Les figures récurrentes de la rhétorique homilétique swiftienne

Une lecture attentive des sermons swiftiens révèle la présence d’une rhétorique dont les ressorts sont ceux pas différents de ceux de la rhétorique classique 347 .

La prose homilétique swiftienne est une prose discrètement périodique, dont les effets de rythme renforcent l’efficacité. Le rythme persuade non seulement parce qu’il facilite l’audition et le souvenir, mais aussi parce qu’il confère à la phrase ainsi énoncée la force d’une évidence qui fait taire l’esprit critique. On trouve dans les sermons swiftiens de nombreux exemples de rythme ternaire, dont l’effet est parfois renforcé par des allitérations : « Reason, Knowledge or Invention » (PW IX, 213) ; « Power, Pomp, or Wealth » (PW IX, 163) ; « Fraud, Avarice, Oppression », trio dont l’un des termes est repris quelques lignes plus bas dans un autre groupe : « Cunning, Fraud, or Flattery » (PW IX, 194). Le rythme binaire est également exploité, le plus souvent sous la forme d’échos et de parallélismes, comme dans la phrase suivante : « Refinements of Stile, and Flights of Wit, as they are not properly the Business of any Preacher, so they cannot possibly be the Talents of all » (PW IX, 217). Les parallélismes en cascade (Refinements of Stile / Flights of Wit ; are not / cannot ; properly / possibly ; business / talents ; any / all ) se combinent pour soutenir l’idée exprimée. Le rythme est parfois encore plus travaillé, comme dans la description liminaire de « la misérable condition humaine » qui ouvre le sermon « On the Poor Man’s Contentment » et s’achève de la manière suivante : « But all these are general calamities, from which none are excepted; and being without remedy, it is vain to bewail them » (PW IX, 191). À la double binarité de la phrase s’ajoutent les échos verbaux qui en renforcent encore l’équilibre : à all répond none, tandis que vain fait écho à without, dans la mesure où il s’agit de deux termes négatifs. La position de cette phrase, qui vient clore une longue description, ainsi que son équilibre et sa concision lui confèrent un fort caractère conclusif sous une forme gnomique, sur laquelle on reviendra.

Les types d’arguments répertoriés par la rhétorique classique sont extrêmement nombreux, aussi choisirons-nous seulement les plus significatifs parmi ceux qu’utilise Swift. L’exemple est le recours à un fait singulier afin d’illustrer une règle déjà prouvée ou destinée à l’être. Le sermon « On Doing Good » fournit une bonne illustration de ce type d’argument. Swift commence par énoncer la règle qu’il entend prouver : « First, there are few people so weak or mean, who have it not sometimes in their power to be useful to the public » avant de lui ajouter l’exemple destiné à l’illustrer :

L’exemple est très soigneusement développé : le recours à l’exemple se double du recours à l’argument d’autorité avec la mention de Salomon, roi non seulement mentionné dans les Écritures, mais connu pour une sagesse si grande qu’elle est devenue proverbiale, à travers l’expression « jugement de Salomon », en référence à l’épisode biblique bien connu 348 . Le caractère modeste de ces intervenants anonymes est souligné (« a poor man », « a private soldier », « obscure men »), ainsi que le contraste entre la modestie de leur statut social et la grandeur de ce qu’ils ont réussi (« a great victory », « the world now reaps the benefit »). Une telle insistance sur la modestie du statut social de ces artisans du bien public favorise l’identification avec l’auditoire de Swift, qui montre qu’un tel comportement est à la portée de tous, pourvu que l’on fasse preuve d’ingéniosité (invention) et de courage (brave attempt). Le recours à l’exemple renforce la conviction en ceci qu’il fait non seulement comprendre, mais croire. Il prouve qu’un fait est possible et tend vers l’extrapolation : un fait unique n’est pas une généralité, mais toute propagande vise à extrapoler, donnant à entendre que ce qui a été possible une fois se vérifie toujours.

