« Private spirit » : liberté de conscience et opinion

Il existe par ailleurs dans les écrits swiftiens sur la religion une constellation de vocables à caractère éminemment polémique, de ces termes que le dix-huitième siècle a transformés en slogans brandis par les factions rivales. Des termes tels que persecution, toleration, liberty of conscience, mais aussi opinion, reason, merit ou things indifferent sont autant de vocables très fortement connotés qui signalent un contenu polémique. De tels termes sont perçus comme potentiellement dangereux pour une raison que résume fort bien Martin Price : « It was the combination of the unlimited meaning and the sanctified nature of these terms that created danger » (Price, 1953, p. 12). La stratégie de Swift consiste le plus souvent à révéler la disparité entre le sens normalement attribué à ces termes et l’usage polémique qui en est fait, et à exposer au grand jour les motivations qui sous-tendent le recours à ces termes, à des fins qu’il affirme, dans le sermon On Brotherly Love, être didactiques :

L’enjeu est bien moins linguistique que moral : « The ironist must give [...] obtuseness significance. [...] "There are solecisms in morals," Swift wrote bitterly to Steele, "as well as in language." And the creation of an obtuse speaker allows the two to merge; the insensitivity to meanings serves to characterize a moral blindness » (Price, 1953, p. 58). Il s’agit ici de montrer l’instrumentalisation par Swift de cette visée didactique à des fins idéologiques, en ceci que le sens attribué aux termes-clés que Swift emploie est, sous couvert de modération et de neutralité, systématiquement conforme à la doxa anglicane.

La notion de « liberté de conscience » est l’une des expressions qui participe du phénomène d’appropriation décrit par Spellman et analysé précédemment. Il s’agit là d’un terme particulièrement dangereux en raison à la fois de son caractère vague – « there can be no bounds or limits put to this plea (of tender conscience), nor any possibility of defining that just number of particulars to which it may extend » – et de la caution morale que lui confère son caractère profondément religieux, qui n’est que trop facilement instrumentalisable : « Conscience commands in the name of God, however it may serve the private will » 258 . Swift ne démentit pas les craintes de South, et, comme on le verra, donne dans son sermon sur ce thème une définition très politique et polémique du terme.

Les enjeux d’un positionnement sur la liberté de conscience sont à la fois pratiques, théologiques et politiques. Ainsi les conséquences pratiques d’une officialisation de la liberté de conscience sont loin d’être négligeables : le Toleration Act, voté en 1689, entraîne une chute de la fréquentation des églises, problème auquel Swift, pasteur dans une région irlandaise à forte majorité presbytérienne, ne pouvait manquer d’être sensible. Pour les Anglicans, la conscience est précisément ce qui les oppose aux Puritains, qui rejettent l’intellect au profit d’une expérience intérieure subjective. Or selon la doxa anglicane, les dernières prophéties remontent à l’Église apostolique et les affirmations des Puritains sont synonymes d’hérésie et signe d’orgueil. L’expérience subjective et la « conscience » doivent être soumises à la raison, comme le rappelle Fowler : « Men cannot receive the Things of God’s Spirit, till by the assistance thereof, their Reason hath regained its authority, and be able to keep under their brutish affections » 259 . Mais l’enjeu principal d’une telle discussion autour du terme de « conscience » est politique et, en dernière analyse, pose la question des prérogatives de l’Église anglicane, ainsi que l’accusation whig selon laquelle cette dernière, dans les années 1680, a été un instrument constitutif de l’instauration d’un pouvoir absolutiste. Swift n’aura de cesse de contrer une telle accusation en rappelant que Jacques II voyait justement en l’Église anglicane un obstacle à l’instauration d’un tel pouvoir. Mais de fait, après la période de l’interregnum, les classes dirigeantes prennent pleinement conscience du caractère fondamental de cette question. La liberté de conscience religieuse n’est que le premier pas vers la liberté de conscience politique, qui s’assortit inévitablement de la liberté d’expression et de réunion. C’est donc au nom de la nécessaire stabilité de l’édifice social que, dans un passage des Thoughts on Free‑Thinking qui mérite d’être cité dans son intégralité, Swift récuse la liberté d’expression qui accompagne inévitablement une liberté de conscience mal interprétée :

