La régulation institutionnelle de la Parole

La facture propre du sermonnaire s’inscrit également dans la définition du poids respectif des enjeux possibles du texte prédicatif tels que nous les avons définis. L’homilétique swiftienne se caractérise par un primat très net de la fonction référentielle du langage que l’on peut définir, rappelons-le, comme l’instrumentalisation du texte prédicatif au service de convictions posées comme référents extérieurs au texte et s’identifiant à la Vérité divine. Les enjeux de l’homilétique swiftienne sont en effet bien moins théologiques que socio-politiques. On sait que les liens du religieux et du politique sont très étroits dans l’Anglicanisme du dix-huitième siècle, comme en atteste par exemple la présence dans le Prayer Book d’une fiche de déroulement du culte spécifique pour le 30 janvier, jour de commémoration de la décapitation de Charles Ier. Mais l’importance de l’enjeu politique est particulièrement marquée dans les sermons swiftiens, phénomène qui se traduit à la fois par une régulation institutionnelle marquée de la Parole et par une instrumentalisation des Écritures.

Médiation et transmission de la Parole, la prédication est aussi réactualisation et organisation spécifique de cette Parole par le sermonnaire. Ou selon la formule swiftienne : « The Doctrine delivered by all Preachers is the same [...]. But the Manner of delivering it is suited to the Skills and Abilities of each, which differ in Preachers just as in the rest of Mankind » (PW IX, 213). Le rapport entretenu par le sermon avec le texte biblique dépasse le cadre de la simple exégèse et met en présence le rapport d’un individu au texte et l’utilisation qu’il fait de ce dernier, notamment au regard de l’institution. Car tout sermon s’inscrit aussi dans le cadre d’un dispositif culturel précis, où le locuteur est l’agent patenté d’une institution d’État. La parole du prédicateur est donc nécessairement porteuse d’une régulation institutionnelle, qui s’opère à la fois dans la part réservée au théologique par rapport à l’orthodoxie de l’institution dont le sermonnaire est le représentant, et dans les modalités de transmission de cette orthodoxie.

Le sermon « On the Testimony of Conscience » s’ouvre sur une promesse d’exégèse de la notion de conscience : « I shall explain it to you in the clearest manner I am able » (PW IX, 150), exégèse qui s’affirme en accord avec les Écritures puisque le sermonnaire se donne pour tâche de déconstruire tout usage du terme non conforme aux définitions scripturaires (« Which God Almighty never intended », ibid.). Or la suite du sermon dément cette promesse. Ainsi, la clausule: « I shall explain » est-elle suivie non de références scripturaires, mais d’une définition de la conscience par le sermonnaire lui-même : « The Word Conscience properly signifies, that Knowledge which a Man hath within himself of his own Thoughts and Actions » (ibid.). Une lecture rétrospective, impossible dans les conditions réelles d’énonciation du sermon, permet de comprendre que, dans la phrase « I shall explain », l’importance du sujet de l’énonciation est supérieure à l’explication qu’il va fournir, autrement dit que la médiation par le sermonnaire anglican prend le pas sur l’exégèse.

En lieu et place d’une référence scripturaire se trouve donc l’adverbe « properly », dont la suite du sermon révèle qu’il est à entendre dans le sens de conforme non au texte biblique mais à l’orthodoxie anglicane. La prédication se transforme en effet en affirmation de la supériorité de l’Anglicanisme sur les autres religions. Une phrase telle que : « therefore until he [a person whose worship differ[s] from the Worship established] hath thoroughly examined by Scripture, and the Practice of the ancient Church, whether those Points are blameable or no, his conscience cannot possibly direct him to condemn them » (PW IX, 151)constitue une attaque voilée contre le Catholicisme, qui à l’appel à l’Écriture (Scripture) comme guide de la foi, principe fondateur du Protestantisme, préfère la tradition orale, tandis que la référence à la tradition patristique est typique de l’Anglicanisme du dix‑huitième siècle. Comme on l’a vu, les Anglicans se livrent en effet à un travail de réécriture de leurs origines qui vise à conférer à leur Église une légitimité a posteriori. Quant à l’allusion déjà analysée à la « liberté de conscience », elle vise clairement les Puritains pour qui la conscience est en effet le seul critère de vérité :

Swift fait feu de tout bois, invoquant la référence scripturaire pour s’élever contre le Catholicisme, et la légitimité institutionnelle de l’Église Établie face au Puritanisme. À une époque où l’Église anglicane est menacée de l’extérieur par ces dangers que sont le rationalisme, le Catholicisme et ce qu’il convient alors d’appeler le Non-Conformisme, les sermons sont envisagés comme de véritables instruments de combat dans ce que les théologiens anglicans perçoivent comme une guerre contre leurs ennemis de toujours.

