La « modération » comme enjeu linguistique

Impossible pour Swift et ses contemporains de prétendre à la neutralité dès lors que le terme de « modération » est prononcé, et d’abord parce qu’il est au cœur d’un enjeu idéologique de première importance : l’appropriation de ce que nous avons appelé l’« ethos de l’Examinateur ». Whigs comme Tories cherchent en effet à accréditer l’idée de leur objectivité et de leur impartialité afin de pouvoir occuper une position moins centriste que dominante, au point de rejeter l’opposition aux extrêmes. À l’affirmation swiftienne déjà citée : « I converse in full Freedom with many considerable Men of both Parties » (PW II, 2) répond ainsi la profession de foi addisonienne : « Among those Advantages, which the Publick may reap from this Paper, it is not the least, that it draws Mens Minds off the Bitterness of Party, and furnishes them with Subjects of Discourse that may be treated without Warmth or Passion » (Spectator 262, II, 519). Par ailleurs, le recours au vocable constitue en lui-même un choix idéologique dans la mesure où il est idéologiquement très connoté, et ce de manière contradictoire : via media définitoire de l’Anglicanisme, la modération en effet l’objet d’une réappropriation polémique par les Dissidents.

Le choix d’une persona dont la modération constitue la principale caractéristique discursive est à l’évidence loin d’être anodin pour l’Anglican qu’est Swift. Notion essentielle s’il en est pour une Église qui entend incarner le juste milieu entre les deux extrêmes que représentent à ses yeux Puritanisme et Catholicisme, la modération qui caractérisela célèbre via media est avant tout perpétuelle oscillation entre ce que l’Anglicanisme récuse comme des extrêmes, « that virtuous mediocrity which our Church observes between the meretricious gaudiness of the Church of Rome and the squalid sluttery of Fanatick conventicle » (Patrick, 1662, p. 7). Via media aussi quant au rôle joué par la raison en matière de foi : l’Anglicanisme se positionne en la matière entre les deux excès que constituent la position des déistes qui font de la raison le socle nécessaire et suffisant de la religion, qui peut ainsi se dispenser de toute notion de révélation, et celle des fidéistes, pour qui seule la révélation peut fonder la religion, à l’exclusion de toute intrusion de la raison. Autrement dit, loin d’être synonyme d’impartialité et d’objectivité, cette position de médiateur entre les extrêmes correspond à un positionnement idéologiquement marqué qui est celui de l’Anglicanisme. Un critique va jusqu’à parler de « dogme du centre » (dogma of the middle, New, 1993, p. 165) pour décrire la ligne directrice de la stratégie rhétorique des Latitudinaires : c’est un centre qui a vocation à occuper tout le terrain, puisqu’il s’agit de définir l’Église anglicane non en elle-même, mais par rapport aux autres courants religieux, qui lui servent de repoussoir, comme un juste milieu pragmatique qui accueille et rassemble, par opposition aux extrêmes dogmatiques que constituent Catholicisme et Puritanisme.

Au-delà du dogme, le terme lui-même de « modération » est l’un des plus polémiques de l’époque car il cristallise le petit séisme linguistique qui accompagne l’érosion de la position centrale de l’Église anglicane, où du moins celle à laquelle elle aspire, séisme provoqué par la pratique de la « conformité occasionnelle » 242 . En 1703 en effet, un certain James Owen publie un court ouvrage intitulé Moderation a Virtue, dans lequel il redéfinit la modération comme consistant non pas à adhérer à une position modérée mais à y adhérer modérément, c’est-à-dire occasionnellement. Seul est véritablement modéré celui qui pratique la conformité occasionnelle car il est capable de discerner les aspects positifs de l’Anglicanisme mais aussi du Nonconformism : « [such a man] judges himself obliged to get the best Helps he can for his Soul, and thinks he ought not to be more restrained in the Choice of a spiritual Guide for the Benefit of his Soul, than he is in the Choice of a Lawyer or Physitian for the preserving of his Estate and Bodily Health » 243 . Une telle définition, outre le glissement sémantique évident qu’elle fait subir au terme de modération, est doublement polémique : parce qu’elle constitue une prise de position en faveur de la très controversée « conformité occasionnelle », mais aussi et surtout parce qu’elle prend le contre-pied d’une autre définition publiée précédemment dans un ouvrage portant précisément le nom qu’Owen choisit pour le sien : Moderation a Vertue, paru en 1683, et qui définit la position du clergé anglican libéral dans l’esprit du latitudinarisme, et dans un style dont l’équilibre convient parfaitement au propos :

Au vu de cette définition, le constat s’impose que la façon dont Owen se sert de l’ouvrage de 1683 à ses propres fins constitue une belle mise en abîme de la position qu’il défend, dans laquelle le rite anglican est instrumentalisé à des fins personnelles.