Ou encore, pour reprendre l’expression lapidaire du roi de Brobdingnag : « A Man may be allowed to keep Poisons in his Closet, but not to vend them about as Cordials » (Travels II, 6, p. 125). Une telle prise de conscience entraîne dès les années 1660 les Anglicans qui s’étaient prononcés contre les réformes laudiennes et en faveur d’une attitude modérée à l’endroit des Puritains à se prononcer en faveur du renforcement des prérogatives de leur Église et à se déclarer hostiles à toute innovation doctrinale, institutionnelle ou sociale qui irait à l’encontre d’une stricte « uniformité » de l’Église. C’est ainsi que le « Cavalier Parliament », élu en 1661, fait voter une série de lois, dont l’« Act of Uniformity » de 1662, qui restaurent et rendent obligatoires les prescriptions doctrinales et rituelles de l’Église laudienne.

Il n’est dès lors guère étonnant de lire l’expression « liberté de conscience » dans les écrits sur la religion. Elle figure dans An Argument, définie sur le mode ironique. Ainsi, l’un des arguments avancés en faveur de l’abolition du Christianisme est le fait que ce dernier oblige les « Free‑Thinkers » à maintenir des croyances dignes d’un esprit étroit et empli de préjugés, bref, qui va à l’encontre de la liberté de conscience. Argument vain aux yeux de l’auteur, qui affirme :

Et de même plus loin : « For, of what Use is Freedom of Thought, if it will not produce Freedom of Action; which is the sole End, how remote soever, in Appearance, of all Objections against Christianity ? » (PW II, 38). La frontière entre la persona et la voix swiftienne est ici bien mince. On sait en effet que Swift estimait précisément que si tout homme était libre de ses opinions, il se devait en revanche de ne pas troubler l’ordre de la société en rendant publiques des opinions choquantes ou contraires à celles communément admises (PW IX, 261-262). Or c’est précisément ce que font les « Free-Thinkers » en publiant leurs ouvrages et c’est pourquoi nul ne saurait croire que l’Evangile constitue toujours le fondement de la société civile (« our Rule of Faith, and confirmed by Parliament »). Contre une telle définition, la définition swiftienne de la liberté de conscience se lit donc, a contrario, comme une liberté d’action qui s’inscrit dans le respect du cadre juridico-religieux de la société anglaise, dont l’Église anglicane demeure le pilier.

Mais c’est dans The Sentiments que l’usage qui est fait de l’expression est le plus intéressant ; la récurrence du terme y forme ainsi un réseau sémantique particulièrement riche qu’il est nécessaire de citer dans son intégralité afin d’en mesurer la portée et le caractère représentatif. Le terme se trouve d’abord employé dans le cadre de la violente critique du free‑thinking, de manière à la fois directe : « they [the free-thinkers] likewise preach up Moderation, and are not so over nice to distinguish between an unlimited Liberty of Conscience and an unlimited Freedom of Opinion » (PW II, 3), et indirecte mais transparente :

L’expression as it is highly reasonable est porteuse d’ironie, la présence de l’adjectif reasonable, bon marqueur de l’ironie swiftienne, étant ici renforcée par l’adverbe hyperbolique et quasi contradictoire highly, et permet de renforcer l’opposition établie entre l’appartenance à l’Église anglicane et le sens accordé à l’expression « liberté de conscience ». Le passage suivant où figure cette expression précise encore les choses :

Le recours à l’argument d’autorité est destiné à remporter l’adhésion dans ce passage crucial puisqu’il est celui qui définit l’expression : la définition qui en est donnée correspond précisément au sens que lui donnent les Anglicans « modérés » et majoritaires, puisqu’elle est ainsi en tous points conforme à celle que donne Simon Patrick dans son tract sur le latitudinarisme :

