L’instrumentalisation de la raison et de la Parole divine

De même que le dialogue avec l’auditoire n’est jamais envisagé, de même l’Écriture et l’orthodoxie anglicane ne sont pas discutées mais imposées. Deux stratégies principales sont mises en œuvre à cet effet : l’instrumentalisation de la raison d’une part, une programmatique exégétique fallacieuse d’autre part.

La place centrale de la raison, ainsi que les liens étroits et la relation complémentaire entre foi et raison dans l’orthodoxie anglicane ne sont plus à démontrer 329 . En témoigne par exemple la fréquence de l’expression « Faith and Reason », quasi lexicalisée, dans l’homilétique de l’époque :

La raison n’entame pas l’autorité du texte sacré mais en est au contraire une précieuse alliée permettant d’éviter de nombreux écueils, le premier étant celui d’une ferveur de mauvais aloi. La condamnation de ce que l’on affuble alors du vocable d’ « enthousiasme » parcourt toute l’œuvre satirique swiftienne, mais est également très présente dans ses écrits religieux, en parfait accord avec la doxa anglicane, selon laquelle toute extériorisation de la ferveur religieuse est suspecte, car susceptible d’entraîner débordements et fanatisme. C’est bien à ce titre que Swift la dénonce dans son sermon « On Brotherly Love » : « and while Persons thus qualified are so numerous, and so noisy, so full of Zeal, and Industry to gain Proselytes, and spread their Opinions among the People, it cannot be wondered that there should be so little brotherly Love left among us » (PW IX, 178-179). À l’intérieur de ce cadre associant foi et raison coexistent toutefois dans l’homilétique de l’époque deux grandes tendances qui recoupent la distinction traditionnelle au dix-huitième siècle entre le cœur et l’intellect, et qu’illustrent respectivement Sterne et Swift. Au mépris de Swift pour toute forme de « handkerchief wetting » (« the Art of wetting the Handkerchiefs of a whole Congregation, A Letter to a Young Clergyman », PW IX, 70) répond la définition sternienne du sermon : « preaching (you must know) is a theological flap upon the heart ».

La raison est aussi pour les Anglicans investie d’un rôle de garde-fou contre un attachement superstitieux à l’Écriture, comme en témoigne l’expression « Scripture and Reason », autre lieu commun de l’Anglicanisme de l’époque 331  :

L’opposition au Catholicisme, loin d’être fortuite, témoigne au contraire d’une conception toute protestante du rôle de la raison, qui rend possible le libre examen de l’Écriture et, partant, l’accès à une foi plus pure. Mais la raison est aussi ce qui permet d’éviter un autre travers du puritanisme, à savoir le fondamentalisme, qui résulte d’un attachement superstitieux à l’écriture : la notion de « foi raisonnable » (reasonable belief) est, nous l’avons dit, centrale dans l’Anglicanisme, sous-tendue par la conviction que raison et foi ne constituent pas deux catégories hétérogènes, et que les critères d’analyse utilisés pour les réalités du monde sensible s’appliquent également aux réalités du monde spirituel. La raison peut donc être employée en vue de démontrer la pertinence ou la validité du message biblique, tout en maintenant que ce qui est au‑dessus de sa portée et à quoi elle n’a pas accès, ne l’invalide pas, selon la fameuse distinction anglicane : « It is an old and true Distinction, that Things may be above our Reason without being contrary to it » (PW IX, 164).

La fonction attribuée à la raison dans l’homilétique swiftienne est particulièrement intéressante en ceci qu’elle traduit à la fois l’ancrage de Swift dans l’Anglicanisme et son idiosyncratisme. Des phrases telles que « I shall prove the perfection of Christian wisdom » (PW IX, 243), ou encore des formules traditionnelles telles que « Faith and Reason » (« Upon Sleeping in Church », PW IX, 214) ou « Scripture and Reason », présentes à la fois dans les sermons et dans la Letter to a Young Clergyman (PW IX, 150 ; PW IX, 70) semblent à première lecture inscrire les sermons swiftiens dans le droit fil de l’homilétique anglicane. Toutefois, c’est moins l’utilité que les limites de la raison que Swift souligne. La raison individuelle, étant soumise aux passions, ne constitue pas un critère d’analyse fiable : « Reason in itself is true and just, but the Reason of every particular Man is weak and wavering, perpetually swayed and turned by his Interests, his Passions, and his Vices » (PW IX, 166). De surcroît, il est contraire à la religion d’avoir recours à la raison afin de prouver la vérité de la doctrine chrétienne à ceux qui tentent d’en démontrer la non validité : les hommes d’Église qui procèdent de la sorte sont autant dans l’erreur que les contempteurs de la religion, une telle attitude revenant à aller à l’encontre de la sagesse des Proverbes et à répondre au sot selon sa folie (Proverbes 26. 5) : « many divines [...] have been mistaken too, by answering Fools in their Folly » (PW IX, 167).

