L’ « axiologisation » du processus dénominatif.

La dévalorisation systématique de divers vocables associés à la dissidence religieuse est l’une des modalités du travail de redéfinition à l’œuvre dans les écrits sur la religion. Une telle dévalorisation s’effectue grâce l’« axiologisation » progressive de certains termes, c’est‑à-dire à l’attribution à ces termes d’une valeur « axiologique », péjorative ou méliorative. S’efforçant de « traquer les différents visages que peut prendre la subjectivité langagière », la linguiste Catherine Kerbrat‑Orecchioni note en effet « [qu’] à côté des termes qui sont clairement marqués [...] d’une connotation positive ou négative, d’autres ne reçoivent une telle connotation que dans un dialecte, sociolecte, ou idiolecte particuliers » (Kerbrat‑Orecchioni, 2002, p.118 ; p. 85). La valeur dite « axiologique » d’un terme peut de fait être plus ou moins stable, comme l’illustrent les écrits swiftiens sur la religion, dans lesquels certains vocables normalement dépourvus de toute valeur axiologique, se voient progressivement attribuer une connotation péjorative.

La première modalité de ce processus d’axiologisation concerne la dénomination elle‑même. En effet, comme le fait remarquer Catherine Kerbrat‑Orecchioni, l’activité de dénomination est loin d’être aussi neutre qu’on pourrait l’imaginer, en ceci que, si la « validité applicative » d’une « étiquette signifiante » qu’est la dénomination est incontestable, elle contient une part de subjectivité puisque

C’est ainsi que dans les écrits sur la religion, Swift a systématiquement recours au substantif Dissenter et à l’adjectif associé, dissenting, plutôt qu’au terme, pourtant synonyme, de « puritain ». Même si le terme a pu par la suite acquérir diverses connotations, le substantif  Puritan a une forte valeur dénotative et est plus neutre qu’un vocable comme dissenter, à forte connotation polémique, et qui présente une religion en termes de fracture, de déviance par rapport à la norme et à l’ordre 253 . La présence d’une expression comme the Evil of Dissension (PW II, 6) dans le texte de The Sentiments souligne cette valeur axiologique du processus, mettant ainsi à mal les prétentions de la persona à l’objectivité. De même, l’on ne peut guère parler de neutralité de la dénomination lorsque l’auteur supposé de The Sentiments, qui, faut-il le rappeler, s’était assigné pour mission de jouer les « modérateurs », c’est-à-dire « [to] moderat[e] between the Rival Powers », désigne le parti Whig au moyen de la formule « the Scribblers on the other Side » (PW II, 8). Sont certes rapportés les propos des deux camps, mais non seulement le terme de scribbler est éminemment péjoratif, mais l’expression the other Side elle-même suggère là encore l’idée d’une norme implicite, d’une ligne à ne pas franchir si l’on veut maintenir l’intégrité de la nation 254 . La présence dans An Argument d’une expression quasi identique (« the Writers on the other Side », PW II, 27) afin de désigner les Trinitariens achève de confirmer, si besoin était, le caractère tendancieux de la formule. La prétendue neutralité du locuteur est d’autant moins grande qu’un tel glissement sémantique, loin d’être propre à Swift, appartient au contraire à la rhétoriqueHigh Church. Avant 1660, la conception majoritaire au sein de la branche puritaine du Protestantisme quant à leur position à l’égard de l’Église anglicane est celle d’une affiliation plus ou moins subversive, dans la mesure où bon nombre de Puritains ne revendiquent leur appartenance à l’Église Établie que pour mieux affirmer leur visée réformatrice selon la volonté divine dans les domaines liturgiques, doctrinaux et institutionnels. La marginalisation jamais ne fut le but de ces différents mouvements minoritaires, en particulier des Presbytériens, dont l’idéal consistait à réformer l’Église de l’intérieur en y instaurant la « discipline divine », c’est-à-dire en renonçant à tout vestige du Catholicisme, notamment la hiérarchie épiscopale. C’est l’échec de ces diverses tentatives de réforme qui contraint les Puritains à la marge, à la « dissension » et à l’illégitimité dans le discours politico‑religieux.

