L’argumentation

Plus fondamentalement, les ressorts de la rhétorique homilétique swiftienne sont les principes essentiels qui sous-tendent la rhétorique classique. Nous entendons par principes essentiels des mécanismes plus profonds que les arguments et figures évoqués ci-dessus, qui permettent uniquement d’enchaîner les propositions. Seuls de tels mécanismes permettent d’expliquer réellement comment l’on passe de la proposition initiale à sa conclusion.

La fonction principale de la rhétorique est bien entendu d’emporter l’adhésion de l’auditoire et l’orateur s’appuie pour cela sur ce que la rhétorique classique nomme les probationes, les preuves ou, selon l’expression de Roland Barthes, les « raisons probantes » 351 . Les probationes sont ce que l’on pourrait appeler communément les bonnes raisons qui incitent quelqu’un à agir. L’orateur doit pour convaincre apporter une réponse à une question implicite de l’auditoire : quelle bonne raison ai-je d’agir de la sorte ? Toujours selon la rhétorique classique, les raisons probantes sont de deux ordres, extrinsèques, c’est‑à‑dire hors discours, s’imposant par la force des faits, et intrinsèques, à savoir celles qui sont créées par le discours lui-même, par l’habileté de l’orateur. Aristote dénombre cinq types de preuves extrinsèques : « Comme suite de ce que nous venons d’exposer, nous avons à parler rapidement des preuves que nous appelons extra-techniques. Celles-ci sont particulières aux discours judiciaires. Il y en a cinq : textes de loi, dépositions de témoins, conventions, déclarations sous la torture, serments des parties » (Rhétorique, I, 15, 1375a, p. 89). L’argumentation du sermon « On Mutual Subjection » repose sur ces deux types de preuve, l’une venant à l’appui de l’autre. Swift offre une définition bien particulière de la notion de « dépendance mutuelle », loin du sens scripturaire qui en fait une exhortation à la charité. La perspective swiftienne est sociale : la dépendance mutuelle est la dépendance de tout homme envers les autres, quel que soit son statut social. Ce déplacement de l’enjeu du verset sur lequel repose le sermon (« Yea, all of you be subject to one another », 1 Peter 5: 5) est rendu possible par une argumentation qui se veut implacable et qui alterne preuves extrinsèques et intrinsèques. Swift débute ainsi par le recours à la loi suprême, forme absolue de l’argument d’autorité :

Comme souvent chez Swift, plusieurs procédés sont en fait à l’œuvre, dont les effets se combinent afin de donner au raisonnement une apparence d’implacabilité. L’analogie s’ajoute ainsi ici à l’argument d’autorité, analogie mise clairement en lumière par la structure formelle, chacun des deux éléments de comparaison (as et so) se trouvant au début des deux propositions qui composent la phrase. L’analogie a bien sûr une fonction illustrative et didactique dans la mesure où elle facilite la compréhension du propos en lui donnant les apparences d’une logique incontestable. Or elle fait en réalité partie de ces figures dont on peut dire qu’elles reposent sur une idéologie silencieuse concernant la structure du réel : elle n’est pas le lieu d’enregistrement d’un état de fait, mais est au contraire construite par l’énonciateur ; celle qui est construite ici par Swift repose sur une croyance existentielle centrale dans les schémas de pensée du dix-huitième siècle, à savoir la correspondance entre macrocosme et microcosme. Un tel argument extrinsèque permet d’orienter peu à peu le raisonnement dans la direction que lui impose Swift et de passer à un autre argument, cette fois intrinsèque et beaucoup plus discutable :

Non seulement l’enchaînement des arguments est discutable et fondé sur des prémisses qui ne sont pas démontrés (les pauvres sont plus utiles que les riches à la communauté, donc les riches sont encore plus dépendants des pauvres que les plus modestes ne le sont de ceux qui leur sont socialement supérieurs), mais le raisonnement tenu est circulaire, puisque la prémisse et la conclusion de son argumentation sont les mêmes, à savoir que la place de chacun dans la société est décidée par Dieu et est donc la meilleure possible. Est cependant introduit l’argument sur lequel repose toute la dernière partie de la prédication et qui représente un glissement certain par rapport au début de l’homélie : tout homme est certes lié à son prochain dans une relation dialectique, mais surtout, les plus modestes ne sauraient envier leur sort aux plus fortunés qu’eux, ni se plaindre d’une quelconque inégalité :

Tous les arguments du début ne sont en fait qu’une préparation à l’argument principal qui représente l’enjeu essentiel de la prédication, et qui est avant tout social : il s’agit de convaincre l’auditoire que l’architecture de la société est inébranlable car fruit de la volonté divine. Arguments extrinsèques et intrinsèques se conjuguent à cette fin et constituent les ressorts du raisonnement swiftien.

Un autre principe fondamental de la rhétorique consiste à réduire l’inconnu au connu. Si l’argumentation dans le cadre du genre épidictique auquel appartient le sermon consiste à proposer ou renforcer des valeurs communes, le discours de l’orateur sera d’autant plus persuasif qu’il s’appuie sur des valeurs communes et réduit l’écart, supposé ou réel, entre l’orateur et son public. Cette dialectique du connu et de l’inconnu peut se pratiquer selon deux modalités principales : soit partir du connu pour introduire l’inconnu de manière progressive, soit au contraire, affirmer la nouveauté dans toute sa brutalité pour mieux montrer ensuite qu’une telle nouveauté n’est qu’apparente et se ramène en réalité aisément à des catégories connues.

