La double autorité énonciative du sermon

Caractère très particulier que celui de la situation d’énonciation du sermon. Si toute énonciation suppose un sujet propre, le statut du sermonnaire est problématique : ni auteur, ni narrateur, il est de surcroît sujet de l’énonciation sans l’être, dans la mesure où sa fonction première est une fonction de simple médiateur, simple transmetteur de la Parole, parole suprême : « Nous ne prêchons pas nous‑mêmes » (II Corintiens 4. 5). Position ambiguë et inconfortable que celle du prédicateur, à la fois nécessaire médiateur et truchement superflu. Le prédicateur, par définition, ne parle pas en son nom propre mais est le véhicule de la parole divine, et à cet égard, ne peut que répéter ce qui a été déjà dit. Il est en situation déléguée puisque son discours a pour fonction essentielle le rappel d’une parole antécédente, qui seule fait autorité. Cette parole ne saurait exister sans l’autorité de ce que Jean Starobinski nomme « instances de légitimation », c’est-à-dire en l’occurrence Dieu 312 . Le prédicateur transmet à son auditoire des référents qui sont extérieurs et préexistent à son discours. Élément fondateur et structurant de la prédication, la dimension théologique médiatise le rapport à la Bible et éloigne tant la subjectivité que la dimension interprétative pour inscrire le sermon dans une filiation culturelle : « In Christianity there can be no concerning truth which is not ancient; and whatsoever is truly new, is certainly false » 313  ; ce que Sterne exprime de manière encore plus simple : « the reader, upon old and beaten subjects, must not look for many new thoughts, – ‘tis well if he has a new language » (New, 1996, IV, 2).

Paradoxale, l’autorité du sermonnaire l’est ainsi à double titre, en ceci qu’il ne saurait être en droit d’ancrer son discours dans l’autorité de la parole divine, tout en devant néanmoins laisser cette autorité se manifester dans et par son discours ; sa fonction nécessite qu’il s’efface devant l’importance du message qu’il délivre tout en donnant la pleine mesure de celui‑ci. Cette question de l’autorité pose inévitablement celle de l’auctoritas, de l’autorité en tant qu’instance autoriale. Le statut même du sermonnaire est problématique dans la mesure où toute prédication est nécessairement traversée par la tension entre origine divine et originalité autoriale : quelle est la place de cette auctoritas pour un sujet d’énonciation qui se définit comme médiateur?

La question de la voix propre et de l’invention se pose donc de manière particulièrement aiguë pour le sermonnaire. Comment concilier et réconcilier la parole propre du sermonnaire et la Parole, comment exprimer de manière nouvelle et singulière des vérités intemporelles, voire a-temporelles? « Faut-il dire davantage, faut-il dire autrement? » 314 , tel est l’éternel dilemme des artes praedicandi. N’y a-t-il pas contradiction fondamentale à parler d’un art de la prédication, dans la mesure où la parole des Apôtres et du Christ est la simplicité même, simplicité dictée par l’Esprit Saint ? Il faut pourtant annoncer l’Écriture et trouver les modalités convenant à cette mission.

Toute l’ambiguïté de l’éloquence chrétienne réside dans la délicate imbrication de la subjectivité du sermonnaire et de la tradition. La parole propre du sermonnaire doit être présente afin de rendre sensible la Parole sainte, mais s’effacer devant elle pour ne point lui faire obstacle, comme le dit Jean-Baptiste à propos du Christ : « Il faut qu’Il croisse et que je diminue » (Jean 3. 30). Née de la prière et de la méditation, la parole chrétienne est avant tout parole d’intériorité, que la nécessité de la prédication publique place dans un difficile porte‑à‑faux. Saint Paul le premier témoigne de cette subtile oscillation et de la nécessité de remettre chaque parole à sa juste place : « j’ordonne, non pas moi mais le Seigneur », et, deux versets plus loin : « je dis, c’est moi qui parle et non le Seigneur » (I Corinthiens 7. 10‑12). Difficile position que nul n’incarne mieux que Saint Augustin. À la fois théoricien de la prédication avec De Doctrina Christiana et auteur d’un long dialogue lyrique avec Dieu dans les Confessions, il s’inscrit dans un cas dans la filiation d’une parole publique et fait preuve dans l’autre d’un extraordinaire expressionnisme subjectif. Mais Saint Augustin ne réhabilite la rhétorique classique que pour en faire l’humble servante de vérités divines transcendantes et seul son statut d’offrande faite à Dieu justifie l’existence d’une prose de la subjectivité.

