusieurs reprises au cours de sa carrière et dans divers écrits. Lors des élections d’octobre 1710, Swift joue les modérateurs avec le pamphlet Faults on Both Sides. Le numéro de l’Examiner daté du 2 novembre 1710 déclare son intention d’impartialité : « to converse in equal Freedom with the deserving Men of both Parties » (PW III, 3), tandis que l’Examinateur réitère cette déclaration de principe deux numéros plus tard, dans l’édition datée du 16 novembre :

Ce renvoi dos à dos des deux partis n’est qu’une déclaration de principe, qui a dans sa formulation même quelque chose de ritualisé, quasi identique dans The Sentiments et dans The Examiner : si l’auteur de l’Examiner entend converser « in equal Freedom with the deserving Men of both Parties », celui de The Sentiments affirme son impartialité de la manière suivante : « I converse in full Freedom with many considerable Men of both Parties » (PW II, 2). Un tel positionnement participe pleinement de ce que l’on pourrait appeler l’ethos de l’Examinateur comme auteur supposé, au sens défini précédemment. L’ethos swiftien dans le cadre des écrits participant de l’apologétique anglicane est celui d’un homme modéré, au‑dessus des « factions », tel qu’il est par exemple résumé dans un passage des Four Last Years of the Queen : « So absurd are all the Maxims formed upon inconsistent Principles of Faction, when once they are brought to be examined by the Standard of Truth and Reason » (PW VII, 107). C’est bien à ce phénomène que l’on assiste ici, puisque l’affichage ostentatoire et programmatique de la modération, ainsi que toutes les expressions qui la suggèrent (telle « it is not altogether improbable », PW II, 7) sont utilisés non pour leur valeur dénotative mais pour leur pouvoir connotatif. Ne correspondant nullement « à l’intention d’une humeur qui chercherait à transmettre la singularité d’une sensation », ils se contentent de renseigner, « tout comme une étiquette renseigne sur un prix » (Barthes, 1953, p. 52) et ont à ce titre pour unique fonction de signaler la modération. C’est cette instrumentalisation de la modération qui rend possible le travail liguistico‑idéologique auquel se livre Swift dans ces écrits.