Une comparaison avec un sermon de Sterne sur le même sujet met encore davantage en relief la spécificité swiftienne. Certes la prédication sternienne sur l’examen de conscience consiste bien moins à indiquer à l’auditoire les moyens de procéder à un tel examen selon l’orthodoxie anglicane qu’en une critique des erreurs possibles : « But as the scripture frequently intimates, – and observation confirms it daily –, that there are many mistakes attending the discharge of this duty, – I cannot make the remainder of this discourse more useful, than by a short enquiry into them » (New, 1996, IV, 133). Certes l’examen de telles erreurs fait la part belle à une critique des « erreurs » des deux principaux adversaires de l’Église anglicane, Catholicisme et Puritanisme. Mais la régulation institutionnelle est pourtant bien moins nettement marquée dans l’homélie sternienne, dans laquelle la voix de l’Anglicanisme ne se fait pas vraiment entendre. Ainsi, les condamnations du Catholicisme que l’on trouve à deux reprises, ainsi que celle du Méthodisme, ne sont pas le prétexte comme chez Swift, à une apologie de l’Anglicanisme. La fin du sermon sternien constitue au contraire un rappel non de la norme institutionnelle, mais de la norme scripturaire :

Tout au plus la double référence à l’Écriture et à la raison inscrit-elle discrètement en filigrane la règle anglicane du « Scripture and Reason ». Chez Swift au contraire, la défense de l’institution prend le pas sur les questions doctrinales, dont la discussion n’est pas favorisée mais empêchée, car les enjeux du texte prédicatif sont déplacés du théologique vers le socio‑politique. L’objectif est bien de rallier le plus grand nombre de fidèles à la cause anglicane, objectif beaucoup plus aisé à atteindre s’il se centre sur l’opposition aux Papistes ou aux Puritains, que sur une doctrine trop précise, source possible de divisions.

Le poids de l’orthodoxie anglicane est particulièrement marqué dans l’homilétique swiftienne puisque les sermons deviennent instruments au service d’une apologie de l’Anglicanisme, mais surtout, plus fondamentalement, dans la mesure où l’accent n’est pas mis sur le déploiement de la Parole par l’exégèse mais sur une régulation institutionnelle de cette Parole. Les sermons swiftiens se caractérisent en effet par une orientation, voire une déformation, quasi systématique des textes bibliques en fonction de l’orthodoxie anglicane. Cette déformation s’apparente parfois même à une véritable substitution de l’orthodoxie anglicane à la voix scripturaire, substitution dont l’efficacité repose sur une double dissimulation : non seulement la voix de l’Anglicanisme ne s’affirme jamais comme telle, mais ce qui relève de la régulation institutionnelle de la Parole se fait passer pour fidélité scripturaire.

Le verset constituant le texte de la prédication « On Mutual Subjection » : « Yea, all of you be subject one to another » (I Peter 5: 5) devient ainsi prétexte à une réaffirmation d’un topos de l’orthodoxie anglicane. Un tel glissement est rendu possible par un discret changement de cadre de référence :

