Rhétorique et vérité dans la tradition antique et dans le Christianisme des origines

L’opposition entre rhétorique et vérité est aussi ancienne que la rhétorique 274 elle‑mêmeet loin de se limiter au seul domaine de la théologie. Platon s’oppose ainsi à la rhétorique, notamment dans le Gorgias et le Protagoras : l’enseignement des Sophistes éloigne de la Vérité. L’idée qui sous-tend cette opposition est que la Vérité, la Vertu ou le Bien peuvent et doivent triompher par leur seule force. Si la Vérité s’impose d’elle-même, à quoi bon la rhétorique ? Le corollaire à cette thèse est bien entendu l’idée que le recours à la rhétorique se justifie uniquement pour des causes qui ne sauraient s’imposer d’elles‑mêmes et qui sont donc nécessairement fausses ou immorales. Dès lors, tous les opposants à la rhétorique n’auront de cesse d’associer habileté oratoire et immoralité. Vrais principes d’un côté, langage fleuri de l’autre : la Vérité n’a nul besoin des artifices de la rhétorique.

Les raisons de cette défiance envers la rhétorique sont à chercher dans l’histoire de ses origines. La contradiction est au cœur de la rhétorique et constitue le moteur de son développement puisqu’elle apparaît dans le contexte d’institutions caractérisées par la pratique du débat contradictoire. La rhétorique naît en effet de la contestation ou, pour reprendre le mot de Roland Barthes, la rhétorique « est née des procès de propriété » 275 .Dans la Sicile grecque du cinquième siècle, la chute des tyrans Gelon et Hiéron donne lieu à d’innombrables procès de la part des spoliés et des bannis qui entendent recouvrer leurs terres. Ces procès se tiennent devant des jurys populaires devant lesquels il faut plaider. C’est dans ce contexte qu’Empédocle d’Agrigente et ses disciples, Carax et Tisias, se mettent à enseigner l’art de persuader par le discours et mettent en forme les procédés de cette éloquence : les premiers sophistes sont nés. La rhétorique n’est alors ni plus ni moins qu’un discours judiciaire, une déontologie d’avocat ; aucune préoccupation d’ordre esthétique ou philosophique ne la guide alors : elle se doit simplement d’être efficace et sert à convaincre aussi bien du vrai que du faux. Les cyniques ont alors beau jeu de se moquer de la rhétorique par la bouche d’Antoine :

Là où s’impose une vérité, la rhétorique n’a pas lieu d’être. C’est dans la brèche ouverte par les doutes que soulèvent les questions aux réponses incertaines que s’engouffre la rhétorique : « le propre de la rhétorique, c’est de reconnaître ce qui est probable et ce qui n’a que l’apparence de la probabilité » (Rhétorique I, 1, 1355b, p. 12). La rhétorique est donc l’art du vraisemblable et non celui du vrai. La vérité en effet ne se discute pas ; la doxa, l’opinion, en revanche, ne peut jamais être assurée mais seulement garantie par un consensus. C’est pourquoi Aristote fait reposer le ressort de l’argumentation sur le vraisemblable, fondé sur l’acquiescement du public. D’où le mot d’Aristote : « l’impossible qui persuade est préférable au possible qui ne persuade pas » 277 , ou celui de Boileau : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ». À l’inverse, peu importe qu’un argument aille à l’encontre de la vérité, pourvu qu’il soit convaincant. Répétons que la question de la vérité n’est absolument pas centrale en rhétorique : tout l’enseignement de Protagoras (486‑? 410 avant J.-C.), qui pose les principes de l’éristique, c’est-à-dire l’art de la controverse, repose sur le principe selon lequel, pour toute question, il est possible de soutenir deux thèses opposées. Le danger de la recherche de l’efficacité à tout prix, quelle que soit la cause et au détriment de la morale, guette donc toujours la rhétorique.

Les reproches éthiques formulés à travers les siècles à l’encontre de la rhétorique se ramènent pour l’essentiel à quatre : le premier, et le principal, est donc que l’objet de la rhétorique est le vraisemblable et non le vrai ; en outre, la rhétorique est fondamentalement polémique, et est utilisée pour défendre toutes les causes, y compris les causes moralement discutables. Elle permet à l’orateur de manipuler son auditoire, grâce à l’entremêlement – et c’est là un autre reproche qui lui est adressé – d’arguments rationnels et affectifs, la rhétorique s’adressant au cœur autant qu’à l’esprit. Il s’agit en effet à la fois de convaincre rationnellement et d’entraîner l’adhésion, ce qui suppose la prise en compte des affects ; ou, selon la terminologie pascalienne, l’orateur doit toucher à la fois l’entendement, qui accepte les preuves, et la volonté, qui les ignore :