L’ouvrage d’Owen suscite en retour toute une série d’ouvrages, et à partir de cet instant, la polémique soulevée par la pratique de la « conformité occasionnelle » se centre sur la question de la définition à apporter au terme de « modération ». Le titre même de deux des ouvrages les plus connus, ceux de Charles Leslie, sont très explicites à ce sujet : The Wolf Stript of his Shepherd’s Cloathing, in Answer to a Late Celebrated Book Intitul’d Moderation a Virtue (1704) et Moderation Display’d (1704). Pour Leslie comme pour bon nombre d’Anglicans, l’usage qui est fait du terme de modération est coupable non seulement d’imprécision, mais employé à des fins délibérées de sabotage afin, comme le dit explicitement le titre du premier ouvrage, de faire rentrer le loup dans la bergerie : derrière l’écran de fumée qu’est devenu le terme de modération se dissimule « a New Sett of Men » dont le but est d’occuper peu à peu des postes-clés dans les domaines politiques et religieux 245 . La polémique tient au fait que la « modération » constitue, on l’a vu, un enjeu majeur pour l’Anglicanisme, qui se définit précisément comme juste milieu doctrinal entre le Catholicisme et le Puritanisme : « Our established Religion also is observed to lie in a Tract that Virtue and Reason recommend, and keeps the middle Way. It is happily reformed from Popish Superstitions; and yet carefully avoids the Mistakes and Errors of Enthusiasm » 246 .

L’emploi swiftien du terme « modération » s’inscrit dans le cadre de cette polémique. Dans le sermon « On Brotherly Love », Swift offre ainsi à la fois une critique de l’emploi qui est fait du terme et ce qu’il présente comme la véritable définition du terme :

Swift se propose ensuite de rectifier une définition aussi subversive afin d’édifier son auditoire et il donne à cette fin, de manière contrastive, ce qui selon lui est la véritable définition de la modération :

Mais comme le montrera l’analyse détaillée des sermons, la définition de la modération offerte par le sermon « On Brotherly Love » est en elle-même fortement politique, en ceci qu’elle n’est ni plus ni moins que la doxa anglicane sur les questions politico‑religieuses les plus débattues du moment, à savoir la question du Test Act et de la « conformité occasionnelle » 247 .

Or sous couvert d’impartialité, c’est bien la définition anglicane de la modération qui est promue dans The Sentiments :

Une telle rhétorique est à replacer dans le cadre de la défense du Test Act.Il n’est pas inutile en outre de savoir qu’en dehors même de ce contexte, le terme de modération a selon la doxa tory un sens bien particulier, comme l’illustre cet extrait du Post Boy, organe de presse de tendance tory. L’extrait décrit la réaction du public lorsque le Grand Jury ordonne la destruction de l’ouvrage de Collins, A Discourse of Free-Thinking :

Loin d’avoir un sens positif, le substantif devient synonyme de faiblesse des sentiments religieux et patriotiques, le contraire d’un « zèle » de bon aloi envers « l’Église et la Reine ».

Notes
242.

C’est‑à‑dire, comme on le sait, la pratique issue de la loi de 1689 (« Toleration Act ») qui permet aux Dissidents d’occuper des fonctions publiques pourvu qu’ils se « conforment » au rite anglican en assistant à un service religieux au moins une fois l’an. Les Tories n’ont cesser de dénoncer cette pratique qui sape les fondements de l’autorité de l’Église anglicane comme Église d’État, et de prôner un retour à la rigueur du « Test Act » de 1673, qui imposait une adhésion publique à l’Église établie, sanctionnée par le sacrement selon le rite anglican, à tout détenteur d’une parcelle de l’autorité de l’État.

243.

James Owen, Moderation a Virtue, London, s. n., 1703, p. 12.

245.

Moderation Diplay’d, London, s. n., 1704, Preface.

246.

Thomas Brooke, The Pleasure and Advantage of Unity. A Sermon Preached in the Cathedral‑Church of Chester, At the Assizes, September 2, 1746, Before the Honourable Mr. Sergeant Skinner, Chief‑Justice, And the Honourable John Talbot, Esquire, The other Judge of the County Palatine of Chester. Published at the Request of the High‑Sheriff, And the Gentlemen of the Grand‑Jury, London, Henry Woodfall, 1746, p. 13.

247.

Voir infra, Troisième partie.