On assiste ainsi à l’axiologisation de certains termes dont le sens est a priori neutre. C’est par exemple le cas du substantif free-thinker, dont l’axiologisation progressive résulte de l’association de plusieurs procédés ; dans The Sentiments, il est ainsi inséré dans une liste de termes tous connotés négativement : « Atheists, Libertines, Despisers of Religion and Revelation in general » (PW II, 3). La différence avec le catalogue satirique est de degré et non de nature. Si, comme on l’a dit, elle est trop limitée pour engendrer l’effet d’autonomie que provoque le catalogue satirique, une telle liste atteint pourtant un effet identique : l’amalgame linguistique permet de faire fi de toute précision dans la définition et entraîne un amalgame conceptuel. Dans A Project, l’axiologisation s’effectue de deux manières différentes : par l’association à un verbe « factif négatif », employé dans sa forme nominale. Rappelons que des verbes dits « factifs » « ont pour propriété originale que la phrase les complétant est supposée vraie [ou fausse] », selon qu’il s’agit d’un « factif positif » ou d’un « factif négatif » (Kerbrat‑Orecchioni, 2002, p. 128). Des verbes tels que « regretter », « nier », « savoir », « se douter », entrent dans la première catégorie tandis que « mentir », « faire semblant », « prétendre », appartiennent à la seconde. Or c’est bien l’un de ces derniers que l’on trouve dans A Project, dans lequel est condamnée la publication de certains ouvrages « under Pretence of Free-Thinking » (PW II, 60) : la simple présence du substantif « Pretence » confère au terme qui le suit une valeur négative ; cette supposée « libre pensée » fait automatiquement figure de leurre. Le substantif « Free-thinker » est par ailleurs associé à l’expression « Man of Pleasure » (PW II, 62), explicitement définie comme négative dans deux passages précédents : « in continual Apprehension, that some pert Man of Pleasure should break an unmannerly Jest » et : « the Men of Pleasure, who never go to Church, nor amuse themselves to read Books of Devotion » (PW II, 53). Ce dernier procédé est également utilisé dans An Argument (« to maintain, at least, two Hundred young Gentlemen of Wit and Pleasure, and Free‑Thinking », PW II, 30). S’ajoute à cela l’ironie à laquelle est soumise l’expression, comme le montre le paragraphe suivant, s’ouvrant sur cette phrase : « It is further objected against the Gospel System, that it obliges Men to the Belief of Things too difficult for Free‑Thinkers » (ibid.). L’ironie que pressent déjà le lecteur (quelle objection peut‑on faire à la parole de Dieu ?) est confirmée quelques lignes plus bas, où le terme Free‑Thinker fait l’objet d’un jeu de mots, puisque de « libre‑penseur » on passe à « libre de penser ce que l’on veut » puis à « libre de croire n’importe quelle hérésie », voire de croire à rien du tout : « Is not every Body freely allowed to believe whatever he pleaseth? » puis « Would any indifferent Foreigner, who should read the Trumpery lately written by Asgill, Tindall, Toland, Coward, and Forty more, imagine the Gospel to be our Rule of Faith? » (PW II, 29). Toute ambiguïté éventuelle est finalement levée dans la conclusion du passage : « For I look upon the Mass, or Body of our People here in England, to be as Free-Thinkers, that is to say, as stanch [sic] Unbelievers, as any of the highest Rank » (PW II, 34).

Les termes de liberty et de freedom sont également, dans l’idéologietory, entachés d’illégitimité. Or l’extrait suivant de A Project est conforme à une telle rhétorique en ceci que le substantif liberty est chargé d’une ironie très perceptible :

Après avoir défini le Free-Thinker comme « [a man] profligate in his Morals, and a despiser of Religion », la suite (« he is an Asserter of Liberty and Property ») déjà soulève un doute quant au sens à donner au substantif « liberty », doute que confirme la conclusion. Dans An Argument, le locuteur suggère un « amendement » au projet qui consisterait à abolir le Christianisme, consistant à abolir toute religion, faute de quoi, on ne saurait atteindre « la racine du mal » (the Root of the Evil) ; et de conclure : « For, of what Use is Freedom of Thought, if it will not produce Freedom of Action; which is the sole End, how remote soever, in Appearance, of all Objections to Christianity? » (PW II, 37-38). Cette liberté est licence, abus de liberté, et ferment de dissolution du tissu social.

Les écrits swiftiens sont en cela tout à fait représentatifs des pratiques polémiques des Tories, qui visent à jeter le discrédit sur de telles notions. Le terme de « liberté » est en effet au cœur de la rhétoriquewhig : si la loyauté (loyalty) est la notion-clé de la politique tory, la liberté (freedom), les droits et libertés (liberties) de tout citoyen anglais constituent les notions fondamentales du discours whig. Tout l’enjeu pour les Whigs consiste à opérer une distinction claire entre une liberté légitime, celle que confirme le Revolution Settlement de 1689, et une liberté prise au mauvais sens du terme, celle qui inspirait Cromwell et a conduit au régicide, ce que firent d’ailleurs les Whigs après la publication du texte de Collins (Phiddian, 1989, p. 74). Inversement, l’enjeu pour Swift consiste à anéantir une telle distinction, et à réduire les termes de freedom et de libertyau rang d’insultes : « No wonder such Men are true to a Government where Liberty runs high ». C’est dans Mr. C-----ns’s Discourse of Free-Thinking, Put into Plain English, by way of Abstract, for the Use of the Poor (1713) que Swift pousse cette entreprise de destruction et de déconstruction à son terme :

