Chapitre 4. TERMINOLOGIE ET POLÉMIQUE RELIGIEUSE

Il est frappant de constater qu’une même réticence du locuteur à entrer dans les détails de sa propre argumentation caractérise les trois écrits sur la religion : « I avoid entering into the Particulars of this or any other Scheme », ou plus clairement encore : « But to leave these airy Imaginations of introducing new Laws for the Amendment of Mankind », déclare le locuteur de A Project (PW II, 49 et 61) ; « Without entering on the Arguments used by both Sides among us, to fix the Guilt on each other », affirme quant à lui celui de The Sentiments (PW II, 11). Même verbe enter dans les deux cas : le locuteur reste au‑dessus des débats techniques, comme si le véritable enjeu était ailleurs.

Cet enjeu est linguistique et idéologique, travail rendu possible grâce à l’ambiguïté de l’écriture de la via media telle qu’elle a été analysée précédemment. La période d’après 1688 durant laquelle écrit Swift est une période dont la polémique est le principal mode discursif. Les écrits swiftiens s’inscrivent en effet dans une tradition remontant à la Restoration, selon laquelle littérature, religion et politique se situent dans un même continuum qui définit le climat moral de la société. Ce que Dryden métaphorisait dans Mac Flecknoe (1682) en mettant en scène une réunion de médiocres poètes, poetasters, « King Flecknoe » et « Prince Shadwell » dans un quartier peu recommandable de Londres connu pour ses maisons closes, Swift l’exprime de manière discursive dans les Remarks upon Tindal’s Book au moyen d’un raisonnement analogique assimilant le pouvoir législatif du Parlement et le pouvoir linguistique de tout individu, en soulignant le caractère arbitraire de toute désignation non autorisée, dans un passage déjà cité : « so may I, who love as well as any Man to have in my own Family the Power in the last Resort, take a Turnip, then tye a String to it, and call it a Watch, and turn away all my Servants, if they refuse to call it so too » (PW II, 76). C’est dans A Tale of a Tub que cette logique est menée à son terme puisque la littérature elle‑même se fait le médium de la démonstration : la forme, représentée par le triptyque sujet, style, persona, constitue une réflexion en action sur les formes modernes, ainsi que sur divers solécismes, moraux, religieux, politiques. L’imagination du Hack, se manifestant sous la forme d’une prolifération endémique de chapitres, digressions et autres index, prend le pas sur l’ordre et les conventions. La dimension politico-morale de la satire est donc d’importance au moins égale à sa dimension littéraire ou, plus exactement, l’une et l’autre se confondent en une activité unique, comme le résume un critique swiftien : « Satire, irony and invective arose from a setting in which language, politics, religion and history were not separate activities but one activity, taking these several forms » (Donoghue, 1971, p. 26).

Cette imbrication des activités littéraires, politiques et religieuses permet de mettre en lumière l’importance de la dimension linguistique du conflit d’idées entre Whigs et Tories, entre Anglicans et Dissidents. Une telle dimension est inscrite au cœur même de The Sentiments, dont l’auteur supposé souligne que tous « [have] built their several Systems of political Faith, not upon Enquiries after Truth, but upon Opposition to each other, upon injurious Appellations, charging their Adversaries with horrid Opinions » (PW II, 4 ; je souligne). C’est ainsi que la littérature « assumed increasing importance both as a site for and as a way of giving shape and authority to the conduct of polemical argument (Zwicker, 1993, p. 10). Que la littérature ait été perçue comme séditieuse et donc dangereuse se mesure aisément à l’aune de la censure dont la satire fut victime à ses débuts : les proclamations de James I à l’encontre d’écrits séditieux affirment le caractère non public des questions politiques (« [governmental matters are not] Theames, or subjects fit for vulgar persons, or common meetings »), questions qui se situent donc hors du champ du débat public alimenté par l’écrit (« [writers must not] intermeddle by Penne, or Speech, with causes of State, and Secrets of Empire, either at home, or abroad »), car nulle dédicace flatteuse ne saurait dissimuler la critique: « Neither let any man mistake Vs so much, as to thinke, that giuing faire, and specious attributes to Our Person, they can couer the scandalls, which they otherwise lay upon Our Gouernment » 241 .

