Le texte biblique comme argument d’autorité

Le texte biblique est non seulement détourné de son sens originel mais instrumentalisé, dans la mesure où l’argument d’autorité qui prend la forme d’une référence biblique sert à introduire une définition de la pauvreté qui n’a une fois encore rien de scripturaire. Opérer une distinction entre différentes catégories d’indigents, ceux qui méritent leur sort (« deservedly unhappy ») par opposition aux quelques rares miséreux victimes du sort, et affirmer que l’incitation à la charité exclut les pauvres non méritants (« they are not understood to be of the Number ») est conforme non à l’Évangile mais à l’idéologie dominante soutenue par l’orthodoxie anglicane. La distinction entre pauvres méritants d’une part et vagabonds et mendiants d’autre part, fait ainsi partie intégrante de l’imagerie et du discours anglican sur les indigents, comme en témoigne, parmi tant d’autres, le sermon suivant :

Cette distinction est fort ancienne, puisqu’elle trouve sa première expression dans un recueil d’homélies anglicanes datant de 1563 :

Le critère fondamental qui prévaut à la définition de la pauvreté est d’ordre moral et non matériel : ce n’est pas le niveau d’indigence des pauvres qui est mis en question mais la cause d’une telle indigence, imputée dans le cas des pauvres non méritants à l’oisiveté. En d’autres termes, la pauvreté en elle-même n’est pas un critère suffisant pour mériter la charité ; seuls les indigents souffrant de maladie, ayant de ce fait perdu leur principal atout, leur force de travail, méritent la compassion et donc une aide :

La récurrence et la quasi‑lexicalisation dans la prose homilétique anglicane d’expressions telles que deserving poor, the industrious poor ou encore worthy objects ou proper objects et à l’inverse, improper objects, traduit la prégnance d’une telle conception. Les sermons swiftiens sont à cet égard très représentatifs : ainsi dans « On the Causes of the Wretched Conditions of Ireland » Swift suggère l’attribution de badges aux pauvres méritants précisément pour distinguer les « proper Objects », les pauvres méritants la charité, « [those] we are apt to pity as real Objects of Charity », de ceux qui n’en sont pas dignes (PW IX, 207, 206). La même suggestion est reprise et systématisée comme une mesure d’ordre public dans un texte dont la radicalité répressive est frappante : A Proposal for giving Badges to the Beggars in all the Parishes of Dublin. By the Dean of St. Patrick’s (1737), donnant donc à ce texte d’une dureté assez commune à l’époque sur la question des indigents toute la caution de la dignité ecclésiastique de Swift.

Le discours anglican sur la pauvreté repose donc bien moins sur les injonctions scripturaires que sur une éthique du travail qui sous-tend l’idéologie de l’époque. Une telle éthique est certes partiellement fondée par le texte biblique, notamment l’injonction paulinienne « if any would not work, neither should he eat » (2 Thessalonians 3: 10), et, plus profondément encore, la malédiction divine faisant du travail une punition, et donc un labeur pénible, telle qu’on la trouve au chapitre troisième de la Genèse. Mais rien dans les écrits bibliques ne lie cette éthique du travail à une quelconque notion de mérite ou de démérite qui expliquerait la richesse ou l’indigence. Dans les Évangiles, l’indigent doit bien plutôt être secouru et respecté car il est au contraire envisagé comme l’image de Dieu sur terre 339  ; dans la perspective anglicane en revanche, les intérêts sociaux prennent le pas sur les considérations théologiques puisque le pauvre est avant tout envisagé comme instrument de production au service de la société. L’indigent est donc le plus souvent un parasite qui s’exclut lui-même de la communauté du fait de son oisiveté. C’est à ce titre que la mendicité est rejetée au dix‑huitième siècle car, à une époque où n’existe évidemment pas la notion de chômage, celle-ci apparaît comme solution de facilité, moyen indû de gagner sa vie. Notons à ce sujet que si, sur la question des pauvres, le consensus est à l’époque total chez les Protestants, et même entre Protestants et Catholiques, c’est cependant la voix anglicane qui domine en Angleterre dans le discours sur les pauvres et la charité au dix-huitième siècle, comme d’ailleurs dans le discours social en général (Norman, 1976, p. 7).

