La voix du prédicateur dans l’homilétique swiftienne

Si le statut du sermonnaire est problématique, la tentation intellectualiste est toutefois à éviter, qui consiste à envisager le sermon sous le seul angle de son message. Une telle démarche reviendrait à occulter toute la dimension communicationnelle qui est aussi celle du sermon. La référence au texte commun est paradoxalement ce qui permet le déploiement du processus de transmission. Et c’est dans l’espace ouvert par l’articulation contradictoire et irrésolue entre l’effacement devant la Parole et la nécessité de transmettre cette Parole qu’est présente la trace, nécessairement interstitielle, de la parole propre du sermonnaire.

La voix du prédicateur est donc à situer dans les modalités de la transmission de la Parole, modalités qui se déploient selon deux axes majeurs, le premier étant la définition de la situation d’énonciation. À pratique discursive spécifique, conditions d’énonciation et de réception particulières. La relation entre prédicateur et assemblée mérite donc analyse, dans la mesure où elle conditionne en partie les modalités de transmission du contenu théologique. La facture propre du sermonnaire s’inscrit également dans la définition et le poids respectif des enjeux du texte prédicatif. La typologie des fonctions du langage établie par Jakobson dans ses Essais de linguistique générale est un outil précieux dans l’établissement des enjeux possibles du texte homilétique. Ainsi, un sermon conçu avant tout comme témoignage, et donc centré sur le locuteur, privilégie la fonction « expressive » du langage, tandis qu’un sermon se distinguant par ses qualités stylistiques témoigne de la prééminence de la fonction « poétique ». Si le lien communautaire est central, la fonction « phatique » est alors essentielle, dans la mesure où le sermon devient médiation d’une identité collective et signe de reconnaissance, tandis que l’accent porté sur la dimension exégétique du sermon témoigne d’une priorité accordée à la fonction « métalinguistique » du langage. Le sermon comme leçon doctrinale privilégie la fonction « référentielle » du langage en instrumentalisant le texte prédicatif, au service de vérités de foi posées comme référents extérieurs au texte. Enfin, la dimension « conative » du langage est centrale si le sermon est avant tout leçon de morale et texte prescriptif visant à changer le comportement comme les manières de penser de l’auditoire. La mise au jour de l’accent porté sur telle fonction plutôt que sur telle autre permet de déceler la facture propre du sermonnaire, en ceci que cet accent modifie les enjeux du texte prédicatif, qui n’est plus simple transmission de la parole divine ou texte prescriptif mais remplit d’autres rôles.

Une lecture, même superficielle, des sermons swiftiens révèle l’absence d’analyse des grandes questions doctrinales. Or il importe de comprendre qu’un tel silence, loin d’être spécifique à Swift, est avant tout celui de l’Anglicanisme 322 . La question du rapport à l’exégèse et à la doctrine est une question centrale dans l’Anglicanisme, et en la matière, la valeur pragmatique d’un compromis silencieux est préférée à la précision théologique : « We shall better celebrate the Holy Trinity by a profound Silence and Adoration, than by disputing about it, or prying too curiously into the Manner of it » 323 . Dans la perspective latitudinaire en effet, la discussion aiguise les contradictions, sources de divisions internes dont l’Église anglicane, menacée par suffisamment de dangers extérieurs, ne peut s’offrir le luxe. Le silence au contraire favorise la concorde : « though our lives differ in the circumference, it is no great matter, so long as they meet in one centre of essential truth » 324 . Ce que Swift formule de la manière suivante : « I believe that thousands of men would be orthodox enough in certain points, if divines had not been too curious, or too narrow, in reducing orthodoxy within the compass of subtleties, niceties, and distinctions, with little warrant from Scripture, less from reason or good policy » (PW IX, 262). Exégèse et discussions théologiques trop poussées ne peuvent que troubler les fidèles et les détourner du droit chemin.

Le sermon swiftien « On the Trinity » occupe à cet égard une position centrale, et ce à double titre : parce qu’il constitue l’une des rares occurrences dans l’homilétique anglicane de l’époque d’un sermon sur cette question en particulier, et sur une grande question doctrinale en général, et par la manière dont cette question est abordée. De manière tout à fait significative en effet, la question cruciale de la Trinité est envisagée bien moins dans une perspective théologique et exégétique que comme une occasion de réaffirmer la position anglicane quant à cette question et aux grandes questions doctrinales. Le texte du jour portant sur la Trinité (« For there are Three that bear Record in heaven, the Father, the Word, and the Holy Ghost; and these Three are One », 1 John 5: 7), le sermon servira donc à réaffirmer la croyance en la Trinité (« acknowledge our Belief », PW IX, 159) ; réaffirmer la croyance et non l’expliquer, car de telles explications dépassent l’entendement du commun des mortels et ne servent qu’à les égarer :

