Le Hack comme « freshest Modern »

« Some of those Passages in this Discourse, which appear most liable to Objection, are what they call Parodies, where the author personates the Style and Manner of other Writers, whom he has a mind to expose » (Tale, p. 3). L’importance de la parodie dans A Tale of a Tub, première grande œuvre swiftienne, est soulignée dès l’« Apology » de 1710 et se trouve pourtant souvent éclipsée au profit d’une analyse du texte en tant que satire. Or la dimension parodique parcourt A Tale dans son intégralité, que ce soit dans les sections consacrées à ceux que Swift nomme les « Modernes », ou, plus discrètement, dans les sections formant une allégorie du Christianisme. C’est grâce à la parodie que Swift met au jour contradictions et incohérences du discours du modernisme, vocable dont nous montrerons que Swift lui attribue une signification tout à fait particulière. Le terme de parodie est à entendre ici au sens large, incluant ce que nous nommerons parodie non littéraire. La définition qu’en donne Margaret Rose : « the critical refunctioning of preformed literary material with comic effect » (Rose, 1979, p. 35) ne reflète que de manière incomplète la pratique swiftienne qui, outre des matériaux littéraires, inclut les discours politiques, religieux, sociaux de cette période tourmentée qui clôt le siècle. A Tale of a Tub est en effet un texte formé et déformé par les diverses crises qui précèdent ou suivent cette rupture emblématique que constitue la Révolution de 1688 : le discours de la tradition ne va plus de soi et se trouve confronté à la contra‑diction d’autres discours. Envisager A Tale comme parodie, c’est donc analyser la manière dont le texte reflète les événements de 1688 tout en entendant les dépasser, voir en quoi le texte est à la fois symptôme et tentative de remède à la rupture de 1688. Dénonçant les contradictions de la méthode moderne, que celle‑ci s’applique à l’épistémologie ou à la religion, Swift entend imposer en lieu et place du discours du modernisme le discours de la tradition dont l’Église anglicane est le meilleur représentant.

La question du modernisme dépasse largement la controverse de la « bataille des livres » qui oppose Anciens et Modernes. Le modernisme au sens swiftien est ce discours qui se présente explicitement comme contradiction au discours de la tradition et se déploie aussi bien dans le champ du politique que dans ceux du religieux et du littéraire. Bercés par l’illusion d’une libératrice absence d’origine, les Modernes substituent à la filiation avec le passé une quête effrénée d’originalité : « Because, Memory being an Employment of the Mind upon Things past, is a Faculty, for which the Learned, in our Illustrious Age, have no manner of Occasion, who deal entirely with Invention, and strike all Things out of themselves, or at least, by Collision, from each other » (Tale, p. 135). L’ironie de l’adjectif « illustrious » se conjugue à celle d’un passage précédent (« our Illustrious Moderns have eclipsed the weak glimmering Lights of the Antients », Tale, p. 142) pour révéler la prétention des Modernes, qui croient pouvoir se passer des lumières d’une sagesse ancienne. Dans la perspective swiftienne, le modernisme n’est ni plus ni moins que la manifestation culturelle du narcissisme et de l’hubris de ses tenants, aveuglés par une même erreur fondamentale qui consiste à nier leur dette à l’égard du passé, dans quelque domaine que ce soit. La récurrence parodique de l’adjectif « original » et de ses variantes (pas moins de quarante fois au cours de A Tale) témoigne à la fois du désir et de l’absence de légitimité des Modernes. Refusant toute autorité extérieure et antérieure, ceux-ci cherchent à faire autorité grâce à un langage dont l’autoritarisme aussi marqué que fallacieux révèle la faiblesse : « But here I think fit to lay hold on that great and honourable Privilege, of being the Last Writer ; I claim an absolute Authority in Right, as the freshest modern, which gives me a Despotick Power over all Authors before me » (Tale, p. 130), proclame sans ambages le Hack, comme il est convenu de désigner la persona de A Tale, véritable quintessence du Moderne, dans la « Digression in the Modern Kind ».

Mais ce refus d’inscription dans une filiation épistémologique n’est pas sans conséquence, qui s’accompagne d’une incapacité à déceler des liens, fussent-ils simplement lexicaux. Dans la conclusion du Tale, le narrateur vante ainsi fièrement les qualités de son traité: « [I] shall be too proud, if by all my Labors I can have any ways contributed to the Repose of Mankind, in Times so turbulent and unquiet as these » (Tale, p. 108). Si le plumitif swiftien est totalement inconscient du double sens du substantif repose, la satirique ne manque pas de souligner cette dualité sémantique quelques lignes plus bas : « Among a very Polite Nation in Greece, there were the same Temples built and consecrated to Sleep and the Muses, between which two deities they believed the strictest Friendship was established » (ibid.). Le narrateur est ainsi trahi et dépassé par le langage qu’il entendait soumettre.