L’argument d’autorité est également un procédé auquel Swift a assez souvent recours, sous différentes formes, et d’abord la plus simple, c’est-à-dire le recours à l’opinion ou aux propos d’une personne savante, illustre ou inspirée, dont l’opinion garantit celle de l’auditoire. Le sermon « Upon the Excellency of Christianity » offre plusieurs exemples de recours à ce type d’argument. Cherchant à prouver la supériorité du Christianisme sur les philosophies païennes, Swift affirme ainsi :

But this high opinion of Heathen Wisdom is not very antient in the world, not at all countenanced from primitive times: our Saviour had but a low esteem of it [...]. St. Paul likewise, who was well versed in the Grecian literature, seems very much to despise their philosophy [...]. Neither had the primitive fathers any great or good opinion of the Heathen philosophy, as it is manifest from several passages in their writings. (PW IX, 242-243)

Pas moins de trois sources d’autorité sont citées dans ce court passage pour apporter leur caution à l’argumentation swiftienne : l’autorité suprême d’abord, sous la forme de Jésus lui‑même, l’apôtre Paul, dont la culture est soulignée, les Pères de l’Église enfin. Outre le poids des arguments d’autorité eux‑mêmes, le simple effet cumulatif contribue à donner au passage un caractère de vérité, dans la mesure où cette accumulation de ce qu’Aristote nomme, comme on va le voir, « preuve extra‑technique » crée l’effet d’une recherche très documentée : « the very dullness which copious documentation produces is an important factor in the desired effect, in which it is less important that the reader’s immediate interest be held than that he receive a strong impression of painstaking research » (Cook, 1962, p. 85).

Le plus subtil des arguments d’autorité est sans nul doute le cas de la formule gnomique, dont on trouve un exemple sous une forme légèrement modifiée dans le sermon « On the Poor Man’s Contentment » : « Health, we know, is generally allowed to be the best of all earthly Possessions » (PW IX, 192 ; je souligne). L’argument consiste à présenter une réalité – la santé est la plus précieuse des richesses qu’un homme puisse posséder – comme une vérité incontestable parce qu’elle fait l’objet d’un consensus : c’est la fonction du pronom we et de l’adverbe generally, et dans une moindre mesure du superlatif the best. Olivier Reboul analyse ainsi le fonctionnement de la formule : « Elle est une expression brève – proverbe, adage, maxime, slogan – qui s’impose à notre créance du fait de sa forme, mais aussi de son ancienneté ou de son anonymat, lequel est jugé comme une garantie de consensus, de chose jugée. La formule remplace l’autorité du ‘il’ par celle du ‘on’ » (Reboul, 1984, pp. 68-69). La formule, souvent sous sa forme de maxime, présente en outre l’avantage, souligné par Aristote lui‑même, de convenir aux publics peu cultivés :

Les maximes sont d’un grand secours pour les discours ; d’abord grâce au défaut de culture des auditeurs ; ils sont contents si un orateur, énonçant une formule générale, rencontre les opinions qu’ils ont eux‑mêmes dans leur cas particulier […]. La maxime, avons‑nous dit, est une affirmation sentencieuse du général ; or ils ont plaisir à entendre généraliser ce qu’ils peuvent avoir auparavant conçu dans leur cas particulier […] ; l’orateur doit donc conjecturer quels sont les sentiments de l’auditoire, quels sont ses préjugés, et alors, sur ces sujets, s’exprimer en général. (Rhétorique, II, 21, 1395b, p. 169)

Cette utilisation de formules convenues est donc particulièrement bien adaptée à la situation rhétorique qui est celle de Swift, pasteur d’une communauté d’Irlandais de condition modeste, et participe, au même titre que le recours précédemment analysé à des clichés, à une stratégie rhétorique de mise à la portée de l’auditoire afin de rendre le sermon plus persuasif.