Surtout, une lecture attentive des sermons révèle que Swift procède à une véritable instrumentalisation de la raison afin d’imposer la Parole dont il est le médiateur. La raison n’est pas mise au service du texte qu’elle contribue à expliquer, mais permet de dissimuler les interprétations abusives du sermonnaire qui instrumentalise la référence scripturaire. Ainsi dans le sermon « On the Poor Man’s Contentment », l’appareil logique très marqué est paradoxalement ce qui permet de dissimuler les hiatus du raisonnement et les subtils glissements sémantiques opérés par Swift par rapport au verset paulinien qui constitue le texte de la prédication (« I have learned, in whatsoever State I am, therewith to be content » Philippians 4: 11). Swift débute en effet son sermon par une exposition des circonstances de la vie auxquelles ce verset pourrait s’appliquer, ce qui est conforme à la perspective biblique,avant de déclarer abruptement : « But these are general Calamities, from which none are excepted; and, being without Remedy, it is vain to bewail them. The great Question, long debated in the World is, whether the rich or the Poor are the least miserable of the two? » (PW IX, 190 ; je souligne). La formule « long debated in the World » est révélatrice d’un changement de stratégie : le verset est envisagé dans un contexte séculier et non plus dans une perspective théologique, et le problème désormais défini en termes sociaux et, de surcroît, restreint à la question du rapport entre riches et pauvres. Or c’est précisément un connecteur logique (but) qui permet de faire passer pour raisonnement logique ce qui est en réalité glissement sémantique non seulement arbitraire, mais qui en outre confère au verset paulinien un sens contraire à celui qu’il a dans le contexte de l’épître envisagée dans son ensemble. En effet, le verset suivant va à lui seul à l’encontrede l’interprétation donnée par Swift : « I know both how to be abased, and I know how to abound: every where and in all things I am instructed both to be full and to be hungry, both to abound and to suffer need ». Le propos de l’apôtre n’est pas de louer le dénuement mais de prôner une sage indépendance à l’égard des aléas de l’existence, toute l’épître étant en fait exhortation à la paix, que seule permet une vie d’humilité, d’abnégation et de service, à l’exemple de celle menée par le Christ :

Mais d’autres glissements encore interviennent à l’intérieur du cadre ainsi redéfini par Swift. Il ne s’agit même pas de signifier à ceux que Swift a définis comme pauvres qu’ils doivent se contenter de leur sort, mais de leur montrer d’une part que leur sort est plus enviable que celui des riches, d’autre part que leurs égarements sont moins pardonnables : « I SHALL therefore shew, first, that the Poor (in the Sense I understand the Word) do enjoy many temporal Blessings, which are not common to the Rich and Great » (PW IX, 191-192) ; « Secondly, you of the meaner Sort are subject to fewer Temptations than the Rich; and therefore your Vices are more unpardonable » (PW IX, 196). La visibilité ostentatoire de la structure formelle du sermon, scandé par les adverbes logico‑temporels (first, secondly), à laquelle s’ajoute la présence de très nombreux liens logiques, confèrent au sermon les apparences d’une logique implacable qui n’a de logique que son apparence, le lien opéré entre les deux parties de la phrase par le connecteur therefore étant totalement artificiel. Le raisonnement traditionnellement tenu est en effet tout autre, qui consiste à dire au contraire que la pauvreté constitue une circonstance atténuante ou, tout au moins, une explication, à une conduite par ailleurs moralement répréhensible : un larcin motivé par l’indigence ou la faim apparaît plus excusable qu’un vol commis par cupidité.

Loin d’être mise au service du message biblique dont elle servirait à étayer le sens ou démontrer la validité, la raison permet ainsi de masquer les failles du raisonnement. Le verset de départ n’est pas tant expliqué qu’utilisé, car la perspective swiftienne n’est pas fondamentalement théologique, en ceci que l’enjeu de la prédication ne consiste pas à démontrer à l’auditoire la sagesse ou la valeur morale du verset paulinien, mais à utiliser ce verset à des fins socio-politiques. C’est en effet la fonction de persuasion et non le pouvoir de démonstration du raisonnement qui est mis à profit : le recours à un appareil logique aussi marqué permet paradoxalement d’empêcher tout raisonnement en dissimulant les véritables enjeux du texte prédicatif. Ce faisant, Swift tire pleinement parti de la spécificité de la situation d’énonciation propre au sermon, à savoir le caractère oral de celui-ci, exclusif d’une relecture analytique susceptible de mettre à jour les rouages d’un tel pseudo-raisonnement 333 .