Cette dialectique est particulièrement intéressante car elle apporte une réponse à la question fondamentale posée par la rhétorique qui est de savoir dans quelle mesure et selon quelles modalités un discours peut créer une croyance. Ce jeu entre le connu et l’inconnu montre en effet que le discours persuasif ne crée pas la croyance, mais fonctionne selon un principe qu’Olivier Reboul nomme « principe de transfert » (Reboul, 1986, p. 86) : le discours part d’une croyance de l’auditeur pour la transférer sur son objet propre. Ce transfert doit, pour assurer son efficacité, être d’ordre global, c’est-à-dire agir à la fois sur l’affectivité et sur l’intelligence. Le transfert est en cela proprement rhétorique puisqu’il s’appuie sur les deux ressorts fondamentaux de la teknè rhetorikè. L’exemple le plus saisissant du recours par Swift à un tel procédé se trouve dans le sermon « On Doing Good », qui s’ouvre sur les mots suivants :

Le choix de Swift consiste clairement à mettre en avant la nouveauté pour ensuite la réduire à des principes connus, ici au nombre de deux, les lois naturelles et divines et l’amour de soi :

Ce tour de force est rendu possible par le recours au paradoxe, dont l’intérêt réside d’abord bien évidemment dans l’effet de surprise qu’il provoque, et qui met à mal une croyance tenue pour acquise. Mais sa force est aussi celle de la connivence qu’il crée entre l’orateur et son public, connivence dans laquelle réside précisément le transfert. Par le paradoxe, l’orateur flatte indirectement son auditoire en lui demandant de ne se fier ni aux apparences ni aux idées reçues, créant ainsi la connivence : vous et moi savons que...

La plainness qui caractérise le style des sermons swiftiens est avant tout, on l’a vu, une caractéristique du style homilétique du dix-huitième siècle. Il s’agit de montrer ici en quoi ce trait stylistique est instrumentalisé par Swift et transformé en puissant outil rhétorique. La simplicité est rhétorique d’abord en ceci qu’elle est un trait stylistique à part entière. Or le style, loin d’être un simple ornement, est au contraire l’un des ressorts de ce que les Latins nomment l’aptum, c’est‑à‑dire l’adaptation de l’orateur à son auditoire. Par ailleurs, cette simplicité est utilisée dans la mesure où elle présente le message délivré comme ayant la force de l’évidence : la simplicité devient ce qui permet de se dispenser de toute argumentation, ce qui se traduit dans les sermons swiftiens par la fréquence d’expressions telles que It is plain, It is manifest ou, plus courant encore, It plainly appears 352 .

Dans la mesure où le terme de plainness signifie non seulement la simplicité mais également l’absence d’artifice, elle est intéressante car elle permet à l’orateur d’apparaître comme sincère. Or l’affirmation de l’absence d’artifices du discours de l’orateur est l’un des topoi les plus anciens de la rhétorique, qui permet de transformer la sincérité en procédé rhétorique. L’une des premières règles de la rhétorique consiste à paraître sincère en affirmant que l’on ne fait pas de rhétorique : l’orateur commence ainsi bien souvent par affirmer qu’il n’en est pas un, et qu’il se contente de laisser parler son cœur, sa conscience ou encore le bon sens. C’est là que l’on rejoint la notion d’ethos chère aux orateurs. L’ethos est le caractère que doit présenter l’orateur pour convaincre son public, ce qui suppose de sa part une prise en compte de son auditoire, de ses attentes, mœurs et croyances. Aristote explique ainsi l’importance de la notion d’ethos :

Il est donc essentiel que l’orateur inspire la confiance, ce qui, toujours selon Aristote, passe par la prudence, synonyme chez Aristote de bon sens, de vertu, et de bienveillance (ibid., 1378b, p. 108). C’est sur l’association de la prudence et du bon sens que s’appuie essentiellement Swift, qui se présente donc comme homme de bon sens, ce bon sens se déployant selon plusieurs axes : son propos est simple, il est modeste, et il fait preuve de modération. Swift présente son entreprise avec modestie : « I shall now endeavour to prove to you » (PW IX, 154), « I thought it might be useful to reason upon this Point in as plain a Manner as I can » (PW IX, 191). L’effet de modération est quant à lui obtenu grâce à la récurrence de formules euphémisantes : « I shall think my time not ill spent » (PW IX, 234), « there is reason to think » (PW IX, 242) ou encore « It would be well, if » (PW IX, 166). Aux antipodes de l’« enthousiasme » strident caractérisant le discours des Puritains, de telles formules font apparaître Swift comme le représentant d’une religion raisonnable et modérée. La simplicité est ainsi efficace à deux niveaux : sur le plan discursif, puisqu’elle remplace dans certains cas l’argumentation, mais aussi par rapport à l’orateur où elle est non seulement un procédé de l’ethos, signe d’une modestie de bon aloi propre à inspirer la confiance de l’auditoire, mais également signe de compétence ; l’aveu d’incompétence, ou d’une compétence limitée au bon sens, place l’orateur au-dessus et au-delà de la compétence, lui confèrant ainsi la sagesse des simples et des innocents. Loin d’être fortuit, ce choix de la modération est donc au contraire éminemment rhétorique.

Notes
351.

Roland Barthes, « L’Ancienne rhétorique. » In Communications 16, Paris, Seuil, 1970.

352.

Voir par exemple PW, IX, 147, 156, 158.