Les isotopies du sermon swiftien

Le terme de rhétorique est ici entendu dans son acception la plus large, comme art de la persuasion, telle que nous l’avons analysée dans le premier chapitre de cette troisième partie. Il s’agira donc ici d’étudier les isotopies qui caractérisent les sermons swiftiens et leur donnent leur couleur rhétorique propre, isotopies qui ont pour point commun qui est de confirmer la prédominance de la fonction socio-politique de l’homilétique swiftienne.

Les sermons swiftiens se caractérisent d’abord par ce que l’on pourrait appeler une rhétorique de l’indirection, qui se manifeste au niveau à la fois thématique et stylistique. Une phrase du sermon « On False Witness » résume l’esprit d’une telle rhétorique : « a faithful Witness, like every Thing else, is known by his contrary » (PW IX, 188). Le sermon « On Brotherly Love » illustre ce phénomène à un niveau thématique. Swift consacre ainsi l’essentiel de son sermon sur l’amour du prochain non à une définition de cette notion, mais à une exploration des causes de l’absence d’amour du prochain en Angleterre. L’annonce du plan est à cet égard très révélatrice :

Cette homélie sur l’amour du prochain repose en réalité sur l’exposé de son contraire, la haine, l’animosité. De plus, l’annonce de l’examen des causes et des conséquences d’une telle animosité est faite de manière beaucoup plus affirmative que celle de l’exhortation à l’amour du prochain, qui ne vient de surcroît qu’en fin de sermon : « I shall now, in the last Place, make Use of some Motives and Exhortations, that may persuade you to embrace Brotherly Love, and to continue in it » (PW IX, 177 ; je souligne). Le ton est contraint, comme si l’essentiel était déjà dit, et que Swift se contentait ici d’accomplir son devoir de pasteur.

L’exemple le plus frappant d’une telle rhétorique de l’indirection demeure toutefois le sermon « Upon the Excellency of Christianity ». Si le titre ne laisse la place à aucune ambiguïté quant au contenu, la méthode choisie par Swift est en revanche surprenante puisque la démonstration est une démonstration par la négative : Swift s’attache à prouver la supériorité de la doctrine chrétienne d’une part en l’opposant au paganisme, d’autre part en définissant ses qualités par la négative. Les trois quarts de la prédication swiftienne sont consacrés à l’exposé des « défauts » (defects) de la philosophie païenne. Lorsqu’enfin Swift en arrive à énumérer les qualités du Christianisme – « I proceed, therefore, in the third place, to shew the perfection of Christian wisdom from above » (PW IX, 247) –, il le fait là encore essentiellement par la négative : « Christian wisdom is without partiality; it is not calculated for this or that nation or people » ; « It is without hypocrisy » (PW IX, 248).