Loin d’être le signe d’un quelconque malaise de la part de Swift à l’endroit des questions théologiques, comme cela a parfois été affirmé, ce refus d’aborder la question de la Trinité dans une perspective exégétique participe d’un véritable positionnement idéologique qui place Swift dans le droit fil des tenants du fidéisme sceptique des théologiens anglicans du dix‑huitième siècle. Il y a là refus délibéré de faire de l’homilétique un instrument de controverse théologique, refus motivé par des considérations à la fois théologiques et surtout pragmatiques, comme l’explique Swift dans la suite du sermon :

Ou encore, dans A Letter to a Young Clergyman :

À travers Swift, c’est la voix de l’Anglicanisme qui s’exprime dans ce qu’elle a de plus officiel, puisqu’un décret émis par le pouvoir royal en la personne de Jacques Ier stipule : « That no preacher of what title soever under the degree of bishop, or dean at the least, do from henceforth presume to preach in any popular auditory the deep points of predestination, election, reprobation, or of the universality, efficacy, resistibility, or irresistibility, of God’s Grace » 325 .

Seule est donc propre à Swift la manière dont celui-ci répond à cette aporie centrale de l’Anglicanisme. L’irénisme inhérent à la via media caractéristique de l’Anglicanisme contraint le sermonnaire à un exercice d’équilibrisme stylistique. La facture propre du prédicateur est donc à situer dans les modalités d’exercice de cet exercice stylistique. Le verrouillage de la situation rhétorique constitue la réponse spécifiquement swiftienne à la difficile question du statut des questions théologiques dans l’homilétique anglicane.Si l’on a pu dire des sermons sterniens que « l’intention didactique est paradoxalement ce qui déplie les explications les plus foisonnantes et qui ouvre l’Écriture sainte » (Descargues, 1999, p. 333), on assiste chez Swift au processus exactement inverse : là où Sterne encourage la mise en question du discours pour arriver à un accord avec son auditoire, Swift verrouille la parole afin d’imposer le message dont il est le médiateur 326 . La conclusion paulinienne, à caractère descriptif : « So we preach, and so ye believe », citée dans le sermon « Upon Sleeping in Church » (PW IX, 213) revêt dans l’homilétique swiftienne valeur d’injonction, comme le confirme d’ailleurs la Letter to a Clergyman : « As I take it, the two principal Branches of Preaching, are first to tell the People what is their Duty; and then to convince them that it is so » (PW, IX, 70). La principale caractéristique de la situation rhétorique, que l’on a pu qualifier de « situation de communication autoritaire » (Descargues, 2001, p. 49), est dans les sermons swiftiens la clôture, qui se manifeste à deux niveaux : dans la relation avec l’auditoire d’une part, dans la manière de traiter le message délivré d’autre part.

La rigidité de la structuration des sermons swiftiens n’est pas selon nous, comme on a pu le dire, le signe d’une « tension » chez Swift (« There is a tension in Swift between reliance on the structure signified by the numbers in his text and his distate for it », Fanning, 1997, p. 417) 327 , mais participe au contraire clairement d’une logique de clôture du discours. La présence marquée de la structure est certes une constante dans l’homilétique du dix‑huitième siècle, à telle enseigne que sermons et traités d’homilétique de l’époque mettent davantage l’accent sur des questions formelles et stylistiques que sur le contenu du sermon lui‑même 328 , mais la structure est toutefois particulièrement apparente dans les prédications swiftiennes, comme l’illustre la comparaison entre l’annonce du plan dans un sermon de Sterne et une prédication swiftienne sur un même thème, que Sterne nomme les « avantages du christianisme » et Swift son « excellence ». Sterne se contente sobrement de présenter son objectif sous forme de questions : « This necessarily brings us to an enquiry, Whether Christianity has done the world any service? – and, How far the morals of it have been made better since this system has been embraced? » (New, 1996, IV, 249). L’annonce du plan dans le sermon swiftien est en revanche extrêmement didactique et doublée d’une affirmation explicite de la finalité du sermon : « My design is to persuade men, that Christian philosophy is in all things preferable to Heathen wisdom; from which, or its professors, I shall however have no occasion to detract » (PW IX, 243).