On ne saurait donc sous-estimer l’importance de la dimension linguistique des conflits politico‑religieux qui agitent le dix-huitième siècle, parce que l’enjeu de tels conflits se situe bien souvent au cœur des mots, dans le sens où les mêmes termes sont employés par différents camps, ou, pour reprendre la terminologie swiftienne, par différentes « factions », mais avec des sens opposés, chaque camp cherchant à discréditer le sens attribué à ces termes par l’adversaire pour mieux valider sa propre interprétation, selon un processus que résume parfaitement Martin Price :

Si dans A Tale of a Tub, la métaphore vestimentaire constitue le médium d’une interrogation fondamentale sur le langage – « the problem of how and by whom or what an investiture – the word as the clothing of thought, or feeling, or intention – is given meaning » (Wyrick, 1988, p.20) –, on pourrait dire que les écrits sur la religion constituent une mise en application d’un tel questionnement, en ceci qu’ils participent de l’effort de (re)définition linguistique et idéologique qui caractérise l’époque dans la mesure où Swift s’attache précisément à orienter et fixer le sens de mots-clés du débat politico-religieux de l’époque.

La sphère politico-religieuse connaît en effet à cette époque un changement radical de paradigme caractériséprécisément par sa publicité. Notre hypothèse est que les écrits sur la religion participent de ce mouvement de constitution de la « sphère publique » tel que l’a magistralement exposé Jürgen Habermas : un changement radical s’amorce dans la seconde moitié du dix-septième siècle en Angleterre, qui soumet inexorablement la Couronne et le Parlement à l’examen public. S’opère le passage d’un ordre politique monolithique à une pluralité inconfortable, passage qui nécessite l’apprentissage de modalités d’expression de la dissension, et le pouvoir est « appelé désormais à comparaître devant le forum public » (Habermas, 1993, p. 70), qui revendique peu à peu la sphère réglementée par la pouvoir, et ce sur le mode de l’opposition et au moyen du « raisonnement » (ibid., p. 38).

Habermas note qu’en Angleterre, le substantif « public » apparaît dès le milieu du dix‑septième siècle, en remplacement des termes « world » ou « mankind », et la récurrence du terme dans les écrits swiftiens non satiriques, notamment comme nous le verrons dans les sermons, témoignent, nous semble-t-il, de la conscience qu’avait Swift des enjeux que recouvre le terme. En effet, le public est toujours ce qu’Habermas appelle un « public orienté », orienté par quelque chose ou par quelqu’un, et « ce qui est soumis au jugement public acquiert de la Publicité » (ibid., p. 36), terme que l’anglais emprunte au français à la fin du dix-huitième siècle. Quant à l’expression public opinion, si elle ne fait son apparition que dans la seconde moitié du siècle, elle succède à une autre expression, très courante depuis fort longtemps : « general opinion ». Or l’enjeu consiste précisément à façonner une opinion publique encore très malléable puisqu’on se trouve à ce qu’une critique a nommé un « point zéro » de l’Histoire, moment décisif d’un entre-deux :

Roland Barthes a montré combien tout « discours historique est essentiellement élaboration idéologique » (Barthes, 1984, p. 164), enjeu dont Swift était pleinement conscient, qui affirme dans l’un des numéros de l’Examiner, dont la rédaction date de la période de publication des écrits sur la religion : « authority is very much founded on Opinion » (PW III, 150).

Nous postulons que les écrits swiftiens sur la religion participent de l’apologétique anglicane grâce à une stratégie d’ordre essentiellement linguistique. Un discours apologétique étant l’instrumentalisation d’une pensée à des fins idéologiques, l’enjeu principal des écrits sur la religion consiste à orienter le sens de certains termes et expressions en passe d’acquérir une publicité certaine selon la doxa anglicane, et ce afin de façonner l’opinion publique. L’écriture de la via media et sa polyvalence rendue possible par l’enchevêtrement des postures homilétique et satirique sont en effet le prétexte et le prélude à la délégitimation des discours dissonants et à l’inscription dans la trame du texte de l’idéologie anglicane.

Notes
241.

In L. J. Gibson, Formal Satire in the First Half of the Seventeenth Century, 1600-1650, Unpublished Dissertation, Oxford University, 1952, pp. 272-274.