La comparaison avec des sermons sur des thèmes très similaires de deux autres prédicateurs anglicans du dix-huitième siècle, Tillotson et Sterne, est éclairante. Le sermon de Tillotson sur les « avantages de la religion » (« The Advantages of Religion to particular Persons ») peut être considéré, au même titre que la plupart des prédications de l’archevêque, comme représentatif de l’homilétique anglicane de l’époque, car si la pensée de Tillotson est sans originalité, son style est en revanche résolument moderne et a façonné celui de tous les prédicateurs anglicans du dix‑huitième siècle. Beaucoup plus courts que les homélies du siècle précédent, les sermons de Tillotson s’articulent autour de trois ou quatre points précis, présenté avec une clarté et une modération propres à favoriser le consensus. Ainsi le sermon « The Advantages of Religion » consiste simplement en un exposé systématique de ces avantages : « It tends to the improvement of our understandings » ; « Religion tends to the ease and pleasure, the peace and tranquillity of our minds » ; « As to our reputation. There is nothing gives a man a more firm and established reputation among wise and serious persons (whose judgement is only valuable) than a substantial and prudent Piety » ; « As to our Relations, Religion also conduceth to the happiness of these » ; « Religion and Virtue do likewise most certainly and directly tend to the eternal happiness and salvation of men in the other world ». Cet exposé permet à Tillotson de conclure sans surprise : « From all that hath been said, the reasonableness of Religion clearly appears which tends so directly to the happiness of men, and it is upon all accounts calculated for our benefit » (in Sisson, 1976, pp. 193‑203). La comparaison avec le sermon de Sterne est intéressante à un autre titre. Les versets sur lesquels reposent les deux prédications, s’ils ne sont pas les mêmes, évoquent très exactement la même réalité : les voies de Dieu diffèrent radicalement de celles des hommes, et ce qui est sagesse au regard de l’humanité n’est que folie aux yeux de Dieu. Swift cite l’Épître aux Corinthiens I. 3. 19 : « The wisdom of this world is foolishness with God », tandis que le sermon de Sterne repose sur un autre verset de Paul, tiré cette fois de l’Épître aux Romains : « Professing themselves to be wise, they became fools » (Romans 1: 22) Or la prédication sternienne consiste en une exégèse assez précise du verset, sous la forme de la réponse à la question : « Where then is wisdom to be found? and where is the place of understanding ? » (New, 1996, IV, p. 246). Et même si une partie du sermon est là aussi consacrée à une critique du paganisme, l’importance structurelle d’une telle critique est bien moindre que dans la prédication de Swift, tout entière construite sur cette opposition entre christianisme et paganisme ; en d’autres termes, alors que la perspective de Sterne est théologique et morale, celle de Swift est une fois encore politique avant d’être théologique.

Certes, la voix de l’Anglicanisme dans l’homilétique du dix-huitième siècle est d’abord silence, présence en creux, pour les raisons que nous avons analysées. Mais la comparaison avec les sermons d’autres grands sermonnaires anglicans de la même époque montre que ce silence est dans les sermons swiftiens particulièrement assourdissant. Tout se passe comme si, par un extraordinaire paradoxe, le théologique demeurait le refoulé de l’homilétique swiftienne. Il ne s’agit pas pour Swift d’énumérer, comme le fait Tillotson, les raisons qui font du Christianisme une religion supérieure, mais de démontrer les faiblesses de l’adversaire. Une telle rhétorique de l’indirection n’est pas le signe de ce qui a parfois été qualifié de malaise swiftien quant au religieux, mais une indication supplémentaire que la fonction qu’attribue Swift à l’homilétique est bien moins théologique que socio-politique : il s’agit de consolider la position de l’Église anglicane comme ciment de l’édifice social.

Si le plain style cher à Swift et aux prédicateurs du dix-huitième siècle n’est jamais un prétexte à la paresse stylistique, le lecteur des sermons swiftiens est amené à s’interroger sur l’absence quasi totale de métaphores dans les sermons swiftiens et la présence, en revanche, de clichés.

Le sermon « On the Poor Man’s Contentment » en fournit un très bon exemple : « by the Poor I only intend the honest, industrious Artificer, the meaner Sort of Tradesmen, and the labouring Man, who getteth his Bread by the Sweat of his Brow, in Town or Country, and who make the Bulk of Mankind among us » (PW IX, 191). Les clichés abondent dans une formule aussi concise, et concernent tant les idées que leur formulation : les professions évoquées sont convenues (commerçants, paysans) et leur caractérisation ne l’est pas moins – ils sont pauvres mais honnêtes et travailleurs – pour ne rien dire de l’expression « à la sueur de leur front ». La prise en compte de la situation d’énonciation qui est celle des sermons swiftiens donne toutefois à penser que de tels clichés constituent en fait une stratégie rhétorique à part entière, et ce à double titre. L’auditoire du pasteur Swift était essentiellement constitué d’Anglo‑Irlandais de condition modeste. Or tous les traités d’homilétique de l’époque soulignent la nécessité pour le sermonnaire de s’adapter aux capacités d’entendement de son auditoire, en veillant notamment à ne pas excéder un certain niveau d’abstraction : « Instead of saying, Piety and Virtue will bring joy and happiness in the end; and sin, however triumphant for a season, will finally bring forth misery and sorrow; say rather – A pious and good Man will rejoyce and be happy in the end; and Sinners, however they may triumph for a Season, will be finally miserable and wretched » 342 . Le recours à des clichés est stylistiquement condamnable mais rhétoriquement habile dans la mesure où il constitue une prise en compte de l’auditoire et une mise à la portée de cet auditoire qui rendra le sermon plus persuasif.

