La « subjectivité objectivisée » : l’inscription de la doxa anglicane dans le texte swiftien

Parallèlement à la délégitimation de la dissidence, Swift procède à une véritable entreprise de légitimation et d’attribution du sens. On pourrait dire que c’est à un travail de fiction-fixtion que se livre Swift, dans la mesure où son but est d’attribuer et de fixer le sens des mots selon la fiction tory, selon la lecture du monde des Tories. L’interprétation que donne Roland Barthes de la fonction de la définition dans l’écriture marxiste comme séparation du Bien et du Mal convient parfaitement à l’écriture polémique swiftienne : il s’agit là aussi de faire en sorte qu’il n’y ait « plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement » (Barthes, 1972, p. 21). Cette entreprise de légitimation est conduite sur le mode de ce que Catherine Kerbrat‑Orecchioni nomme la « subjectivité objectivisée » (Kerbrat‑Orecchioni, p. 92), c’est‑à‑dire d’une subjectivité qui masque sa nature en se présentant sous les traits de l’objectivité, car ainsi que le souligne la linguiste : « La subjectivité langagière peut s’énoncer sur le mode de l’explicite (formules subjectives qui s’avouent comme telles), ou sur le mode de l’implicite (formules subjectives qui tentent de se faire passer pour objectives) » (ibid., p. 167). Elle s’énonce sur le mode de l’implicite chaque fois que l’énonciateur « [prend] position sans s’avouer ouvertement comme la source du jugement évaluatif » ; ainsi, « La présence de l’énonciateur dans l’énoncé ne se manifeste donc pas nécessairement par la figuration d’un « je » linguistique : une description « impersonnelle » peut-être éminemment « subjective », et un récit endossé par le « je » adopter un point de vue universaliste » (ibid., p. 92, p. 169).

L’objectivité est, on l’a dit, le propos avoué de la persona de The Sentiments :

Or un examen attentif de la rhétorique employée par la persona met à mal cette prétension à l’objectivité, puisque le texte est émaillé de verbes dits « factifs » qui, on s’en souvient, « ont pour propriété originale que la phrase les complétant est supposée vraie [ou fausse] », selon que ce verbe est un « factif positif » ou d’un « factif négatif » (Kerbrat‑Orecchioni, 2002, p. 128). Ajoutons que de tels verbes présentent l’avantage certain de la discrétion, la subjectivité dont ils sont porteurs n’étant que peu repérable. Swift utilise ainsi ce procédé, dans un passage déjà cité, pour introduire une définition du schisme qui, on l’a vu, est loin d’être neutre:

Les deux « factifs positifs », « it is certain that » et « I think it clear », participent pleinement de l’utilisation d’arguments d’autorité permettant de dissimuler la subjectivité du locuteur et de conférer à ses propos le statut de vérité incontestable. Ce procédé est également utilisé pour dévaloriser les Whigs dans le passage suivant :

Là encore, l’expression « it seems clear to me » sert à masquer la subjectivité de la persona, qui feint de montrer aux Whigs leurs propres erreurs, dans leur intérêt bien compris. Le passage qui suit constitue sans doute l’illustration la plus représentative de ce processus de « subjectivité objectivisée » :

Les verbes « profess » et « declare » appartiennent quant à eux à la catégorie des verbes dits « factifs négatifs », c’est‑à‑dire que les propos qu’ils introduisent sont discrédités d’avance dans la mesure où ils sont présentés comme erronés. C’est bien d’une « subjectivité objectivisée » qu’il s’agit, pour deux raisons : non seulement, comme on l’a dit, parce que cette subjectivité est discrète, mais surtout en raison de la friction entre le contenu verbal du texte et le procédé rhétorique à l’œuvre : contrairement à la profession de foi du locuteur, c’est bien une « opinion » qui est avancée, dans la mesure où le trame textuelle exprime le contraire même de ce que disent les mots du texte ; sans se prononcer ouvertement sur cette prétendue « modération », l’auteur supposé parvient pourtant à exprimer son sentiment au sujet de celle‑ci.

Le même verbe, cette fois dans sa forme adjectivale, est réutilisé deux lignes plus bas, mais au sujet des Tories :

L’adjectif « profest » ainsi que le verbe « imagine » constituent eux aussi une expression déguisée de la subjectivité du locuteur qui semble jusque là être fidèle au projet qu’il s’est assigné, à savoir la dénonciation de l’esprit partisan et l’ « éradication des préjugés » (In order to remove these Prejudices, PW II, 4), puisque les partis whig et tory ne sont non pas opposés mais comparés : « And every Extreme here mentioned, flings a general Scandal upon the whole Body it pretends to adhere to » (ibid.). Mais c’est moins cet objectif avoué et avouable qui est atteint que la promotion de la doxa anglicane, voire des opinions swiftiennes en la matière. Ce que « professent » les Tories ne saurait être qu’une légitime détestation de tous les ferments de la désagrégation de l’Église et de l’État, évoquée par des termes aussi énergiques que « destroyed » et « defaced » ; or il s’agit des mêmes méfaits que les Whigs tendent à euphémiser comme superficiels (« only in a few Ceremonies and Speculations »). Le résumé offert par Quintana des positions swiftiennes sur cette question constitue en fait un bonne description de la position anglicane modérée :

La contradiction fondamentale d’un texte comme celui de The Sentiments est de fait inhérente à la programmatique impossible du texte, qui se définit à la fois par sa subjectivité dans l’expression des « sentiments d’un anglican » et par son objectivité souhaitée comme « modérateur » (PW II, 2), se situant au-delà de l’esprit partisan.

