Vers la réconciliation : la rhétorique comme mal nécessaire

Les Pères de l’Église se trouvent pris à l’égard de la rhétorique dans une contradiction : le système scolaire qui règne à l’époque antique, centré sur la rhétorique, est accepté tel quel par l’Église, qui jamais ne tente de mettre en place un autre système d’éducation. Pour des Pères de l’Église comme Saint Augustin ou Saint Jérôme, formés à la rhétorique, il est quasiment impossible de rompre avec les modèles antiques et c’est tout naturellement qu’ils mettent en application les préceptes qu’ils ont appris. Dans les premiers temps du Christianisme, lorsque l’enjeu consiste à se défendre contre les accusations et les persécutions des païens, les uns s’adressent aux autres dans la langue qui leur est commune. Le passage à une réflexion sur la parole chrétienne elle-même ne s’instaure que dans un second temps, lorsque changent les enjeux, lorsque la finalité de la parole chrétienne n’est plus de faire face à la contradiction mais de réitérer le message à un public largement acquis. L’idée s’impose peu à peu que la prédication a des caractères propres. Le De Doctrina Christiana de Saint Augustin constitue la pierre angulaire de la réflexion chrétienne sur les conditions d’exercice de la rhétorique.

Confrontés à la dimension pragmatique et communicationnelle de leur rôle – il s’agit non seulement d’annoncer la Parole, mais de le faire d’une manière qui la rende intelligible à l’auditoire et emporte son adhésion – les Pères de l’Église, Saint Augustin le premier, sont donc amenés à tenter de trouver les moyens de concilier exigences de la foi et considérations rhétoriques.

Certes la foi est une grâce et ne résulte pas d’une persuasion à la mesure des hommes ; la prise en compte de la dimension humaine est toutefois nécessaire et justifie le recours à la rhétorique. Les Vérités divines devraient s’imposer d’elles-mêmes, par la seule force de leur splendeur, mais on ne saurait négliger la faiblesse de l’homme, qui l’empêche d’y accéder. La défense de la rhétorique par Saint Augustin passe aussi par la reprise de la notion de convenance du discours à l’ethos de l’orateur : si les hommes se font un devoir de prêcher la Parole, c’est précisément que la prédication est l’un des moyens par lesquels Dieu agit sur les hommes. En dernière instance, c’est Dieu qui parle à travers les hommes et le discours de ces derniers se doit d’être à la hauteur de son autorité suprême. La rusticitas sancta invoquée par Saint Jérôme se justifie sans doute, mais non plus que se justifient la grandeur et la beauté d’une langue mimétiquement en accord avec la grandeur divine. C’est ainsi que naît le projet d’une éloquence proprement chrétienne.

Saint Augustin reprend enfin à son compte un argument avancé par les Sophistes, à savoir que l’usage, bon ou mauvais, qui peut être fait de la rhétorique, n’invalide pas la discipline en elle-même, mais disqualifie seulement ceux qui en usent de la sorte. C’est précisément ce que souligne Gorgias dans le dialogue de Platon qui porte son nom :

Saint Augustin ne dit pas autre chose, qui montre que bien utilisée, la rhétorique peut se soumettre au vrai :

Il est intéressant de constater que, d’un point de vue formel, l’argumentation de Saint Augustin est éminemment rhétorique. La concession faite aux adversaires n’est qu’un moyen de mieux retourner l’argument contre eux, tandis que les nombreuses questions rhétoriques font appel aux émotions des lecteurs. L’argumentation est quant à elle calquée sur le modèle sophiste : la condamnation de la rhétorique mensongère ne s’étend pas à la condamnation de la persuasion, perçue comme une force irrésistible. Il faut au contraire combattre avec les mêmes armes que les adversaires de la Vérité si l’on veut espérer faire triompher celle-ci. Seule demeure alors la question de la légitimité du détenteur de ce pouvoir : c’est précisément parce que ce pouvoir est grand qu’il est dangereux de le laisser aux mains de n’importe qui. Lorsqu’elle est entre les mains d’un sage, détenteur d’une vérité autorisée, la rhétorique est alors légitime, puisque sa force de persuasion est la condition de l’établissement ou du maintien du consensus qui assure la stabilité du corps social. Le débat sur la rhétorique subit ainsi un recentrage radical. La notion de contradiction se trouve en effet totalement évacuée d’une telle conception de la persuasion, puisqu’on envisage la situation rhétorique non comme débat contradictoire mais comme une situation dans laquelle l’orateur persuade la foule, à tort ou à raison selon qu’il est vil personnage ou homme de bien. La rhétorique n’est pas condamnable en elle-même ; le scandale consiste à laisser libre le champ du discours à ceux qui ne méritent pas le droit à la parole, qui parlent sans autorité. C’est bien le sens de l’exclamation de Saint Augustin : « Comment ? Ces orateurs qui s’efforcent de persuader le faux sauraient, dès l’exorde, se rendre l’auditeur bienveillant et docile, et les défenseurs du vrai, par contre, ne le sauraient pas? ». La prédication se rattache ainsi au mode épidictique, lieu de communion autour de valeurs communes.