De même, l’allégorie des manteaux narre la perte de l’origine suprême dans la séduction de l’erreur. Il y a là aussi refus de s’inscrire dans une filiation, qui est ici filiation d’un héritage religieux symbolisé par le manteau légué aux trois frères par leur père. Après sept années d’harmonie – référence aux sept premiers siècles du Christianisme –, la rencontre de trois femmes symbolisant convoitise, ambition et orgueil, sème la discorde entre les trois frères, qui peinent à réconcilier le testament paternet avec les mœurs du siècle. Orphelins, privés de l’autorité du Père, les trois frères se trouvent entraînés dans la spirale de l’erreur par Peter, qui croit distinguer les lumières de la vérité alors qu’il est aveuglé par son orgueil exégétique. De protecteur et garant de la parole autorisée, le testament devient texte malléable au gré de la capricieuse subjectivité de deux des trois frères. Si Martin l’Anglican représente la norme, ses frères incarnent les déviances par rapport à celle‑ci : à la référence à une autorité subvertie de Peter le Catholique répond l’appel à la libération de toute autorité de Jack le Calviniste. Ce dernier est certes défini dans un premier temps par opposition à Peter, mais c’est surtout la ressemblance entre les deux frères qui est soulignée (« bear[ing] a huge Personal Resemblance », Tale, p. 199) : au cœur des contraires se trouve une identité commune. Images en miroir inversé de l’erreur, Peter et Jack ne sont pas opposés mais identiques, et c’est Martin qui représente le véritable contraire. L’erreur est d’autant plus coupable qu’elle est absolue, puisque c’est non seulement le fond, mais la forme de l’héritage paternel que pervertissent les deux frères : Jack fait ainsi une copie du testament : « JACK had provided a fair Copy of his Father’s Will, engrossed in Form upon a large Skin of Parchment » (Tale, p. 190), afin de ne plus avoir à s’y conformer, mais de pouvoir au contraire le soumettre à ses caprices : « He had a Way of working it into any Shape he pleased; so that it served him for a Night‑cap when he went to bed, and for an Umbrello [sic] in rainy Weather » (ibid.). C’est ce parti pris de nouveauté préféré au respect de la forme originelle qui fait de Jack un Moderne. De même, à la voix de la tradition incarnée par le testament paternel, Peter préfère les attraits de la nouveauté, et multiplie les inventions : « remèdes contre les vers », « bureau des murmures » à l’usage des hypocondriaques, « compagnie d’assurance pour pipes », etc. (Tale, pp. 107‑108).

Le lexique révèle la parenté entre Peter et les « Modernes » dont il est question dans les sections qui leur sont plus spécifiquement consacrées : Peter est lui aussi décrit comme « auteur original » : « the Original Author of Puppets and Raree‑Shows » (Tale, p. 109). Il en va de l’héritage religieux comme des questions épistémologiques : « In Christianity there can be no concerning truth which is not ancient; and whatsoever is truly new, is certainly false » 267 . L’allégorie swiftienne pose la question centrale du lien que l’homme entretient, ou refuse de continuer à entretenir avec l’origine suprême, et de la transmission de la Parole divine. La place qu’occupe la Bible dans A Tale est à cet égard tout à fait significative : texte par excellence, contrepoint et contrepoids à la prolifération séductrice et trompeuse d’interprétations émanant des Modernes, la Bible est pourtant avant tout un texte absent, présence en creux à travers les erreurs d'interprétation qu’elle suscite. Dans l’espace discursif des Modernes, le langage a perdu contact avec la parole divine pour avoir refusé de s’y soumettre et voulu la soumettre à ses propres intérêts. Véritable acte d’appropriation, interprétation au service d’intérêts personnels, la lecture du texte biblique par Jack et Peter est coupable en ceci qu’elle procède non d’une volonté de connaissance mais du désir de s’affranchir d’une autorité contraignante.

C’est toutefois dans le jeu parodique que la dénonciation des Modernes prend toute sa force, comme le montre le traitement réservé aux digressions. Unité textuelle apparemment disjointe de la trame narrative, la digression devient l’emblème de la forme employée par les Modernes :