Le terme d’opinion est quant à lui particulièrement intéressant dans la mesure où le latitudinarisme considère comme acceptable une certaine « latitude d’opinion » dans les domaines qui ne contribuent pas au salut, selonpar exempleladéfinition de l’archevêque Hort, qui bien que tardive, résume parfaitement l’esprit du latitudinarisme :

Mais le terme est parfois entendu comme synonyme de vaine spéculation entraînant des controverses néfastes à la stabilité de l’ordre social. C’est l’interprétation qu’en donne Hobbes, qui voyait dans l’orgueil humain manifesté par le private spirit l’une des principales causes de la Guerre Civile. Or l’introduction de la Bible en langue vernaculaire accroît ce private spirit, dans la mesure où elle fait éclater l’unicité de la doctrine religieuse en une multiplicité d’opinions 261 , et pose donc la question du critère de vérité : « By whom Christ now speaks to us, whether by the King, or by the clergy, or by the Bible, to every man that reads it and interprets it to itself, or by private spirit to every private man » 262 . Or le terme d’« opinion » (private opinion) correspond précisément à la définition hobbesienne de l’hérésie 263 . Et c’est une position très similaire qu’exprime Swift dans ses Remaks upon Tindall :

Dans un article de l’Examiner, la notion d’ « opinion » est opposée à celle de « réalité » (Examiner 30). Il y a une stricte homologie entre l’« opinion » sectaire et la vraie foi relayée par l’Église anglicane, et le « faction » opposée à la « nation » dans le domaine politique. Les controverses théologiques fondamentales sont dans Gulliver’s Travels rabaissées au rang de disputes mesquines portant précisément sur de simples « différences d’opinions » :

Tous les exemples mentionnés ici font référence à des querelles théologiques majeures entre Puritains et Anglicans ou entre Protestants et Catholiques : whistling est une allusion à l’interdiction de l’orgue dans les églises durant la période du « Commonwealth » (1649-1660), et ce sous l’influence des Presbytériens. Le terme post fait quant à lui référence au crucifix, dont Calvinistes et Puritains considéraient la vénération comme idolâtre. L’interrogation sur la couleur des manteaux peut être interprétée comme une allusion aux querelles entre les frères des différents ordres catholiques, puisque Dominicains, Carmélites, Trinitaires et Franciscains étaient connus respectivement sous le nom de Frères Noirs, Blancs, Rouges et Gris, selon la couleur de leur bure.

Satire de ce que Swift fait apparaître comme mesquines querelles d’opinions d’une part, condamnation d’opinions-spéculations qui sont autant de facteurs d’instabilité sociale d’autre part : faut-il voir là une contradiction swiftienne de plus ? En réalité, la question des « différences d’opinion » est inséparable du domaine auquel elle s’applique et l’expression « things indifferent », présente dans l’extrait de Gulliver’s Travels, est à cet égard cruciale. Loin d’être neutre, une telle expression est au contraire fortement connotée puisqu’elle correspond à un vocable technique, dérivé du grec adiaphora, par lequel les théologiens désignent toutes les questions sur lesquelles l’Église n’a pas statué. Ce qui est satirisé dans Gulliver’s Travels, ce ne sont pas les querelles théologiques en tant que telles, ni les différences entre religions, mais les querelles portant sur des points obscurs et sans importance. Ainsi, la tolérance latitudinaire n’est pas synonyme de laxisme et vaut uniquement, selon l’expression de Hort, pour les choses « moins nécessaires » qui « ne concernent pas directement le salut de l’homme » (where the Salvation of Men is not clearly concerned). Or cette notion a été remise au goût du jour par Richard Hooker dans ses Laws of Ecclesiastical Polity (1594-97) et est tout sauf indifférente dans la théologie anglicane. Une telle conception trouve son fondement théologique dans la théorie anglicane de l’auto‑interprétation des Écritures – « Scripture interprets it self », disait Tillotson 264 – établie dans sa formule définitive, déjà citée, par le théologien William Chillingworth en 1638 :