Stratégie rhétorique aussi, car de tels clichés rendent possibles un processus d’identification entre les membres de l’auditoire et les pauvres évoqués dans le sermon. Le recours à des métaphores certes moins convenues, mais sortant du cadre de référence de l’auditoire, eût rendu impossible une telle identification : gagner son pain à la sueur de son front est un cliché d’un point de vue linguistique et une réalité pour les membres de l’auditoire du pasteur Swift. Est en jeu un processus analysé par les théoriciens de la théologie pratique, et nommé par l’un d’entre eux processus de récognition, ou reconnaissance : il faut proposer aux auditeurs des éléments d’identification afin que la prédication soit aussi miroir dans lequel les auditeurs peuvent se voir 343 . Une telle identification est renforcée par le choix du pronom dans l’expression « the bulk of mankind among us » par lequel Swift s’associe à son auditoire. Or il s’agit là encore d’une stratégie rhétorique à part entière dans la mesure où cette association n’est pas gratuite ; il s’agit pour Swift de se présenter comme l’ami des plus modestes contre les nantis afin d’atteindre son but, qui, comme nous l’avons montré, constitue une distorsion par rapport au sens scripturaire : « First, I shall shew, first [sic] that the Poor (in the Sense I understand the Word) do enjoy many temporal Blessings, which are not common to the Rich and Great; and likewise, that the Rich and Great are subject to many temporal Evils, which are not common to the Poor » (PW IX, 191‑192). La rhétorique est ici ce qui permet au sermon de remplir sa fonction prescriptive telle que la conçoit Swift : « As I take it, the two principal Branches of Preaching, are first to tell the People what is their Duty; and then to convince them that it is so » (PW, IX, 70).

L’absence quasi totale de métaphores et d’ironie dans les sermons swiftiens est à mettre en parallèle avec le recours aux clichés. Rien ne vient troubler ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’horizon d’attente de l’auditoire, et ce, afin de renforcer l’efficacité du sermon. Les rares métaphores ou exemples d’ironie sont convenus et sans ambiguïté, comme celle que l’on trouve dans le sermon « Upon the Excellency of Christianity ». Swift entend montrer qu’un regard critique aurait permis aux philosophes antiques de s’apercevoir que leur quête était vaine et de tirer les conclusions qui s’imposent : « their enquiries were [...] an open passage hereby made, for the letting in of those beams of light, which the glorious sunshine of the gospel then brought into the world, by revealing those hidden truths, which they had so long before been labouring to discover » (PW IX, 241). Loin de constituer une trouvaille stylistique qui surprendrait l’auditoire, une telle métaphore renforce au contraire chez l’auditoire le sentiment d’appartenance à une communauté puisqu’il s’agit là d’une image toute biblique 344 . De même, le seul exemple d’ironie que l’on trouve dans les sermons est absolument sans ambiguïté. Fondé sur un verset des Actes des Apôtres – « And there sat in a Window a certain young Man named Eutychus, being fallen into a deep sleep; and while Paul was long preaching, he sunk down with Sleep, and fell down from the third Loft, and was taken up dead » (Acts 20: 9) –, le sermon « Upon Sleeping in Church » constitue une analyse de l’état de la prédication dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Et après une entrée en matière ironique :

Swift présente ainsi les raisons invoquées par certains pour ne pas assister au culte du dimanche et entendre le sermon du jour : « Some are so unfortunate as to be always indisposed on the Lord’s Day, and think nothing so unwholesome as the Air of a Church » (PW IX, 211). On est loin ici de la complexité de l’ironie des satires ; il s’agit au contraire d’un exemple on ne peut plus traditionnel, puisque le sens implicite est simplement le contraire du sens explicite. Reste que ce texte est l’un des plus savoureux de tous les sermons swiftiens mis ensemble, et l’écho graphique que lui donnera plus tard Hogarth (« The Sleeping Congregation », 1736) ajoute à sa saveur.