À la différence de la science, qui s’adresse uniquement à la raison humaine, la rhétorique vise à atteindre l’homme dans son intégralité ou, selon la taxinomie cicéronienne, à enseigner, plaire et émouvoir, docere, placere, movere : « Ainsi les règles de l’art oratoire s’appuient sur ces trois ressorts de la persuasion : prouver la vérité de ce que l’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause » 279 . La dimension affective est prédominante dans l’exorde 280 dont le rôle est précisément de « se concilier la bienveillance des auditeurs », de provoquer ce que l’on appelle alors la captation de la sympathie, captatio benevolentiae. L’exorde n’en obéit pas moins à des impératifs logiques : il doit également plonger l’auditeur au cœur de la cause. Seul l’enchevêtrement inextricable du rationnel et de l’affectif – et c’est bien dans ce caractère inextricable que réside la force de la rhétorique – assure le succès de l’orateur : c’est grâce à un tel enchevêtrement que l’auditoire est rendu attentif, docile et bienveillant, selon le triple objectif fixé à l’orateur par la Rhétorique à Herennius.

La question du rapport entre vérité et rhétorique se pose bien entendu de manière plus radicale encore en homilétique. Il convient de se souvenir que l’un des grands changements introduits par Protagoras consiste à séparer les hommes des dieux : c’est précisément parce que la vérité n’est pas garantie par l’ordre divin, l’homme étant la mesure de toute chose, que la rhétorique est nécessaire. L’esprit même de la rhétorique apparaît donc comme incompatible avec la foi en une Vérité unique et révélée, ainsi qu’avec le caractère exclusif de toute religion qui se présente comme la seule vraie. De même que les philosophes antiques opposent rhétorique et philosophie, rhétorique et logique, les Chrétiens opposent rhétorique et Vérité. La religion étant fondée en Vérité, elle ne saurait fonctionner selon le principe de l’efficacité verbale ; mais par ailleurs, précisément parce qu’il relève de la croyance, le religieux s’inscrit dans le domaine du contestable.

C’est toutefois moins cette contradiction fondamentale qui fait débat que l’aspect le plus visible de la rhétorique, c’est-à-dire le primat de la dimension esthétique du discours. Les chrétiens adressent à la rhétorique le reproche que lui faisaient les philosophes antiques, à savoir celui de n’être qu’une corrupta eloquentia. De là naît la dichotomie, et la métaphore qui la désigne, entre la simplicité des atours de la vérité, voire sa nudité pure et simple, et les oripeaux du verbiage mensonger.

Témoin le plus ancien du christianisme puisque ses écrits sont antérieurs à ceux des évangélistes, l’apôtre Paul incarne toute l’ambiguïté de la relation des Chrétiens à la rhétorique. C’est dans la Première Épître aux Corinthiens que Paul se situe explicitement par rapport à la rhétorique. Le rejet de celle-ci est affirmé de manière à la fois itérative et catégorique, et ce, dès le début de l’épître : « Le Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ » (I Corinthiens 1. 17), propos qu’il explicite un peu plus loin :

Une analyse détaillée de l’épître révèle cependant que la position paulinienne quant à la rhétorique est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Paul ne rejette pas la sagesse, mais la sagesse humaine, qu’il oppose à celle de l’Esprit :

Surtout, Paul affirme l’existence d’une rhétorique spécifique, rhétorique de l’Esprit en adéquation avec cette sagesse de l’Esprit : « Et nous n’en parlons pas [de l’Esprit qui vient de Dieu] dans le langage qu’enseigne la sagesse humaine, mais dans celui qu’enseigne l’Esprit, exprimant ce qui est spirituel en termes spirituels » (I Corinthiens 2. 13). Il s’agit donc bien moins d’un refus de la rhétorique per se que d’un rejet d’une certaine rhétorique en faveur d’une autre, différente dans son esprit ainsi que dans ses finalités. Affleure une tension vers une rhétorique transcendantale qui dépasserait la visée utilitaire de la rhétorique traditionnelle.