On comprend dès lors qu’à travers une phrase comme « But, here, I would not be misunderstood; perhaps there is not a Word more abused than that of the Poor, or wherein the World is more generally mistaken » (PW IX, 191), c’est bien la voix de l’Anglicanisme et non celle des Écritures qui va être donnée à entendre. Rien de surprenant bien entendu à la présence de l’orthodoxie anglicane dans le sermon d’un des représentants de cette Église. En revanche, la spécificité swiftienne se manifeste dans la dissimulation de ce biais institutionnel : l’orthodoxie anglicane se substitue à la voix scripturaire sans jamais se déclarer comme telle, substitution d’autant plus discrète qu’elle n’est pas exclusive de références scripturaires. Mais loin de constituer le cœur de la prédication, celles-ci sont le plus souvent détournées. L’inscription en filigrane de références scripturaires ou d’expressions pouvant passer pour telles dans le tissu de la prédication remplit, de manière quasi subliminale, la fonction d’argument d’autorité. Ainsi en est-il dans le sermon « On the Poor Man’s Contentment » de l’expression « une personne sur cent », qui figure dans l’évangile selon Luc (15.7) et qui est en outre devenue quasi proverbiale. De même, une phrase telle que « partake of our Superfluity and Abundance » pourrait aisément passer pour scripturaire tant les termes font partie du fonds biblique.

L’exemple le plus frappant de ce procédé est sans doute celui du sermon « Upon Sleeping in Church », où l’on trouve la phrase suivante : « For, in vain do we preach down Sin to a People, whose Hearts are waxed gross, whose ears are dull of hearing, and whose Eyes are closed » (PW IX, 215 ; le soulignement est dans le texte). Il ne s’agit pas d’une citation à proprement parler, mais d’un agrégat de phrases scripturaires, phrases de surcroît récurrentes : « cœurs endurcis », « oreilles qui n’entendent pas » et « des yeux pour ne pas voir » sont des expressions que l’on retrouve à de très nombreuses reprises tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testaments, parfois associées deux à deux 340 . Si dans la version écrite du sermon swiftien, des italiques signalent le caractère citationnel de ces expressions, la situation d’énonciation qui est celle de la prédication ne permet pas une telle distinction, d’autant que leur actualisation par le recours au pronom personnel « we » les rend moins visibles encore. Dans la situation d’énonciation qui est celle du sermon, importe avant tout la présence même de telles expressions, en tant qu’elles signalent la parole scripturaire et donnent à ce titre à la prédication littéralement la caution d’une parole d’Évangile. C’est précisément la familiarité du vocabulaire et des notions utilisées par Swift qui rend la substitution possible : le biais institutionnel se dissimule sous les traits conceptuels et lexicaux de la parole scripturaire.

Le déplacement des enjeux du texte prédicatif vers le socio-politique dans l’homilétique swiftienne se traduit enfin par une conception très particulière de la place des textes scipturaires au sein du sermon : la Parole n’est plus au centre de la prédication mais occupe une position périphérique.

Le discours tenu sur la charité dans l’homilétique swiftienne constitue une première illustration de ce phénomène. Comme nos analyses l’ont montré, ce discours correspond le plus souvent à celui de l’Anglicanisme et non à celui des Écritures, en contradiction avec lesquelles il se situe parfois. Cependant, on trouve ponctuellement une définition de la charité en parfait accord avec la définition scripturaire. Tel est le cas dans l’extrait suivant du sermon « On the Poor Man’s Contentment » :

Ce passage, fidèle paraphrase des Évangiles (Luc 21. 4, Marc 12. 44), est en totale contradiction avec la démonstration swiftienne dans le même sermon un peu avant (PW IX, 191). Une telle contradiction illustre bien ce phénomène d’instrumentalisation des Écritures : le sermon n’est pas au service de celles-ci dont il constituerait l’exégèse, mais les textes scipturaires sont utilisés et détournés au même titre que d’autres arguments si et quand ils permettent à Swift d’étayer son raisonnement. Beaucoup plus significatif encore est un autre passage du même sermon :

L’abondance et la visibilité des connecteurs logiques (as, for, so), la présence de structures causatives (« by your being liable to fewer Temptations »), et le rythme ternaire de la conclusion sont autant d’éléments qui contribuent à donner au raisonnement les apparences d’une implacable logique qu’il n’a pas en réalité. Quant aux nombreuses expressions scripturaires – « yours is the kingdom of Heaven », « Your reward in Heaven », « Share of Happiness » – elles confèrent au passage la caution morale des Écritures qui permet là encore de dissimuler de nombreuses approximations et incohérences.