Le jeu sur les pronoms personnels éclaire également la conception swiftienne de la situation rhétorique du sermon. Au recours quasi systématique du collectif we chez Sterne s’oppose l’emploi par Swift des pronoms personnels des première et troisième personnes. Ainsi dans le sermon sur « Self-Examination », le pasteur Sterne ne manque pas de s’inclure dans l’examen de conscience : « I shall therefore, first, beg leave to remind you of some of the many unhappy ways, by which we often set about this irksome task of proving our works, before we are prepared with honest dispositions to amend them » (New, 1996, IV, 133). Chez Swift en revanche, une prédication sur le même thème (« On the Testimony of Conscience ») est envisagée comme leçon de moralité dont le pasteur s’exclut : « Therefore, my Discourse at this Time shall be directed to prove to you, that there is no solid, firm Foundation for Virtue, but on a Conscience which is guided by Religion » (PW IX, 152). La relation prédicative est fondée non sur un rapport d’égalité mais de supériorité du sermonnaire sur son auditoire. A Letter to a Young Clergyman, Lately entered into Holy Orders affirme pourtant la nécessité pour le prédicateur de se mettre au niveau de l’auditoire (PW IX, 65), notamment en utilisant un style et des arguments qui soient à la portée de celui-ci : « it seems to be in the Power of a reasonable Clergyman, if he will be at the Pains, to make the most ignorant Man comprehend what is his Duty; and to convince him by Arguments, drawn to the Level of his Understanding, that he ought to perform it » (PW IX, 70-71). Swift serait là en parfait accord avec une conception protestante du rôle du prédicateur, dont le sermon a pour double finalité d’annoncer et d’enseigner la Parole. Or une lecture attentive des sermons montre clairement que tel n’est pas le cas. Loin de procéder d’une volonté de déploiement de la Parole, la nécessité pour le prédicateur de situer son discours au niveau de l’auditoire devient dans l’homilétique swiftienne ruse utilitariste permettant paradoxalement à Swift non pas d’amorcer le dialogue mais de l’empêcher. Le sermon sur le « martyre » de Charles Ier s’ouvre précisément sur le constat de l’ignorance de son auditoire :

Une telle ignorance n’est pas l’amorce d’un processus d’instruction de l’auditoire mais prétexte à une manipulation du discours. Cette ignorance est en effet ce qui justifie la sélection de l’information par le prédicateur, qui décide de ce qu’il suffit à ses paroissiens de savoir (« so much of the story as may be sufficient »). De même, dans le sermon sur la Trinité, Swift conclut une exposition sommaire de la doctrine de la Trinité par les mots suivants : « This is enough for any good Christian to believe on this great Article » (PW IX, 162), tandis que l’exposé très bref de la doctrine est suivi de la conclusion suivante :

Une telle conception de la situation rhétorique explique le caractère particulier que revêt dans l’homilétique swiftienne la dimension prescriptive. L’enjeu prescriptif est certes un enjeu essentiel de tout texte prédicatif, que l’on retrouve chez Swift tant dans ses réflexions théoriques que dans sa pratique homilétique. Dans un aparté méta-textuel du sermon « Upon Sleeping in Church, » Swift définit ainsi le rôle du sermonnaire : « Our business [that of the congregation], alas, is quite another Thing, either to learn, or at least to be reminded of our Duty, to apply the Doctrines delivered, compare the Rules we hear with our Lives and Actions, and find wherein we have transgressed » (PW IX, 216-217). Par ailleurs, la récurrence dans les sermons d’expressions comme « let me advise you » (PW IX, 185), « give me leave to prescribe to you » (ibid.), « I shall give you some Rules for your Conduct and Behaviour » (PW IX, 181), attestent de la présence marquée d’une telle dimension dans l’homilétique swiftienne. Mais des formules telles que : « This is enough for any good Christian to believe on this great Article » (PW IX, 162) ou encore « the Bulk of Mankind is obliged to believe no more than the Scripture-Doctrine, as I have delivered it » (PW IX, 160) ne relèvent pas d’une conception traditionnelle de la fonction prescriptive du texte homilétique en ceci qu’elles reviennent à étendre ce caractère prescriptif au spirituel lui‑même. Le sermon sur la Trinité, sujet théologique s’il en est, est ainsi curieusement envisagé bien moins dans une perspective exégétique que prescriptive, et ce dès le début de l’homélie, dans lequel Swift lie les dimensions spirituelle et prescriptive en définissant la fonction du sermon comme explicitation de la doctrine de la Trinité, mais surtout comme rappel à la congrégation de son devoir en la matière :