La concession faite au sens que l’Apôtre lui-même pouvait accorder à sa propre exhortation est rapidement balayée par le recours à l’argument d’autorité en la personne « de nombreux érudits », c’est-à-dire en fait les exégètes anglicans, réels ou supposés. Et la glose du verset par Swift (« Now, according to this Equality wherein God hath placed all Mankind, with relation to himself, you will observe, that in all the Relations between Man and Man, there is a mutual Dependence, whereby the one cannot subsist without the other », PW IX, 144), contrairement à ce qu’il affirme, ne constitue ni une « confirmation » ni une « explication » du texte biblique (« And this both explains and confirms the Doctrine of the Text », ibid.) mais une réaffirmation de l’orthodoxie anglicane. Dans le cadre de l’Épître de Pierre en effet, le verset a bien le sens d’une exhortation à l’humilité, comme le montrent la suite du verset et le verset suivant : « Yea, all of you, be subject one to another, and be clothed with humility: for God resisteth the proud, and giveth grace to the humble. Humble yourselves therefore under the mighty hand of God, that he may exalt you in due time ». Or la notion de « dépendance mutuelle » évoquée par Swift devient prétexte à l’introduction d’un topos de l’Anglicanisme, à savoir l’idée que la hiérarchie et donc aussi l’inégalité présentes dans la société, en tant qu’elles constituent l’expression des desseins de Dieu sur les hommes, doivent être préservées et non modifiées. Dans une société conçue comme une chaîne dans laquelle chacun occupe la place qui lui a été assignée par le Créateur, l’idée d’égalité sociale, on l’a vu, demeure un impensable, car tendre vers un nivellement des richesses grâce à la charité, reviendrait à s’opposer aux desseins divins, et seule prévaut cette notion de « dépendance mutuelle » :

En d’autres termes, l’orthodoxie anglicane se substitue à la Parole elle-même. Une telle orientation de l’interprétation du texte en fonction de l’Anglicanisme ne constitue toutefois pas une fin en soi mais a une visée clairement socio‑politique, à relier à une conception particulière du rôle du sermonnaire. Selon Swift, le sermonnaire est avant tout pasteur, en ce sens que la fonction théologique du sermonnaire comme médiateur de la parole divine est toujours secondaire par rapport à la fonction institutionnelle du pasteur, garant de l’ordre social : « It is time for the pastor to cry out, that the wolf is getting into his flock, to warn them to stand together, and all to consult the common safety » (PW IX, 236).

Il n’est dès lors guère surprenant que le glissement des enjeux du texte prédicatif se fasse non seulement vers le social, mais aussi vers le politique. Dans ce même sermon « On Mutual Subjection », Swift passe ainsi de la notion de « dépendance mutuelle » à la question de l’obéissance au pouvoir civil :

C’est là encore un appareil logique marqué qui rend possible un tel glissement : les connecteurs logiques « now » et « thus », ainsi que le choix d’un exemple peu discutable, permettent d’amener l’analogie (« For the same reasons ») qui confère au sermon une dimension clairement politique. C’est en fait toute la problématique soulevée par la Glorieuse Révolution de 1688, qui, on l’a dit, constitue pour l’Église anglicane une crise sans précédent, qu’aborde ici Swift à mots couverts.

Cette régulation institutionnelle d’une Parole mise au service de la société prend une forme extrêmedans certains sermons dans la mesure où non seulement l’orthodoxie anglicane se substitue à la parole scripturaire, mais va à l’encontre de celle-ci en procédant à une redéfinition de notions scripturaires centrales selon l’orthodoxie anglicane. Le sermon « On the Poor Man’s contentment » constitue une illustration parfaite de ce processus. Voici les termes dans lesquels le pasteur Swift évoque la pauvreté :

La charité telle qu’elle est décrite par Swift (« making them [the poor] partake of our Superfluity and Abundance ») va à l’encontre de la définition biblique de la charité, présentée comme le partage du nécessaire et non du superflu ; c’est par exemple le cas dans ce passage de l’Évangile selon Luc :

En outre, stigmatiser la multitude pécheresse afin de mieux vanter les mérites du juste (« there is hardly one in a hundred who doth not owe his Misfortunes to his own Laziness or Drunkenness, or worse Vices ») constitue un détournement complet du sens de la parabole à laquelle se réfère Swift de manière très allusive :

La parabole est sans ambiguïté, qui donne clairement à entendre que le repentir des pécheurs a plus de valeur aux yeux de Dieu que la bonne conduite des justes, ces derniers fussent-ils beaucoup plus nombreux, interprétation livrée explicitement en conclusion de la parabole : « I say unto you, that likewise joy shall be in heaven over one sinner that repenteth, more than over ninety and nine just persons, which need no repentance » (ibid., 15: 7).