De panégyrique, le texte se transforme en parodie, et ayant acquiescé à la notion de liberté et approuvé l’analogie avec le free-seeing, le lecteur se trouve inéluctablement pris au piège : de liberté, la faculté visuelle devient vision affaiblie (weak or sore Eyes) et finalement aveuglement. La fin du paragraphe introduit métaphoriquement l’argumentation tory : les dangers du monde rendent la dégénérescence morale inéluctable et nécessaire l’aide d’une autorité autre qu’individuelle.Selon les Tories en effet, seuls les principes anglicans d’obéissance sont à même d’assurer le soutien nécessaire à la Couronne, par opposition aux effets destructeurs d’une liberté dévoyée :

La technique de Sacheverell est différente de celle de Swift, puisque les principes whig sont relégués dans les limbes de l’implicite d’un discours qui fait état des seuls principes tory.Les italiques créent un réseau sémantique qui lie l’Église anglicane à la Couronne selon des principes qui sont ceux des Tories. Swift quant à lui, avec plus de souplesse dans l’indirection, met en lumière ce qu’impliquent « véritablement » – c’est‑à‑dire, en fait, d’un point de vue tory – les principes whig, à savoir la ruine potentielle de la nation. Un tel positionnement permet de dénoncer l’appropriation du langage dans leur idiolecte subversif :

C’est bien sûr ce dont Swift se rend subrepticement coupable dans ses jeux sémantiques et ses glissements de sens. Une telle entreprise de mainmise sur le processus dénominatif est de toute première importance dans le conflit idéologique qui oppose Whigs et Tories car déterminante dans la définition de la légitimité du discours, selon un processus bien analysé par Robert Phiddian :

L’enjeu de cette démarche dépasse donc largement sa portée linguistique pour atteindre à une dimension idéologique.

Notes
253.

Le terme est certes employé par les Dissenters eux‑mêmes, mais comme le montre le discours de Sacheverell déjà cité – « They [the Dissenters] are not therefore to be Look’d upon as a Religious Sect whose Design only is a Particular Way of Worship, but as a Political Faction in our State, as a Combination against Our Settlement » –, il est surtout utilisé dans la rhétoriquetory, car il permet de mettre l’accent sur la dimension politique bien plus que religieuse de cette branche du Protestantisme : tandis que puritan fait clairement allusion à un rigorisme d’ordre moral et religieux, dissenting évoque implicitement une majorité en marge de laquelle se situe le mouvement qu’il désigne. En outre, selon l’idéologietory, les Dissenters sont non seulement accusés de se situer hors du consensus religieux et sociétal constitutif de l’Angleterre, mais perpétuellement soupçonnés de comploter afin de briser ce consensus : « Tory thinkers equated sectarianism in religion with sectarianism (or ‘faction’) in politics, as they could not conceive of civil obedience which was not based on comprehensive assent. The paranoid assumption is that a sect cannot rest until it has overcome the majority , that its members can owe no true obedience to the settled constitution in politics and religion and must forever be ‘Uneasy’ and plotting, in ‘Combination against Our Settlement’ » (Phiddian, 1995, p. 58).

254.

Sur l’opposition entre Whigs et Tories, et le passage de la valeur dénotative de ces termes à un fort contenu polémique, voir Bony, 1999, pp. 173-188. Swift lui‑même évoque ce changement dans un numéro de The Examiner : « It must be allowed, that the two fantastick Names of Whig and Tory, have at present very little Relation to those Opinions, which were at first thought to distinguish them. Whoever formerly professed himself to approve the Revolution, to be against the Pretender, to justify the Succession in the House of Hanover, to think the British Monarchy not absolute, but limited by laws, which the Executive Power could not dispense with; and to allow an Indulgence to scrupulous Consciences; such a Man was content to be called a Whig. On the other side, whoever asserted the QUEEN’s Hereditary Right; that the Persons of Princes were Sacred; their lawful Authority not be resisted on any Pretence; not even their Usurpations, without the most Extream Necessity: That, Breaches in the Succession were highly dangerous; that Schism was a great Evil, both in it self and its Consequences; that, the Ruin of the Church, would probably be attented [sic] with that of the State; that, no Power should be trusted with those who are not of the established Religion; such a Man was usually called a Tory » (Examiner 43, p. 165).