L’expression « things indifferent » est donc à mettre en lien avec un point doctrinal central de l’Anglicanisme, la notion de via media, dont elle constitue l’expression linguistique : une certaine « latitude » est souhaitable en matière doctrinale et ecclésiale dès lors que ne sont pas en jeu les éléments essentiels de la doxa anglicane, pourvu que ne soit pas remise en cause sa fonction institutionnelle. À l’inverse du courant radical du Protestantisme, l’Anglicanisme prône la réforme pour les choses essentielles seulement, la pratique se chargeant de décider du sort à réserver aux « choses indifférentes ». De là les compromis doctrinaux dont l’Église anglicane a le secret, telle la notion bâtarde de « consubstantiation », compromis sur l’Eucharistie entre la notion catholique de transsubstantiation et la valeur purement symbolique que lui accordent les Protestants. De même, en matière de rituel, là où les Protestants bannissent musique et statues, les Anglicans les tolèrent dans une certaine mesure, tout en insistant sur le fait que rien ne remplace la foi. En outre, l’argument qui figure dans The Sentiments, à savoir qu’une certaine latitude en matière de « rites et de cérémonies » est acceptable – et que contredit la suite du texte –, est loin là encore d’être un argument neutre, puisque, comme l’a montré Louis Landa, il s’agit d’un des principaux arguments utilisés par les Puritains :

Rien d’étonnant dès lors à ce que l’expression soit dans les écrits sur la religion l’enjeu d’une querelle de définition. La première mention dans An Argument se trouve dans le passage suivant :

La reprise de l’adjectif indifferent en rapport avec le substantif ceremonies dans un passage subséquent éclaire le sens de l’expression :

Bel exemple de l’enchevêtrement dans le discours des positions homilétique et satirique. La voix de la persona se confond ici avec la voix swiftienne et les véritables enjeux sont dévoilés : le danger n’est pas l’abolition du Christianisme mais bien l’abandon du Sacramental Test et l’ébranlement de l’Église anglicane comme institution centrale de l’édifice social. Mais parallèlement, c’est l’une des techniques favorites non du théologien, mais du satirique, qui est utilisée pour étayer l’argumentation, à savoir la technique du catalogue. Il s’agit de fixer le sens de l’expression things indifferent en accord avec l’orthodoxie anglicane. Ainsi dans ce passage de The Sentiments :

Il s’agit là d’un processus central de la stratégie polémique swiftienne : le recours à l’expression things indifferent, loin d’être un simple appel à la tolérance, met en scène un certain nombre de points extrêmement polémiques dans le domaine même que Swift affecte de mépriser. C’est un véritable investissement subversif qui est à l’œuvre, Swift se positionnant insidieusement, mais très précisément, dans le champ de bataille au‑dessus duquel il prétend se situer.

Notes
258.

Robert South, Sermons Preached upon Several Occasions, London, s. n., 1842, II, pp. 177‑178.

259.

Edward Fowler, The Principles and Practices of Certain Moderate Divines of the Church of England, London, L. Lloyd, 1670, p. 45.

261.

Selon l’expression de Hobbes : « the private interpretation of the Scipture, exposed to every man’s scanning in his mother-tongue », in Behemoth, or The Long Parliament, ed. F. Tönnies, London, Frank Cass, 1969, Dialogue 1. 3.

262.

Hobbes, Behemoth, or The Long Parliament , op. cit., Dialogue 1. 55.

263.

Hobbes, Behemoth, or The Long Parliament , op. cit., Dialogue 1. 9 et Leviathan, p. 165.

264.

John Tillotson, The Rule of Faith, London, 1666, in Harth, 1961, p. 206.