Une telle « subjectivité objectivisée » ne constitue pas la seule modalité d’orientation du discours. Une lecture attentive des écrits sur la religion révèle en effet l’inscription dans le tissu même du texte de l’idéologie anglicane, inscription quasi subliminale dans la mesure où elle procède de processus rhétoriques plus ou moins complexes relevant de la dénégation. La rhétoriqueanglicane « High Church » est ainsi inscrite dans le texte de An Argument sous la forme d’une prétérition : une phrase comme « I am far from presuming to affirm or to think, that the Church is in Danger » (PW II, 36) est bien plus qu’un simple exemple d’ironie, d’ailleurs assez directe puisque le sens induit est l’exact contraire du sens explicite. La valeur connotative de la formule « Church in Danger » est en effet extrêmement forte, puisque l’expression correspond au cri de ralliement des Anglicans « High Church » après la « Glorieuse Révolution » et restera l’un des slogans favoris des Tories au dix‑huitième siècle. On peut citer à titre d’exemple Henry Sacheverell :

Si la rhétorique est excessive et extrême, l’idée qu’elle exprime est en revanche commune dans l’idéologie « High Church ». Or dans le texte de Swift, l’expression est non seulement répétée deux fois en quelques lignes, mais relayée par l’adjectif dangerous, et participe d’un réseau sémantique dont fait également partie le verbe explode. Ce dernier est toujours employé en lien plus ou moins direct avec la question de la religion ; il apparaît ainsi dans A Project dans le cadre d’une attaque explicite du free‑thinking : « The Doctrine of the Trinity, the Divinity of Christ, the Immortality of the Soul, and even the Truth of all Revelation are daily exploded, and denied in Books openly printed » (PW II, 60-61). On trouve par ailleurs deux occurrences de ce verbe dans An Argument : « The System of the Gospel, after the Fate of other Systems is generally antiquated and exploded » (PW II, 27) et « So, since the Fashion hath been taken up of exploding Religion, the Popish Missionaries have not been wanting to mix with the Free‑Thinkers » (PW II, 37).

L’inscription d’un tel verbe dans la trame du texte suggère de manière quasi subliminale l’idée d’un complot, ainsi que la violence de celui-ci. Le rapprochement avec le Catholicisme évoque de façon transparente l’idée de ce fantasme qui parcourt la période qu’est le Popish plot. Une telle idée est renforcée par le recours au substantif Missionaries, qui suggère de la part du Catholicisme un coupable zèle prosélyte destiné à ébranler l’édifice anglican. Le contexte dans lequel le verbe est employé dans The Sentiments est très différent :

Le recours à un tel verbe ici est infiniment paradoxal, car la violence du terme contraste fortement avec la pose de modération revendiquée par la persona ; il est en outre employé pour affirmer le contraire absolu de l’objectif affiché de The Sentiments, à savoir le désir de se situer au-delà des querelles de partis.

Est aussi inscrit en filigrane du texte un idéal, « an ideal above and beyond the middle way », « planted concretely here and there in the text » (Paulson, 1967, pp. 140‑141) et qui se fait jour parallèlement à la modération ostentatoire de la persona proposée comme norme. C’est le cas par exemple dans l’extrait suivant de An Argument :