L’analyse révèle toutefois qu’il s’agit là d’un rejet très rhétorique de la rhétorique. Sans entrer dans les détails, disons simplement que l’apôtre a recours aux procédés traditionnels de la rhétorique : ainsi, les principaux procédés utilisés sont l’amplification et l’antithèse, Paul soulignant à tous les niveaux l’opposition entre discours humain et sagesse divine. L’argument d’autorité est par ailleurs abondamment utilisé sous la forme de l’argument scripturaire, les textes de l’Ancien Testament étant acceptés par les deux communautés auxquelles s’adresse Paul, la communauté juive et la communauté chrétienne. On trouve ainsi dans toute l’épître une concentration significative de formules telles que « Comme il est écrit » ou « il est écrit » 281 . Enfin Paul, en bon rhéteur, ne manque pas de s’appuyer à la fois sur le pathos des auditeurs (1. 26-31) et sur l’ethos de l’orateur (2. 1. 5) 282 .

Si elle diffère dans ses finalités, la rhétorique appelée de ses vœux par Paul est donc dans sa forme une rhétorique traditionnelle, et cette tension traverse toute l’éloquence chrétienne subséquente. Théologiens et prédicateurs caressent le rêve d’une parole humaine qui pourrait se dispenser des artifices du langage humain et refléterait la pureté de la parole divine. Ainsi les écrits de Saint Jérôme ne cessent d’opposer la simplicité sainte à l’éloquence pécheresse, rusticitas sancta contre eloquentia peccatrix, question qui hante l’inconscient de ce père de l’Église assailli de cauchemars dans lesquels il se voit accusé et puni d’être cicéronien et non chrétien 283 . Cet idéal de simplicité linguistique n’est pas sans raisons historiques : le Christianisme des premiers temps s’adresse avant tout aux humbles, voire aux illettrés, et garde de ses origines la croyance selon laquelle la simplicité est le plus sûr chemin vers la Vérité. L’attention portée à la forme fait nécessairement obstacle à la compréhension du message, qui doit être immédiate. Ce fantasme de l’immédiateté, au double sens du terme, ne cessera d’habiter les prédicateurs chrétiens, rêve du paradis perdu d’une pureté linguistique toute pré-lapsarienne qu’exprime parfaitement le janséniste Saint‑Cyran : « Il suffirait à mon avis, que la vérité fût revêtue de paroles communes, et de celles qui coulaient de la même source de l’esprit qui l’avait conçue, n’ayant besoin pour agréer d’autres embellissements que ceux qui naissent avec elles » (in Fumaroli, 1980, p. 640).

C’est la même nostalgie d’une langue à la simplicité et à la clarté parfaites qu’évoquent les propos de Sterne dans l’un de ses sermons :

Les exemples pourraient être multipliés à l’envie. Disons simplement que l’avènement avec la Réforme protestante d’une théologie logocentrique accroît encore cette défiance à l’égard de la rhétorique, celle-ci étant perçue comme minimisant le pouvoir de la Parole à convaincre par elle‑même. Le rêve, pour ne pas dire le fantasme, de tous les prédicateurs demeure celui d’une absence totale de médiation, la prédication étant non pas discours de sagesse humaine, persuasif en lui-même grâce à sa sophistication rhétorique, mais monstration de la puissance de l’Esprit.

Notes
274.

Nous emploierons ici le terme de rhétorique dans sa double acception traditionnelle d’art de la persuasion et d’art du bien dire, sans entrer dans le détail des distinctions entre rhétorique et éloquence, ou encore rhétorique et stylistique ; pour une analyse très complète de la rhétorique et une mise en situation de la rhétorique « dans le jeu structural de ses voisines », voir Liliane Gallet-Blanchard, 1984, pp. 20-62.

275.

Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », in Communications, n° 16, Paris, Seuil, 1970.

277.

Aristote, Poétique, 25, Texte établi et traduit par J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 73.

279.

Cicéron, De l’Orateur, II, xxvii, 115, op. cit., p. 53.

280.

Le nombre de parties fixées par la dispositio, c’est-à-dire l’art de « mettre en ordre les matériaux de l’invention de manière à présenter chaque élément à un endroit déterminé » varie selon les maîtres, mais tous s’accordent à peu de chose près sur l’agencement des parties : la division, la confirmation, la réfutation et la conclusion. Il convient d’envisager successivement, selon les termes choisis par la Rhétorique à Herennius, l’exorde, la narration, Rhétorique à Herennius, III, 16, Texte établi et traduit par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1989, pp. 101‑102.

281.

Voir ainsi I Corinthiens 1. 19 ; 1. 31 ; 2. 9.

282.

Pour une analyse rhétorique détaillée de cette première Épître aux Corinthiens, voir Marc Schoeni, « La rhétorique et le religieux: l’exemple de saint Paul », in Cahiers du Séminaire de Philosophie 9 (1989), pp. 124‑142.

283.

Lettre 22. 30.