Il serait vain de tenter de répertorier toutes les figures de style figurant dans les sermons. Citons donc les mieux exploitées, et d’abord la périssologie, c’est-à-dire la répétition du même signifié avec des signifiants différents, qu’on trouve par exemple dans le sermon « Upon the Excellency of Christianity » : « On the other side, as the examples of fortitude and patience, among the primitive Christians, have been infinitely greater and more numerous, so they were altogether the product of their principles and doctrine » (PW IX, 249 ; je souligne). Il n’est pas fortuit que ces périssologies se trouvent dans la partie du sermon consacrée à l’apologie du Christianisme plutôt que dans celle faisant la critique du paganisme. La périssologie permet en effet d’une part d’insister, d’autant que la répétition avec une légère variation favorise le souvenir, et d’autre part de faire place au pathos : l’orateur paraît plus sincère, plus passionné, son discours n’étant plus seulement régi par les lois de l’efficacité mais faisant place à l’émotion. Comme souvent chez Swift, l’effet de la figure est renforcé par la grande attention apportée au rythme, ici sous la forme de parallélismes et d’échos, non seulement entre les deux périssologies elles-mêmes, mais également d’un point de vue lexical (aux comparatifs greater and more numerous répond l’adverbe globalisant altogether) et syntaxique, as étant repris par so dans la seconde moitié de la phrase. L’hyperbole est une autre figure intéressante bien qu’assez rare dans des sermons dont la principale caractéristique se veut être la modération. Le sermon « On the Poor Man’s Contentment » vise à prouver aux plus modestes que leur condition n’a rien à envier à celle des riches, « la richesse et le pouvoir » ayant plus de désagréments que l’on ne l’imagine :

L’hyperbole to a thousand Temptations est la conclusion d’une énumération soigneusement menée, dans laquelle un rythme ternaire s’ajoute à un effet cumulatif afin de faire apparaître combien ce qui est généralement envisagé en termes d’avantages constitue en fait des désagréments. L’hyperbole n’est que le point culminant d’une telle description. Elle est intéressante en ceci qu’elle ne prétend pas exprimer la réalité mais précisément une impuissance à exprimer la réalité : elle exprime ce que les mots ne sauraient dire. C’est en cela que l’hyperbole résume à elle seule la fonction de toutes les autres.

Sans aller jusqu’à parler, en reprenant l’expression de Marc Fumaroli, de « rhétorique des peintures » 349 , on ne peut toutefois manquer de remarquer certaines images visuellement très frappantes qui émaillent les sermons de Swift, telle celle que l’on trouve dans le sermon « On the Martyrdom of King CHARLES I » : « and therefore, we may truly say that the English parliament held the King’s hands, while the Irish Papists here were cutting our grandfathers throats » (PW IX, 223). Ces images prennent parfois la forme de véritables tableaux, comme dans « On the Poor Man’s Contentment », où Swift entend montrer aux indigents que le sort des nantis est moins enviable que le leur :

Plusieurs procédés rhétoriques sont à l’œuvre : il y a bien entendu la personnification. Mais tout le lexique est choisi en raison de son fort pouvoir évocateur, comme le verbe « hanter », repris par l’expression natural attendants ; les adverbes à effet globalisant tels que all ou encore continually, répété deux fois, grâce auquel d’une série de maladies précises on passe ainsi à all other diseases ; le lien qui est établi entre maladie et faiblesse morale, faute : deux des sept péchés capitaux sont mentionnés, avec allitération, et on passe à fear, guilt, etc. L’exemple est en fait très travaillé, et vise à produire un effet visuel frappant. De nombreux rhétoriciens insistent en effet sur la force de la vision : afin de frapper les esprits et de favoriser le souvenir, il faut créer ce que la Rhétorique à Herennius appelle des « images en action » :

Notes
347.

Sur la question de l’influence de la rhétorique classique sur l’homilétique anglicane du dix-huitième siècle, voir Deconinck, 1984, pp. 62‑76 ; Françoise Deconinck note que si l’on trouve peu de références explicites aux orateurs antiques dans les manuels homilétiques, tous les prédicateurs de l’époque, en raison de la formation classique qu’ils reçoivent alors, utilisent constamment certains procédés de la rhétorique classique.

348.

Voir pour des références à la sagesse de Salomon I Rois 5. 9-14 ; Livres de la sagesse 7-9. L’épisode du jugement rendu par Salomon se trouve dans I Rois 3. 16-28.

349.

Marc Fumaroli distingue une opposition, dans la France des seizième et dix-septième siècles, entre ce qu’il nomme « rhétorique des citations », utilisée par les magistrats, et « rhétorique des peintures », celle des prédicateurs jésuites. Si la première est austère, érudite et tournée vers la chose écrite, la seconde est une rhétorique de l’oralité faisant appel à l’imagination et au monde sensible pour transmettre la Vérité. La rhétorique des peintures a recours à tout ce qui est à même de frapper les yeux et l’imagination : images et descriptions, certes, mais aussi hypotypose, qui permet littéralement de mettre sous les yeux une scène ; in Fumaroli, 1994, pp. 673-693.