L’apologie de l’Anglicanisme

Lestenants des doctrines matérialistes n’ont pas l’apanage de cette confusion entre spirituel et matériel : la méthodologie moderne, quel que soit le domaine auquel elle s’applique, relève toujours de la même confusion, même si les formes qu’elle revêt sont diverses.

Le Catholicisme est ainsi présenté comme comme un avatar du modernisme en ceci qu’il n’est, dans la perspective swiftienne, ni plus ni moins qu’une réduction du mystère à ses constituants métériels. Exploitant au maximum la technique satirique traditionnelle de la reductio ad absurdum, Swift présente la doctrine centrale du Catholicisme, la transsubstantiation, comme négation de la transcendance du mystère, simple « opération mécanique de l’esprit » (The Mechanical Operation of the Spirit), échange physique d’une substance contre une autre. Le pain, symbole du corps du Christ, agneau de de Dieu, devient mouton, veau et autres mets divers :

Le propos swiftien est moins d’opposer une croyance à une autre, Catholicisme contre Anglicanisme, que de présenter la transsubstantiation comme relevant d’une extraordinaire réduction qui procède de l’orgueil humain, tenté d’expliquer toute expérience humaine selon un discours matérialiste.

Mais Swift montre aussi comment, plus insidieusement, la séduction qu’offrent aux yeux de Peter les facilités du discours critique relève de la même confusion. À la mort de leur père, les trois frères arrivent en ville, mais se font rejeter en raison de la simplicité de leurs vêtements, dépourvus de tout ornement, en particulier de « shoulder‑knots », à la dernière mode. Peter consulte donc le testament paternel afin de résoudre cette difficulté : « ‘Tis true, said he, there is nothing here in this Will, totidem verbis, making mention of Shoulder‑knots, but I dare conjecture, we may find them inclusivè, or totidem syllabis » (Tale, p. 83). Il y a là évidemment parodie du discours de l’Église catholique, qui recourt à la tradition orale plutôt qu’aux Écritures lorsque celles‑ci ne permettent pas de répondre de manière satisfaisante à une question. Mais l’enjeu consiste avant tout à prouver qu’une telle casuistique repose sur la méthodologie fallacieuse des Modernes : la sémiotique simpliste de Peter, ainsi que sa terminologie pseudo‑savantes sont utilisées non pour servir, mais pour asservir le texte d’origine, ainsi que pour dissimuler la vacuité du discours exégétique et les intentions malhonnêtes de l’auteur. Un tel discours est condamnable non seulement en ceci qu’il contredit le discours révélé, mais surtout en raison de son absence totale de validation externe : le discours de Peter n’a d’autre autorité que la subjectivité de son auteur.

On comprend aisément que de tels discours soient quasi systématiquement parodiés, et que, dans un tel contexte, la récurrence de l’adjectif « profond » pour qualifier les Modernes ne relève pas du hasard :

À la parodie du style alambiqué des Modernes s’ajoute la littéralisation du métaphorique. Ce dernier procédé, rendu possible par l’image du puits, permet à Swift de réduire à néant l’association traditionnelle entre complexité et profondeur d’un énoncé pour lui substituer l’affirmation que la profondeur revendiquée est bien souvent synonyme d’obscurité. Particulièrement représentatif, cet exemple montre surtout que la pratique swiftienne de la parodie ne repose pas sur les mécanismes traditionnels de celle-ci, tel le plaisir de la reconnaissance du pré-texte. Qu’il affiche ostensiblement l’objet de la parodie dans ses notes, comme c’est le cas pour Thomas Vaughan 270 , ou demeure au contraire trop vague pour que le texte parodié soit identifiable de manière certaine, Swift prive son lecteur de ce plaisir de reconnaissance, indiquant clairement que l’identification du pré-texte ne constitue pas une dimension essentielle de la parodie.