Au-delà de la visée utilitaire d’une telle rhétorique du cliché, celle-ci, au même titre que l’absence de métaphores, est refus de la polysémie et d’un langage qui serait autre que purement instrumental. Comme le souligne Madeleine Descargues : « L[a] situation dialogique [des sermons] ne se prête donc pas au mode parodique de la satire et aux jeux polyphoniques qu’il induit. Par principe, le double langage leur étant interdit, l’ironie y est parcimonieuse » (Descargues, 2001, p. 60). Plus encore, toute figure du discours (figure of speech) est nécessairement opacification du discours : elle est jeu, comme on l’a vu, dans le double sens d’activité ludique et d’espace d’incertitude et de liberté (freeplay) qu’implique le double niveau de référence inhérent à toute figure du discours. Moralistes et philosophes de l’époque néoclassique expriment tous leur méfiance à l’égard de jeux de langage qui inévitablement altèrent et obscurcissent le rapport entre discours et vérité. Ce refus d’une polysémie manifestant un désir d’autonomisation du langage par rapport à son référent, et donc au référent suprême, n’est ni plus ni moins qu’une autre manifestation du fantasme d’une langue transparente dont le seul but est la transmission de la Vérité qui inspire toute l’homilétique depuis Saint Paul.

Autre caractéristique stylistique de l’homilétique swiftienne, la dissociation totale du religieux et de l’affectif. Le religieux est toujours envisagé d’une part en dehors de la sphère affective, d’autre part du point de vue de la communauté et non de l’individu.

Nul lyrisme dans l’écriture homilétique swiftienne. Le contraste est en effet saisissant entre les homélies swiftiennes et les prières réservées à des occasions privées. An Evening Prayer et surtout les prières pour Stella connues sous le nom de Prayers for a Sick Person During her Illness témoignent de pratiques discursives à l’opposé de celles qui constituent la marque de l’homilétique swiftienne :

Le style des prières pour Stella est très similaire :

La différence entre les caractéristiques tant lexicales que syntaxiques de ces textes et celles des sermons est frappante : les structures exclamatives sont nombreuses, et on relève dans ces textes un champ sémantique du sentiment, qui inclut la manière dont est envisagée la relation à Dieu (children). Ces prières montrent que Swift associe parfois sentiment religieux et lyrisme de l’écriture, et prouvent que l’absence de tout affect dans l’homilétique swiftienne correspond réellement à un choix rhétorique, dicté d’abord par la conception qu’a Swift de la fonction prescriptive de l’homilétique, qui s’accommode mieux d’un autre langage : « I do not see how this Talent of moving the passions, can be of any great use towards directing Christian Men in the conduct of their Lives » (Letter to a Clergyman, PW IX, 69). Toute effusion de sentiments en public est par ailleurs suspecte d’hypocrisie et l’expression de sentiments religieux n’échappe pas à cette règle : en matière religieuse, une telle effusion est de surcroît la porte ouverte aux excès du fanatisme. C’est moins le lyrisme en lui-même que Swift condamne que sa publicité : les prières que l’on vient de citer avaient vocation à rester de l’ordre de l’intime.

En outre, les sermons swiftiens ne contiennent quasiment aucune référence aux individus et se situent du point de vue de la collectivité, voire de l’humanité en général. Une comparaison entre un sermon swiftien et une prédication de Sterne sur un thème identique permet de souligner cette différence d’orientation. Le thème de ces deux prédications dont on a déjà parlé, la conscience, rend la spécificité swiftienne encore plus frappante car il se prête mieux que tout autre à une analyse psychologique. Bien que le texte de départ ne soit pas le même, puisque la prédication sternienne repose sur un extrait de l’Epître aux Hébreux (« For we trust we have a good Conscience », Hebrews 1: 18) tandis que Swift s’appuie sur un verset de l’épître de Paul aux Corinthiens (« For our rejoicing is this, the Testimony of our Conscience », 2 Corinthians 1: 12), il s’agit dans les deux cas de définir la conscience, et les deux prédicateurs abordent leur sujet de manière très similaire, par le constat que la notion de conscience ne se laisse pas cerner aussi aisément qu’il pourrait paraître et que l’on ne saurait faire l’économie d’une analyse précise. La programmatique du sermon de Sterne telle qu’elle est indiquée par son titre (« The ABUSES of CONSCIENCE considered ») correspond jusque dans ses termes mêmes au projet swiftien : « because it is likewise a Word extremely abused by many People […] I shall explain it to you in the clearest manner I am able » (PW IX, 150). En outre, la finalité des deux prédications est en apparence identique (montrer que l’homme n’est rien sans le secours de la morale et de la religion), et la similitude entre certains arguments de Sterne et de Swift est frappante. Tous deux prennent ainsi l’exemple du banquier à qui l’on confie son argent et qui le gère avec une honnêteté qui offre toutes les apparences d’une juste conscience, mais qui repose en réalité sur ce que Swift nomme false principles (PW IX, 152), c’est-à-dire des principes non guidés par la religion :