Le fait qu’un tel commentaire émane du Hack, qui se définit lui-même comme le serviteur dévoué de la modernité (« Because I have profess’d to be a most devoted Servant of all Modern Forms », Tale, p. 45), ajouté à la métaphore alimentaire révèle la dimension parodique de ce recours constant aux digressions, « ragoûts » bien peu ragoûtants. Sorte de collage générique, la digression reflète l’incohérence et la fragmentation du monde des Modernes. En réalité, le jeu textuel va bien plus loin. A Tale est à plusieurs reprises au cours de la Préface défini comme un traité, et la persona semble respectueuse de distinctions d’ordre générique. Or de telles distinctions sont par la suite sérieusement mises à mal. Si A Tale débute comme un conte de fées en en adoptant la formule liminaire rituelle : « ONCE upon a Time, there was a Man who had Three Sons by one Wife » (Tale, p. 73), il se poursuit comme une allégorie biblique, dans laquelle chacun des frères incarne une religion différente, avant de se transformer en comédie de mœurs à la manière de la comédie de la Restauration, où l’on voit les trois frères se muer en ridicules esclaves de la mode. Une telle incohérence est significative : les convulsions désordonnées de l’auteur supposé font partie intégrante d’une attaque d’une cohérence redoutable, qui ne peut fonctionner que parce que Swift est absent de son texte : la stigmatisation de la modernité se fait par la voix d’un fidèle Moderne. Tout se passe comme si les formes modernes étaient si peu fondées que leur seule existence les condamnait. Une telle impasse est la destinée logique du solipsisme des Modernes : refusant toute autorité extérieure, le discours moderne se prive aussi de l’auctoritas, instance originelle et créatrice, et s’anéantit lui‑même.

Swift fait donc de l’ « anatomie » de l’erreur sous toutes ses formes l’élément structurant de son œuvre. L’apparente contradiction de A Tale, texte dénonçant le refus de reconnaître l’importance de la transmission tout en se construisant sur la rupture et le désordre, participe de l’intention parodique qui le sous-tend. Procédé structurant de l’œuvre, le désordre donne à voir la continuité de l’erreur humaine, les errements des Modernes dans leurs tentatives herméneutiques, que le texte à déchiffrer soit philosophique, littéraire ou religieux le modernisme est avant tout une méthodologie défectueuse, caractérisée par les effets pervers d’une confusion entre le matériel et le spirituel.

C’est bien entendu à ce titre que l’ensemble des doctrines matérialistes est dénoncé en bloc, là encore grâce à la parodie. L’allégorie de la création du monde par le dieu‑tailleur – « They [everybody of good fashion] worshipped a sort of Idol, who, as their Doctrine delivered, did daily create Men, by a kind of Manufactory Operation » (Tale, p. 76) – constitue une reprise parodique des descriptions de Lucrèce sur la formation de l’homme à partir de la terre selon un processus purement accidentel. De même, à la définition de l’esprit par Thomas Vaughan : « the passive spirit is a thin aerial substance, the only immediate vestment wherein the Soul wraps herself » 268 répond l’écho moqueur de Tale : « They held the Universe to be a large Suit of Cloaths, which invests every Thing: That the Earth is invested by the Air; the Air is invested by the Stars; and the Stars are invested by the Primum Mobile » (Tale, pp. 77‑78). Surtout, loin de reconnaître la spécificité de ces différentes philosophies matérialistes, Swift les place toutes sur le même plan : les correspondances qu’établissent ces philosophies entre macrocosme et microcosme non seulement révèlent une confusion entre corps et esprit, mais tendent à nier la distinction entre créateur et création et à définir Dieu en termes matérialistes. Sous le titre de « great Introducers of new Schemes in Philosophy », Swift regroupe ainsi « Epicurus, Diogenes, Apollonius, Lucretius, Paracelsus, Des Cartes, and others » (Tale, p. 166). L’amalgame pratiqué par Swift reflète les préoccupations d’une période qualifiée par certains de « plotting age » 269 , durant laquelle diverses conspirations, réelles ou fictives, de l’« Exclusion Crisis » au « Meal‑Tub Plot » en passant par le « Popish Plot », ont contribué à la perception du complot non comme une exception, mais comme la règle, notamment en matière de religion.

Ni coupable facilité ni simple effet de mode, la reprise d’une telle théorie du complot est pour Swift l’occasion de déployer pleinement l’arsenal satirique. Elle lui permet d’abord de se poser non en défenseur partisan d’une doctrine parmi d’autres, mais en gardien de l’ordre social et religieux. Si les tenants de doctrines contraires à l’orthodoxie sont contraints de dissimuler leurs opinions, il incombe aux défenseurs de la religion comme Swift de faire la lumière sur un danger qui sans eux serait passé inaperçu. Elle autorise ensuite un sous‑entendu aux conséquences dévastatrices : de telles philosophies ne sont pas le fait d’individus au jugement égaré, mais résultent d’une folie commune, systématique, et donc dangereuse, née du matérialisme.

Notes
267.

John Pearson, An Exposition of the Creed (1659), in John Gascoigne, Cambridge in the Age of Enlightenment: Science, Religion and Politics from the Restoration to the French Revolution, Cambridge, Cambridge UP, 1989, p. 32.

268.

Thomas Vaughan, Complete Works, p 79, in Lund, 1989, p. 47.

269.

Charles Blount, The Two First Books [sic] of Philostratus Concerning the Life of Apollonius of Tyana, London, 1680, in Lund, 1989, p. 36.