Il n’est pas inutile ici de revenir à la définition qu’en donne Swift dans l’« Apology » de A Tale : « Some of those Passages in this Discourse, which appear most liable to Objection are what they call Parodies, when the Author personates the Style and Manner of other Writers, whom he has a Mind to expose » (Tale, p. 7). Toute parodie se définit certes comme investissement subversif, critique de l’intérieur, dans laquelle le texte‑source est habité et imité, en un mot, « personated », afin de mieux permettre au texte‑arrivée de mieux s’en distancier. Mais chez Swift, la collocation du substantif parody et du verbe personate, loin d’être fortuite ou tautologique, crée autour de la parodie un réseau de connotations liées à la notion d’impersonation : notions de contrefaçon, de jeu d’acteur, de faussaire (tous sens répertoriés par l’OED). L’intérêt principal de la parodie réside donc pour Swift en ceci qu’elle rend possible l’investissement subversif traditionnel de la parodie – on feint d’approuver des opinions contraires aux siennes afin de mieux les attaquer de l’intérieur –, mais surtout, qu’elle permet d’atteindre l’objectif traditionnel de la satire : rendre visible le mal qui se dissimule, en montrant comment ce qui est faux réussit à se faire passer pour vrai. Par là le Hack est l’une des personae swiftiennes les plus protéennes, capable de raconter une histoire (celle des trois frères) de manière plus ou moins ordonnée, mais disloquée par de longs chapitres digressifs et auto‑réflexifs, affichant et revendiquant par là même un parti pris d’incohérence qui révèle sa vraie fonction énonciative, aussi manipulable que manipulatrice.

Au solipsisme et à la subjectivité du discours du modernisme, Swift entend opposer la vérité du discours de la tradition. Si la dimension parodique de A Tale est, comme nous l’avons souligné, annoncée dès l’« Apology », ce que nous avons nommé « posture homilétique » y est également inscrit : « [A Tale of a Tub] celebrates the Church of England as the most perfect of all others in Discipline and Doctrine » (Tale, p. 5). L’enjeu consiste donc à faire apparaître l’Église anglicane comme la meilleure représentante de cette voix de la tradition. En filigrane de l’allégorie swiftienne se trouve la question des origines et de la légitimité de l’Église anglicane, question problématique dès le départ, comme on l’a vu, et ravivée par la crise de 1688, succédant elle-même à une longue série de ruptures : Guerre civile, exécution de Charles Ier, avènement du Commonwealth, autant d’événements qui rendent inévitables une remise en cause que l’étroitesse des liens unissant jusqu’alors l’Église et l’État avait permis d’éviter. On sait à quel point Swift était conscient du caractère problématique de cette légitimité, qu’il attribuait au comportement de Henri VIII, « the profligate Dog of a King », au sujet duquel il déclarait : « And I wish he had been Flead, his skin stuffed and hang’d on a Gibbet, His bulky guts and Flexh left to be devoured by Birds and Beasts for a warning to his Successors for ever. Amen » (PW V, 247, 251). Et à bien des égards, A Tale s’inscrit dans une entreprise apologétique de (re)légitimation de l’Église anglicane.

Une première stratégie consiste à mettre sous le boisseau la question de la légitimité de l’Église anglicane au profit d’une remise en cause de la légitimité de ses adversaires. C’est ainsi que, comme on l’a vu, toutes les doctrines matérialistes sont présentées comme illégitimes. Mais les discours du Puritanisme et du Catholicisme sont eux aussi définis comme illégitimes, présentés non comme de simples erreurs, constituent des aberrations relevant d’une véritable pathologie. Il ne s’agit pas de dénoncer une erreur, mais de l’anéantir en l’assimilant explicitement à la folie : Peter sombre ainsi dans une mégalomanie vertigineuse, exigeant de se faire appeler non plus « frère Peter », mais « Père Peter », et bientôt « Seigneur Peter », pour finir par  « Empereur Peter » (Tale, pp. 105‑113) ; et lorsque ses deux frères refusent de croire que le pain qu’il leur présente est en réalité du mouton, il sombre littéralement dans la folie (Tale, p. 118). Quant à Jack, son exaltation confine au fanatisme : « Ah, Good Brother Martin, said he, do as I do, for the Love of God; Strip, Tear, Pull, Rend, Flay off all, that we may appear as unlike the Rogue Peter, as it is possible » (Tale, p. 139). La perversion devient perversité.