L’éloquence chrétienne repose donc pour une bonne part sur les principes de la rhétorique traditionnelle, qui n’est réhabilitée que pour être placée par rapport à la première dans une relation ancillaire. La rhétorique n’est que l’humble servante de la vérité divine et le message l’emporte en toutes circonstances sur le médium légitimé par son seul rôle de transmission. C’est ainsi que le triple rôle assigné par Cicéron à la rhétorique : instruire, plaire, émouvoir (docere, delectare, movere) est réapproprié par Saint Augustin dans cette perspective : la Vérité se fait entendre à travers les propos du prédicateur qui ne dit que pour mieux laisser parler une autre parole, pour que la Vérité « éclate, plaise, émeuve » : « ut veritas pateat, ut veritas placeat, ut veritas moveat » 286 .

Ce qui est « à la fois la dernière rhétorique antique et la première rhétorique ecclésiastique » (Fumaroli, 1980, p. 71) se caractérise avant tout par sa clarté, puisque son but ultime est de rendre l’Écriture accessible et compréhensible à tous. Un tel objectif ne laisse que peu de place à la latinitas, cette élocution savante dont Cicéron et ses contemporains faisaient grand cas, qui doit être sacrifiée si elle nuit à la clarté du propos. En revanche, simplicité ne rime pas avec style négligé : le propos doit être clair mais non désagréable (insuaviter), caractère agréable qui doit à son tour être tempéré par le souci du prédicateur de ne pas attirer l’attention sur son propre discours au détriment des choses divines que ces simples signes ont pour rôle d’annoncer. Il faut enfin veiller à varier les styles (varianda dictio) afin de ne pas lasser l’auditoire.

La rhétorique est ainsi en matière de prédication un mal nécessaire pour pouvoir communiquer la Parole, mais surtout pour l’expliquer : l’éloquence permet non seulement au prédicateur d’emporter l’adhésion de son auditoire, mais encore au sermon de remplir sa fonction d’instruction. La rhétorique est surtout précieuse à des fins didactiques, en ceci que la compréhension et l’interprétation des textes sacrés nécessitent parfois un long travail critique pour rendre accessibles certains passages difficiles au commun des mortels. C’est précisément la question de l’interprétation qui constitue le point nodal où rhétorique et vérité se rejoignent au lieu de s’opposer, car elle pose la question du sens même des textes sacrés. Saint Augustin reprend la notion antique de tropes et la distinction entre sens littéral et sens figuré, mais la question est ici plus complexe puisque la notion de trope 287 est désormais rattachée non au style mais au sens même du texte : c’est le sens lui-même qui est propre ou figuré. Saint Augustin consacre une longue partie de sa réflexion à l’élaboration d’une méthode (ratio) qui permette de distinguer le sens propre du sens figuré, qu’il nomme les signes ambigus (ambigua signa) :

Saint Augustin poursuit ainsi le travail d’exégèse allégorique initié par Philon d’Alexandrie, dit Philon le Juif (15 av. J.-C. -40 ap. J.-C.), auteur d’un traité sur les Allégories des Lois, travail poursuivi par les docteurs chrétiens de l’école d’Alexandrie, Clément (?150‑215) et Origène (185-254). Si Origène distingue trois sens, le sens littéral, le sens moral, et le sens spirituel ou mystique, c’est Bède le Vénérable qui, au Moyen Âge, donne la formulation définitive des quatre sens, reprise par Dumarsais : sens littéral, sens moral, sens allégorique et sens anagogique, les trois derniers étant des sous-catégories du sens spirituel. Le sens moral est « une interprétation selon laquelle on tire quelque instruction pour les mœurs » (Dumarsais) ; le sens allégorique offre une histoire qui est l’image d’une autre histoire ; le sens anagogique amène quant à lui à la contemplation des vérités divines : « Le sens anagogique de l’écriture Sainte est un sens mystique, qui élève l’esprit aux objets célestes et divins de la vie éternelle, dont les Saints jouissent dans le Ciel » (ibid.). La rhétorique ainsi envisagée devient une herméneutique qui permet d’accéder à la Vérité.

La rhétorique n’est toutefois jamais ornement mais simple instrument : la règle qui prévaut pour l’art néoclassique, y compris dans les sermons, est le proverbial ars est celare artem, la « noble simplicité » du prédicateur de La Bruyère 289 . En d’autres termes, des trois ressorts que les rhétoriciens anciens assignaient au succès du discours – docere, movere, delectare, enseigner, émouvoir et plaire – le prédicateur doit mettre l’accent sur le premier tout en minimisant les deux autres, afin que la rhétorique ne devienne pas une fin en soi ni ne constitue un obstacle à la contemplation de la Vérité : « [le prédicateur] doit mieux plaire par le fond que par la forme, et estimer que rien n’est mieux dit que ce qui est dit avec plus de vérité ; car le docteur n’est pas au service des mots mais ce sont les mots qui sont au service du docteur » 290 .

Notes
286.

Ibid., 4, 28.

287.

Dumarsais (Traité des tropes) définit les tropes de la manière suivante : « Les Tropes sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot ».

289.

La Bruyère, « De la chaire », Caractères, Paris, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 445.

290.

Ibid.