Conclusion

La modération est donc à la fois présentée comme un idéal face aux excès des extrêmes et dénoncée comme irréaliste, avant d’être instrumentalisée afin de permettre l’extraordinaire tour de force de la rhétorique swiftienne : faire passer l’esprit partisan (faction) pour un esprit impartial (public spirit). Et c’est précisément au cœur de cet emploi extrêmement complexe du terme et de la notion de « modération » dans les écrits sur la religion que s’inscrit l’imbrication des postures homilétique et satirique : il s’agit d’attribuer et de fixer le sens de certains mots‑clés. En tant que tels, ces écrits font partie de l’effort de constitution de ce que Jürgen Habermas nomme la « sphère publique » caractéristique du dix‑huitième siècle. Mais le tour de force, pour ne pas dire le tour de passe‑passe, réside essentiellement dans le hiatus entre l’objectif explicite, celui d’une dénonciation de l’appropriation du terme par le « private spirit » et ce que le texte accomplit pragmatiquement, c’est-à-dire une réappropriation de ces termes de manière tout aussi idéologique. Seule l’imbrication des postures homilétique et satirique permet de rendre compte de la richesse des effets de sens des écrits sur la religion de Swift et du caractère paradoxal du positionnement rhétorique swiftien :

Palmeri oppose ce qu’il appelle les écrits monologiques, comme The Sentiments, A Project ou A Proposal for Correcting, Improving and Ascertaining the English Tongue (1712), aux écrits parodiques dont l’intérêt consiste précisément à incorporer plusieurs points de vue, puisqu’ils incluent à la fois la position ex-centrique, celle qu’il convient d’exclure du cercle du discours social, et la voix et les valeurs de la tradition à partir desquelles un texte est parodié : « [they are] not so much [...] the inverted opposite of the official discourse but [a] more capacious expression of thought and feeling » (Palmeri, 1993, p. 7). Or les écrits sur la religion se situent précisément entre ces deux pôles, en tant qu’ils s’inscrivent dans la lignée des grands textes de l’apologétique anglicane, tout en ayant recours à des techniques qui s’apparentent à celles de la satire.

Une telle imbrication se manifeste de manière à la fois légèrement différente et plus évidente dans A Tale of a Tub : le displacement qui caractérise la vie de Swift se manifeste surtout dans le domaine littéraire, se traduisant notamment par le don de Swift pour la parodie, sa déroutante habileté à incarner les voix de ses ennemis et à laisser agir à sa place les personae les plus diverses. C’est pourquoi lire A Tale revient pour le lecteur à accepter d’être victime de la moqueuse prédiction swiftienne qui fait de lui l’heureux accoucheur d’interprétations que l’auteur n’avait évidemment pas prévues : « [The reader] may have the Pleasure to find to find twenty Meanings, which never enter’d into [the author’s] Imagination » (Tale, p. 20). Jamais exclue de l’entreprise herméneutique à laquelle Swift convie son lecteur, la quête de vérité ne trouve que très rarement de résolution en forme de certitude.