Le raisonnement et la rhétorique sterniennes sont quasi identiques : Sterne emploie les mêmes termes de ease et interest pour rendre compte des motivations de tels hommes (New, 1996, IV, 263), dont il résume le comportement en une formule lapidaire : « they cannot hurt me without hurting themselves » (ibid.). L’explication d’une telle attitude est là encore l’indifférence à la religion : « I know the banker I deal with, or the physician I usually call in, to be neither of them men of much religion » (ibid). Seule la peur d’une réputation entachée pousse de telles personnes à l’honnêteté : à l’expression swiftienne de « Stain of open Publick dishonesty » répond la phrase de Sterne « without stain to his reputation ».

Les deux sermons diffèrent toutefois radicalement quant à leurs méthodes et leurs finalités. Sterne s’efface pour laisser parler la voix de Dieu : les références à Dieu sont nombreuses (plus d’une dizaine) tandis que le pronom personnel de première personne est quasi inexistant, remplacé par des formules impersonnelles telles que « At first sight, this may be a true state of the case » (New, 1996, IV, 256) ou encore « But, the converse of the proposition will not hold true » (ibid., p. 257), ou bien une association du sermonnaire à ses paroissiens : « To have the fear of GOD before our eyes » (ibid., p. 262). La voix swiftienne est au contraire très présente, qui s’interpose pour orienter le discours, sous la forme de nombreuses expressions comme « I shall now endeavour to prove to you » (PW IX, 154), « I will shew you what I mean » (ibid.). Par ailleurs, les références scripturaires, proportionnellement bien plus nombreuses chez Sterne que chez Swift, montrent que la prédication sternienne est avant tout travail exégétique et herméneutique. La préoccupation de Swift est essentiellement politique, et c’est l’intérêt de la communauté qui prime, ce que révèle la récurrence d’expressions comme « [it] would be of the greatest Use to Mankind » (PW IX, 152), « useful to his Country » (PW IX, 153), ou encore « in the Service of the Publick » (PW IX, 157). Sterne quant à lui analyse la question du point de vue théologique et moral, comme le montre l’importance du champ lexical du religieux et du moral (sin, transgression, etc.). Ce que confirme le fait que là où Swift envisage la communauté dans son ensemble, Sterne s’adresse d’abord à des individus. Les références constantes chez Sterne aux constituants psychologiques et moraux de l’homme (mind, judgement, guilty man) contrastent fortement avec la rhétorique swiftienne du « bien public ». À la régulation psychique chez Sterne s’oppose la régulation institutionnelle chez Swift. Les deux prédicateurs emploient ainsi l’expression « aller contre sa conscience », mais alors que Sterne se situe au niveau individuel, Swift donne à l’expression une dimension très clairement collective, celle de l’esprit public. La conscience est pour Sterne ce qui détermine qu’un homme est coupable ou innocent :

Pour Swift, la même expression est au contraire le prétexte à une défense de l’Église anglicane contre ses deux ennemis, Catholicisme et Puritanisme :

Au‑delà de différences explicables par les décennies qui séparent les deux prédicateurs, et l’intérêt croissant, vers la fin du siècle, pour les ressorts de la psychologie humaine, un tel écart traduit la dimension fortement institutionnelle de l’homilétique swiftienne. Tout individu est avant tout membre d’une communauté qu’il doit servir, et les croyances religieuses n’échappent pas à la règle, qui doivent être mises au service de cette communauté.