La seconde stratégie utilisée par Swift pour imposer la Parole consiste à mettre en place ce que l’on pourrait définir comme une programmatiqueexégétique fallacieuse.En effet, les sermons swiftiens semblent adopter une perspective exégétique qui déploie la Parole alors que cette parole est en réalité orientée et même verrouillée. Le sermon « On the Trinity » s’ouvre ainsi sur une programmatique exégétique clairement annoncée : il s’agit d’expliquer la doctrine de la Trinité telle qu’elle est énoncée dans les Écritures (« as delivered in Holy Scripture »). Au regard de cette parole, le prédicateur se présente comme exégète, voire comme simple médiateur : « I shall again repeat the Doctrine of the Trinity, as it is positively affirmed in the Scripture » (PW IX, 160, 162). L’emploi du verbe « répéter » présuppose une certaine transparence du sermonnaire, dont le rôle serait celui d’un simple médiateur de la parole divine devant laquelle il s’effacerait à l’exclusion de toute intervention personnelle. Or la suite du sermon montre que c’est loin d’être le cas. Tout d’abord, une telle déclaration n’est suivie d’aucune référence scripturaire mais d’une reformulation par le sermonnaire lui‑même : « that God is there expressed in three different Names, as Father, as Son, and as Holy Ghost; that each of these is God, and that there is but one God. But this Union and Distinction are a Mystery utterly unknown to Mankind » (PW IX, 162). Le message biblique subit en outre une double transformation, puisqu’il est non seulement sélectionné par le prédicateur, comme l’indique la conclusion : « This is enough for any good Christian to believe on this great Article » (ibid.), mais instrumentalisé en ceci que le sermon est moins exégèse de la doctrine trinitaire qu’instrument de controverse théologique au service de l’orthodoxie anglicane. La notion de mystère, inséparable de la doctrine de la Trinité, est ainsi pour Swift l’occasion d’une attaque frontale contre le Catholicisme (« It is true indeed, the Roman Church hath very much enriched herself by trading in Mysteries, from which they have not the least Authority from Scripture, and were fitted only to advance their own temporal Wealth and Grandeur; such as Transubstantiation, Worshipping of Images, Indulgences for Sins, Purgatory, and Masses for the Dead; with many more », PW IX, 164), mais aussi contre Toland et le mouvement déiste en général (« Since the World abounds with pestilent Books, particularly written against this Doctrine of the Trinity; it is fit to inform you, that the Authors of them proceed wholly upon mistake », PW IX, 167).

Intéressant, le verbe « répéter » l’est aussi parce qu’une telle « répétition » ne constitue paradoxalement pas un prélude à l’exégèse mais est au contraire utilisée pour clore le débat avant même de l’avoir ouvert, puisque lemessage est asséné plus qu’il n’est répété : « Therefore I shall repeat the Doctrine of the Trinity, as it is positively affirmed in the Scripture » (PW IX, 162 ; je souligne), avec le corollaire implicite qu’il faut s’effacer devant lui. La répétition de la parole divine devient ainsi le moyen d’en éviter la mise en question, et l’exégèse biblique est remplacée par une rhétorique du devoir. La dimension prescriptive ne fait pas suite à l’exégèse, qui aurait ouvert la voie en explicitant les préceptes bibliques afin qu’ils soient suivis, mais s’y substitue afin d’éviter une telle exégèse : « For, upon the whole, it [Christian faith] is no more than this: God commandeth us, by our Dependence upon his Truth and his holy Word, to believe a Fact that we do not understand » (PW IX, 168). Il ne s’agit pas de comprendre et d’expliquer la Parole, mais de s’y conformer. De manière générale, une comparaison entre les titres des sermons sterniens et ceux des prédications de Swift atteste du faible poids de l’enjeu exégétique dans l’homilétique swiftienne : si le texte de base de la prédication est très souvent mentionné dans le titre des prédications de Sterne, les titres des sermons swiftiens indiquent une nette tendance à l’abstraction, à l’examen de concepts, ou à une orientation vers le politique, pour des sermons comme « On the Condition of Ireland » ou « A Sermon Upon the martyrdom of K. Charles I ».

L’homilétique swiftienne participe ainsi à sa manière propre de ce mouvement de renforcement de l’orthodoxie anglicane : la fermeture de la situation de communication d’une part, le poids marqué de la dimension prescriptive du sermon d’autre part, permettent la captation du savoir théologique. Les apories du compromis anglican sont exploitées en ceci que le silence remplace l’analyse.

Notes
329.

Cette question est développée plus hautdans notre première partie ; nous en reprenons ici quelques éléments afin de souligner la dimension rhétorique de cette question, ainsi que la spécificité swiftienne en la matière.

331.
On trouve ainsi cette expression dans le sermon de Swift « On the Testimony of Conscience » (PW IX, 150).
333.

L’homilétique anglicane dix-huitième siècle s’inscrit en réalité dans une double situation de réception, dans la mesure où, comme nous l’avons souligné, il existe à l’époque une véritable industrie du sermonpublié. On peut penser malgré tout que Swift entend tirer pleinement parti de l’oralité du sermon, qui exclut toute interprétation rétrospective, car ses propres prédications n’étaient nullement destinées à la publication, phénomène qui concerne bien davantage les grands prédicateurs de l’époque, tel Tillotson.