Le passage s’ouvre sur une idée déjà exprimée auparavant dans le sermon : les pauvres étant, du fait de leurs faibles moyens, en proie à moins de tentations que les riches, ils sont donc plus heureux que ces derniers. À cette notion, Swift ajoute ici l’idée que cette limitation des tentations facilite le salut des pauvres et il poursuit son sermon par une citation des Béatitudes (« Yours is the Kingdom of Heaven ») dans lesquelles Jésus promet aux pauvres une récompense au Paradis (« your Reward in Heaven ») d’autant plus grande que leur vie sur Terre a été difficile 341 . Or cette invocation des Béatitudes est en contradiction avec le raisonnement tenu dans la phrase précédente, puisque celle-ci vise à accréditer l’idée selon laquelle les pauvres connaissaient sur Terre un sort plus enviable que les riches. Ce faisant, Swift accorde en outre à la Béatitude une dimension rétributive qu’elle n’a pas dans les Évangiles : « and [...] your Reward in Heaven is much more certain than it is to the Rich, if you seriously perform your Duty, for Yours is the Kingdom of Heaven ». En effet, selon les récits de Matthieu et de Luc, Jésus se présente comme le Messie envoyé aux pauvres, les préférés de Dieu qui, n’étant pas avantagés ici-bas, dépendent de Dieu seul. La Béatitude revêt donc un caractère purement prophétique, aucune mention n’étant faite à ce stade des Évangiles des qualités requises pour entrer au Royaume. Swift au contraire soumet l’obtention du Royaume prophétisée par la Béatitude à une conduite terrestre irréprochable : il y a là non seulement distortion de la Béatitude, mais mise en lien arbitraire de deux notions, la promesse inconditionnelle du Royaume d’une part, le salut par les œuvres d’autre part, sans rapport l’une avec l’autre dans le texte biblique. Enfin, ce que Swift présente comme un corollaire à l’assurance du salut n’est une fois de plus nullement justifié par le texte biblique, dans lequel ne figure nulle part l’idée selon laquelle l’assurance du salut rend moins excusables les manquements à la vertu.

Ainsi les citations de divers passages des Écritures servent à dissimuler non seulement les nombreuses incohérences de l’argumentation du prédicateur, mais aussi les véritables enjeux du sermon. On peut parler d’un véritable détournement dans la mesure où le recours à des passages contradictoires des textes scripturaires afin d’étayer un raisonnement fautif témoigne d’un renversement dans la hiérarchie traditionnelle du sermon : le message biblique occupe non la place centrale mais une position périphérique, puisque le sermon n’est pas au service de l’Écriture, dont il constituerait l’exégèse, mais c’est au contraire celle-ci qui devient la servante d’un projet homilétique dont les fins sont sociales et politiques bien plus que théologiques. Ainsi la finalité première du sermon « On the Poor Man’s Contentment » est‑elle de renforcer la stabilité de l’édifice social en persuadant les pauvres de la nécessité de la soumission à leur sort, et même du caractère enviable de celui-ci.

On trouve enfin un autre exemple d’un tel procédé dans le sermon « On Brotherly Love ». Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre du sermon, ce dernier consiste bien moins en une exhortation à l’amour du prochain qu’en une diatribe contre les deux ennemis de l’Anglicanisme que sont le Catholicisme et le Puritanisme, ce que, arrivé au terme de sa prédication, le prédicateur justifie de la manière suivante :

Bien au-delà de la pirouette rhétorique, il y a là comme une mise en abîme de de détournement des Écritures, dans la mesure où Swift recourt à un passage biblique pour justifier l’absence d’exégèse d’un autre passage. Le choix de la citation est en lui-même très révélateur : tout comme Paul, Swift n’a pas besoin de redire ce que Dieu a déjà enseigné. Autrement dit, le sermon n’est pas le lieu du déploiement de l’Écriture mais de l’utilisation de celle-ci pour permettre à l’idéologie de s’exprimer. Dans un tel contexte, la parenthèse « saith he » est bien moins le rappel du caractère citationnel du passage que le signe d’une substitution que résume bien la phrase « I have now done with my text » : à la parole scripturaire se substitue la voix propre du prédicateur.

Notes
339.

Voir par exemple Matthieu 10. 42 et 25. 40.

340.

Il serait trop long de dresser une liste exhaustive des différentes occurrences de ces expressions ; voici à titre indicatif quelques exemples : « coeurs endurcis » : Deutéronome 15. 2 ; Job 41. 16 ; Psaumes 4. 3 ; Psaumes 94. 8 ; Marc 3. 5 ; Ephésiens 4. 18 ; « des oreilles qui n’entendent pas » : Deutéronome 29. 3 ; Psaume 113. 14 ; Ezéchiel 12. 2 ; Marc 8. 18 ; Matthieu 16. 9 ; Romains 11. 8 ; « des yeux pour ne pas voir » : Deutéronome 29. 3 ; Psaume 113. 13 ; Jérémie 5. 21 ; Marc 8. 18 ; Matthieu 16. 9 ; Romains 11. 8.

341.
Ce thème de l’élévation des humbles est une constante dans la Bible : voir Matthieu 23. 12 ; Luc 1. 52, 14. 11, 18. 14 ; Jacques 4. 7.