L’entreprise swiftienne illustre une tendance qui se généralise à l’époque, du moins dans le cas de la dénonciation du Puritanisme. Certains passages de A Tale se rapprochent ainsi très précisément du traité de Henry More, Enthusiasmus Triumphatus; Or, A Brief Discourse of the Nature, Causes, Kinds, and Cure of Enthusiasm (1656), qui lui-même utilise les analyses de l’Anatomy of Melancholy (1621) de Burton. Le passage suivant, extrait de l’Enthusiasmus Triumphatus de More, montre à quel point l’esprit est semblable à celui qui anime A Tale :

Swift mène cette logique à son terme en assimilant toute déviance, de quelque bord qu’elle soit, à la folie. La reductio ad absurdum de discours jugés illégitimes ne constitue pas une finalité, mais le préalable à l’instauration d’un discours substitutif ; la mode satirique précède ici le mode homilétique. A Tale participe du travail de réécriture de leurs origines auquel se livrent les Anglicans afin de faire apparaître comme procédant non d’une rupture par rapport à l’Église catholique, mais comme d’une continuité dans la ligne de l’Église des origines. La filiation à la tradition patristique constitue donc le point nodal de l’Anglicanisme, envisagé dans cette perspective comme retour à la pureté originelle de l’enseignement des Pères de l’Église, eux-mêmes se situant dans la succession apostolique directe de l’institution de l’Église par le Christ :

Toutes choses que Swift reprend métaphoriquement dans l’allégorie des manteaux de A Tale. Si la parodie se définit comme genre réactif, elle entraîne aussi un retour sur son pré‑texte et une relecture de celui-ci. Le terme de « rupture » figure ainsi à deux reprises dans l’allégorie des manteaux, non pour désigner l’Église anglicane, mais au contraire Catholicisme et Protestantisme. La Réforme telle que l’envisagent les extrémistes protestants est décrite comme une rupture, dont le caractère définitif et irrémédiable est souligné : « that great and famous Rupture which happened […] among these Brethren, and was never afterwards made up » (Tale, p. 119) et le Catholicisme lui‑même devient rupture : « We left Lord Peter in open Rupture with his two Brethren » (ibid., p. 133). Or la Réforme ne doit pas être rupture mais retour aux sources, ré-inscription dans une filiation : il s’agit de débarrasser, de dévêtir l’Égliicane se angde toute innovation qui l’éloigne de l’Église des origines. C’est pourquoi Martin est présenté avant tout comme celui qui ne commet pas les erreurs de ses frères, celui qui ne déchire le manteau comme le fait Jack, ni ne l’ornemente de manière excessive selon le mauvais exemple donné par Peter :

Si le texte-arrivée est à la fois formé et déformé par le texte-source, il est aussi une tentative de transformation du regard porté sur celui-ci : l’allégorie des manteaux désigne clairement l’Église anglicane, en la personne de son représentant, Martin, comme la seule à assurer dignement l’héritage paternel en assurant la continuité de la (dernière) volonté du Père.

La présence quasi obsessionnelle dans A Tale de ces questions de légitimité et d’origine est un reflet fidèle des préoccupations d’une société et d’une Église en quête de légitimité. Elle traduit aussi probablement la résonance personnelle que de telles questions éveillent en Swift. Sa vie comme son œuvre témoignent de la place centrale de cette problématique de l’origine et de la légitimité. Né en Irlande, il est très vite emmené en Angleterre, où il passe les premières années de sa vie. Admirant l’Angleterre, il finit cependant par devenir le champion des causes irlandaises, qu’il défend contre l’oppresseur anglais. Adulé en Irlande pour avoir fait rejeter le projet de Wood, il ne parvient pourtant jamais à voir dans son île natale autre chose qu’une terre d’exil bien peu conforme à ses ambitions : à défaut d’un évêché en Angleterre, Swift doit se contenter d’être le doyen de St Patrick à Dublin.

Notes
270.

Tale, p. 61, note † : « It is a piece of the most unintelligible fustian, that perhaps was ever published in any language ».