L’efficacité du processus repose sur un jeu complexe d’enchâssement des instances d’énonciation. Le premier de ces enchâssements réside dans la dissociation entre le discours de la persona et l’énonciation d’une autre parole (introduite par l’expression « I have heard it affirmed »), qu’il fait entendre sans en assumer la responsabilité, étant simple « sujet parlant » et non « locuteur », selon la distinction analysée précédemment, procédé qui permet de reprendre les propos d’autrui sans les prendre à son compte. La persona de An Argument récuse ainsi l’autorité, au sens de l’auctoritas, de son propre discours en se réduisant au statut de sujet parlant et refusant le rôle d’auteur, comme le confirme d’ailleurs la conclusion demeurée célèbre : « I hope, no Reader imagines me so weak to stand up in the Defence of real Christianity » (ibid.). La persona se trouve donc ici dans une relation complexe d’adhésion et d’objection aux convictions de l’auteur réel, Swift 257 . Soulignons que dans An Argument comme dans la plupart des textes satiriques swiftiens, le degré d’identification entre l’auteur et sa persona est fluctuant ; s’il n’est nullement question par ces propos d’identifier la persona à une personne (Swift) qui porterait un masque pour mieux se dissimuler, puisqu’elle est « de nature discursive et non existentielle », la persona est toutefois « configuration autoriale » (Bony, 2002, pp. 59-60), et c’est à ce titre que les propos énoncés par la persona peuvent se superposer avec les opinions de l’auteur existentiel. Or l’une des complexités des satires swiftiennes réside dans la plasticité de cette « configuration autoriale ». Ainsi, lorsque la persona de An Argument affirme : « I do not yet see the absolute Necessity of extirpating the Christian Religion from among us » (PW II, 27), il est permis de lire ces propos comme une formulation euphémisante et ironique de l’opinion de Swift ; dans une expression comme « I hope, no Reader imagines me so weak to stand up in the Defence of real Christianity » (ibid.), le degré d’identification est nul, et la formule relève de la part de Swift de l’antiphrase ironique – qui pourtant fait rappel qu’un « vrai » Christianisme aurait pu exister, si les hommes ne l’avaient pas à ce point dénaturé. En dépit de ces fluctuations, on peut affirmer que, dans le cas qui nous occupe, la persona se trouve par rapport à l’auteur dans une relation distanciée. C’est grâce à ce processus complexe que l’opinion décriée par la persona voit sa validité renforcée.

Rhétorique et doxa anglicanes sont donc inscrites dans la trame du texte des écrits sur la religion, ainsi que l’idée selon laquelle la neutralité n’est plus de mise lorsqu’« explosent » certains prérequis. Mais, et c’est là que la rhétorique de la modération qui caractérise ces écrits joue pleinement son rôle, les idées mises en avant doivent apparaître aussi peu polémiques que possible afin de pouvoir faire l’objet d’un consensus fondant la nouvelle orthodoxie. Une telle attitude est symptomatique, nous semble-t-il, d’une volonté marquée de la part du clergé anglican d’occuper une place de choix dans la sphère discursive publique et d’utiliser l’apologétique afin de façonner l’opinion publique ; on assiste à ce que Robert Phiddian nomme une « professionalisation du savoir » et de confiscation des débats par le clergé anglican :

Notes
257.

La question de la position swiftienne dans An Argument, ainsi que celle du caractère ironique et satirique ou non du texte, font l’objet d’un intense débat critique. On a pu ainsi avancer (Peterson, 1967) que la défense du Christianisme nominal par la persona de An Argument pourrait recouper la position de Swift, exprimée par ailleurs dans A Project, en vertu de l’argument selon lequel d’autres Anglicans, et non des moindres, ont eu recours à un raisonnement similaire, dont la motivation est d’ordre purement pragmatique. C’est ainsi que, confronté à la désaffection croissante des églises, l’Archevêque Tillotson affirmait : « I doubt not but hypocrisy is a great wickedness, and very odious to God, but by no means of so pernicious an example as open profaneness. Hypocrisy is a more modest way of sinning, it shews some reverence to religion, and does so far own the worth and excellency of it, as to acknowledge that it deserves to be couterfeited; whereas profaneness declares openly against it, and endeavours to make a party to drive it out of the world », The Works of Dr. John Tillotson, ed. Thomas Birch, London, 1820, I, pp. 421-422. Mais dans l’ensemble, la doxa critique fait état en la matière d’un positionnement ambivalent, à la fois ironique et non ironique. Claude Rawson affirme par exemple que si Swift ne pense pas ce qu’il fait dire à la persona, il ne pense pas non plus exactement le contraire : « [he] does not not mean it either » (Rawson, 1984, vii) ; David Nokes a une formule plus définitive encore : « Swift gives us a parody of nominalism, yet at the same time recommends it to us » (Nokes, 1985, p. 101). Notre lecture se rapproche de celle de Lisa Smith (Smith, 1993), qui voit dans les ambivalences du texte swiftien la traduction d’un positionnement conforme aux préceptes christiques : de même que le Christ affirme qu’il n’est pas venu apportér la paix mais le glaive (Matthieu 10. 34), en ceci que les préceptes divins se situent en opposition directe à la sagesse du monde (I Corinthiens 3. 19), Swift peut affirmer : « [real Christianity is] utterly inconsistent with our present Schemes of Wealth and Power » (PW II, 28), ce qui ne signifie nullement qu’il ne faille pas tendre ardemment vers cet idéal. Le même débat a eu lieu à propos du « sens du quatrième livre » de Gulliver’s Travels, avec l’opposition des représentants « soft » et « hard » : les Houyhnhnms sont à la fois des modèles hors d’atteinte et vers lesquels pourtant il ne faut cesser de tendre. Dans sa folie, Gulliver porte témoignage de cette contradiction impossible (voir Bony, 2002, p. 228). Mais comme nous l’avons souligné, l’intérêt essentiel de An Argument comme des autres écrits sur la religion réside non dans le positionnement homilétique qui les sous‑tend, mais dans l’enchevêtrement de celui‑ci avec une posture satirique.