Est en fait implicitement établie une opposition entre l’autorité du prédicateur, dont le rôle est de transmettre la vérité, et la subjectivité de son auditoire, qui n’a pas la parole, et qui de ce fait n’est pas en position de commenter le discours qui lui est adressé. Cette condamnation de l’autoréférentialité et de la subjectivité est une constante des sermons swiftiens. Le sermon sur la Trinité attribue ainsi l’erreur des opposants à la « religion révélée » à la confiance dans « leur propre raison corrompue », qui s’oppose à la « vérité de l’Évangile » (PW IX, 159). C’est aussi à ce titre que les philosophies antiques sont rejetées, qui ne souffrent pas la comparaison avec le christianisme du fait de l’absence de notion de révélation, réalité transcendante à toute subjectivité humaine et qui fonde la validité du Christianisme : « But, it is easy to observe [...], that their [the ancient philosophers’] defects in morals were purely the flagging and fainting of the mind, for want of a support by revelation from God » (PW IX, 247) ; la différence quant au statut de la subjectivité sépare de manière radicale philosophies antiques et Christianisme : « they [the great philosophers of the heathen world] trusted in themselves for all things » (PW IX, 245). De même, la sagesse réelle de certains philosophes antiques est d’une certaine manière invalidée par cette même subjectivité : « the great examples of wisdom and virtue, among the Grecian sages, were produced by personal merit, and not influenced by the doctrine of any particular sect; whereas, in Christianity, it is quite the contrary » (PW IX, 249). Ce rejet de toute subjectivité, de toute liberté d’interprétation, le prédicateur se l’impose à lui‑même, comme l’indique la conclusion abrupte du sermon sur la Trinité : « And, thus, I have done with my Subject, which probably I should not have chosen, if I had not been invited to it by the occasion of this Season, appointed on Purpose to celebrate the Mysteries of the Trinity » (PW IX, 168). Seule est parole autorisée une parole désubjectivisée.

Mais c’est paradoxalement au nom de ce référent qui préexiste au texte homilétique et en justifie l’existence, la Parole, que Swift se donne un rôle qui dépasse celui de simple médiateur. Le sermonnaire devient celui qui sélectionne le message qu’il communique à une assemblée envisagée non comme êtres pensants, mais comme réceptacles passifs d’un savoir dont le prédicateur est le dépositaire : il montre (« I shall first shew you », PW IX, 152 ; 220), explique (« I shall explain it to you », PW IX, 150 ; « I will tell you, PW IX, 220), prouve (« I shall prove the perfection of Christian wisdom », PW IX, 243) et est détenteur d’une parole qu’il donne non pas à commenter mais à voir : « give me leave before I conclude, to let you see how necessary such a Conscience is, to conduct us in every Station and Condition of our Lives » (PW IX, 156 ; je souligne).

Notes
322.

Cette question déjà évoquée précédemment, mais est ici abordée dans sa dimension spécifiquement rhétorique.

323.
Matthew Hole, Practical Discourses [] to be us’d thro-out the Year, London, 1716, p. 83.
324.
Joseph Hall, The Peacemaker, laying forth the Right Way of Peace in Matters of Religion (1645), in Bishop Hall’s Works, ed. Ph. Wynter, Oxford UP, 1863, vol. VI, Section XIV, p. 630.
325.
« Directions to Preachers: The King to the Archbishop of Canterbury, 4 August 1622 », in J. P. Kenypon, The Stuart Constitution 1603-1688, Cambridge UP, 1966, p. 146.
326.

Nous serons amenés à plusieurs reprises à rapprocher les deux prédicateurs, alors que plusieurs décennies les séparent ; outre le fait qu’ils sont, l’un et l’autre, à la fois satiriques et pasteurs de l’Église anglicane, plusieurs éléments justifient ce rapprochement, comme le souligne l’éditeur des œuvres complètes de Sterne, Melvyn New – « There are several aspects of the relationship between Swift and Sterne which one is tempted to investigate : their common love of Rabelais and the whole tradition of so‑called nonsense fiction, for example, or the fact that Sterne’s Journal to Eliza (1767) bears interesting affinities to Swift’s Journal to Stella. […] One might also examine the satirical devices of Swift’s work as they reappear in Tristram Shandy – the persona, satiric inversion, learned wit, scatology, and grave irony » (New, 1969, p. 199). Ces affinités permettent de comprendre que Swift a pu servir de « modèle » littéraire à Sterne (New, 1993, p. 164), le second étant le « dernier véritable héritier » du premier, « the last true heir of Swift » (ibid.), y compris en matière d’homilétique.

327.

L’allusion aux « nombres » fait références à la structuration mise au point par Tillotson et que suivaient bon nombre de prédicateurs : le plan devait être annoncé clairement à la fin de l’exorde, chaque partie étant numérotée et les idées principales développées dans l’ordre annoncé.

328.
L’ « héritage de Tillotson » est à cet égard très important : « Tout en supprimant le labyrinthe des innombrables sous‑divisions des sermons médiévaux, [Tillotson] avait instauré un style de prédication ou chaque discours était soigneusement construit selon un schéma simple mais rigoureux » (Deconinck, 1984, p. 124) ; pour une analyse illustrée de la structure dans l’homilétique du dix-huitième siècle, voir Deconinck, 1984, pp. 124‑132.