En lieu et place d’une rhétorique du sentiment et de l’affect, l’homilétique swiftienne se caractérise par ce que l’on pourrait qualifier de rhétorique du bien public, ce que Corbett, analysant le style de A Modest Proposal, nomme « the kingdom-country-nation diction » 346 , et qui en fait s’applique également aux sermons : « [Swift] repeats key words so that they almost become motifs in the essay » (ibid.). C’est ainsi que des termes tels que kingdom, nation, commonwealth, publick, dans sa forme nominale ou adjectivale, country ou encore state, government ou society sont répétés de manière très marquée. Il serait bien entendu inutile et fastidieux d’en énumérer toutes les occurrences, mais certains chiffres sont éclairants. Seuls deux sermons (« Upon Sleeping in Church » et « Upon the Excellence of Christianity ») sont totalement exempts de cette rhétorique du bien public. Dans les autres prédications, les occurrences sont souvent très nombreuses, s’élevant dans le cas de « On Doing Good » à pas moins de cinquante-neuf. Éclairante également est la manière dont ces termes sont employés. Swift affirme ainsi dans « On doing Good » : « All wilful injuries done to the public, are very grave and aggravated sins in the sight of God [...]. No crime, how heinous soever, committed against particular persons, can equal the guilt of him who doth injury to the public » (PW IX, 238). La notion de péché est ici subtilement redéfinie, puisque celui-ci ne concerne pas la sphère privée, mais publique. Cette redéfinition permet la création d’un concept très prégnant, celui de péché contre la nation. Ne pas travailler à l’intérêt de la nation revient à s’élever contre la loi divine : « Let us therefore preserve that public spirit, which God hath raised in us for our own temporal interest » (PW IX, 239).

L’effet d’une telle rhétorique est double. Les sermons swiftiens participent ainsi de la constitution de la sphère publique, en montrant que le religieux n’est pas affaire de sentiments mais relève de la chose publique. Plus subtilement, une telle rhétorique permet à l’Anglicanisme d’apparaître comme la religion dépositaire du bien collectif et, partant, la seule à même d’assurer la cohésion de l’édifice social : par un glissement sémantique rendu d’autant plus aisé par l’oralité qui caractérise la situation d’énonciation du sermon, l’Anglicanisme devient religion non plus seulement du common wealth, du bien public, mais bien celle du Commonwealth, du royaume. Le biais institutionnel orientant le discours de Swift se pare des atours de la défense de l’intérêt général : agent patenté de l’institution anglicane, dont l’autorité de la parole repose précisément sur cette fonction, Swift se pose en serviteur de la nation au moment même où il travaille à recréer et renforcer l’autorité de l’Église anglicane. Nouvelle preuve, s’il en était besoin, que l’enjeu de l’homilétique swiftienne est bien moins théologique que socio-politique : la rhétorique du bien public confère aux sermons swiftiens une portée militante en ceci qu’elle vise à renouer et renforcer les liens entre l’Église et l’État distendus et mis à mal par la Glorieuse Révolution, puis par les comportements et les idées factionnelles des Whigs, notamment leur sympathie avouée pour la cause des Dissidents. Elle contribue à redonner à l’Anglicanisme tout son poids de religion d’État dans l’Angleterre d’après 1688.

Notes
342.
Thomas Sharp, Discourses on Preaching: Or, Directions Towards Attaining to the Best manner of Discharging the Duties of the Pulpit: Delivered, In Three Visitation-Charges, London, B. White, 1787, p. 15.
343.

Voir Fred B. Craddock, Prêcher, Genève, Labor et Fides, 1991.

344.

Voir, parmi bien d’autres exemples, Psaume 26. 1, 118. 105 ; Isaïe 51. 4 ; Job 33. 30 ; Jean 8. 12.

346.

In Charles Beaumont ed., Jonathan Swift: A Modest Proposal, Casebook series, Columbus, Bell & Howell, 1969, p. 89.