Mal nécessaire, la présence de la subjectivité du sermonnaire est dangereuse à double titre. Si l’éloquence est séduction, le risque est grand que les affects de l’auditoire se trompent de cible : la rhétorique du prédicateur se doit de gagner les cœurs et de séduire les esprits afin de ramener les brebis égarées. Mais à trop vouloir plaire, fût-ce dans le plus louable des buts, n’y a-t-il pas danger pour le prédicateur de séduire au lieu de convaincre, de divertir au lieu de convertir ? Le prédicateur risque de détourner sur sa propre personne des sentiments qui doivent s’attacher à des objets plus éminents dont il n’est que le véhicule. En outre, le prédicateur lui-même n’est pas à l’abri du péché d’orgueil qui consiste à se bercer de sa propre rhétorique, à « ravili(r) (sa) dignité jusqu’à faire servir au désir de plaire le ministère d’instruire » 315 .Car « Il en coûte à un prédicateur de faire de toutes ses pensées les plus brillantes un généreux sacrifice au salut de ses auditeurs. Nous sommes naturellement amoureux de nos pensées, et plus amoureux de nos pensées brillantes que de toutes les autres. Aux yeux de notre vanité, ce sont nos plus beaux enfants » 316 . L’éloquence chrétienne se doit de ne pas laisser passer sa mission édificatrice sous le joug du primat de l’esthétique. Faute de quoi :

Le sermon finit par devenir lui-même spectacle, mise en scène de sa propre action oratoire, et à ne rien faire d’autre, ou de plus, que romanciers, poètes ou dramaturges : émouvoir les passions pour le plaisir qu’elles procurent et non pour élever l’âme. Pis, la chaire, lieu de condamnation des vanités du monde, peut être asservie aux fins des ambitieux : « Un homme dit en son cœur : « Je prêcherai », et il prêche, le voilà en chaire, sans autre talent ni vocation que le besoin d’un bénéfice » 318 .

Cette tension entre parole propre et inscription dans une tradition se cristallise dans l’homilétique du dix-huitième siècle autour de la question de l’originalité. L’illégitimité de l’attente d’originalité à l’égard des sermons est un thème récurrent et occupe une place importante dans les traités d’homilétique : « Beware of that vain affectation of finding something new and strange in every Text, though never so plain. It will not so much shew our parts (which such men aim at) as our pride and wantonness of wit » 319 . Aux fondements théoriques du caractère conventionnel des homélies s’ajoutent en effet des considérations d’ordre institutionnel : selon le droit canon, seuls les pasteurs habilités par l’évêque de leur diocèse ont le droit de composer leurs propres sermons, les autres devant se contenter de lire l’une des homélies figurant dans le Book of Common Prayers. Instaurée au moment de la Réforme afin de s’assurer de la docilité des pasteurs, une telle mesure a toujours cours deux siècles plus tard :

De fait, l’homilétique du dix-huitième siècle siècle s’inscrit bien plus dans une logique d’imitation que d’invention. La recherche d’originalité est en effet perçue comme doublement sacrilège, en ceci qu’elle est péché d’orgueil de la part du sermonnaire, et qu’elle obscurcit la Vérité originelle : les sermons doivent se garder d’innovations linguistiques qui opacifient les vérités divines : « And ‘tis a dangerous fault, when men cannot content themselves with the wholesome form of found words, but do altogether affect new light, and new language, which may in time destroy practical Godliness, and the power of Religion » 321 . Incidemment, une telle conception explique que le style de ce prédicateur remarquable qu’est l’évêque Tillotson ait à ce point modelé l’homilétique de l’époque. Il était de pratique courante, pour les pasteurs qui en avaient les moyens, de s’offrir un exemplaire des sermons de Tillotson et d’en insérer de larges extraits verbatim dans leurs propres prédications.

Notes
312.

Jean Starobinski, « La chaire, la tribune, le barreau », in Pierre Nora ed., Les lieux de mémoire, tome II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 480.

313.
John Pearson, An Exposition of the Creed (1659), in John Gascoigne, Cambridge in the Age of Enlightenment: Science, Religion and Politics from the Restoration to the French Revolution, Cambridge, Cambridge UP, 1989, p 32.
314.

Jean Starobinski, « La chaire, la tribune, le barreau », op. cit., p. 445.

315.

Bossuet, Oraisons funèbres, Paris, Gallimard, 1961, p. 49.

316.

Père B. Gisbert, S. J., De l’éloquence chrétienne dans l’idée et dans la pratique,Lyon, 1715, p. 16.

318.

La Bruyère, ibid., 23, p. 444.

319.
John Wilkins, D. D., Ecclesiastes; or, A Discourse Concerning the Gift of Preaching,London, Edward Gellibrand, 1678, p. 16.
321.
John Wilkins, op. cit., p. 201.