Les affinités thématiques entre satire et sermon

Pour peu que l’on y soit attentif, la similitude entre certains passages de textes satiriques et les sermons ne peut manquer d’être constatée. Ce sont d’abord des constantes thématiques que l’on trouve entre les deux corpus. Des textes aussi différents que Gulliver’s Travels et le sermon « On the Poor Man’s Contentment » témoignent d’une même vision de l’homme. Le sermon s’ouvre sur la description suivante de la condition humaine :

Or le troisième livre de Gulliver’s Travels décrit en des termes similaires les habitants de l’île de Laputa :

Le constat d’une telle similitude ne doit évidemment pas conduire à minimiser les différences contextuelle et générique qui séparent les deux textes. Au sein du sermon, le passage cité remplit la double fonction de préambule et de prétexte au développement d’une homélie construite en opposition à un tel préambule (« But all these are general Calamities, from which none are excepted; and being without Remedy, it is vain to bewail them. The great Question, long debated in the World is, whether the Rich or the Poor are the least miserable of the two ? », PW IX, 190). L’extrait des Voyages s’inscrit quant à lui dans le cadre d’une stratégie satirique particulièrement marquée dans sa troisième partie mais qui parcourt l’œuvre tout entière, consistant à dénoncer les prétentions intellectuelles de l’homme. Dans ce passage particulier, la dimension topique de la satire est très forte, en ceci que les allusions à des découvertes scientifiques contemporaines y abondent. L’idée que la Terre puisse être « avalée » par le soleil constitue ainsi la reprise satirique de la théorie newtonienne de l’équilibre entre la vitesse de la chute de la Terre vers le Soleil et la vitesse tangentielle à angle droit de cette chute. Quant à la comète mentionnée ici, elle fait référence à celle mise en évidence par Halley en 1682. C’est moins cette découverte elle-même qui est satirisée par Swift que les nombreuses spéculations qu’une telle découverte avait à l’époque suscitées. Un certain William Whiston avait ainsi suggéré dans deux ouvrages, The Sacred Theory of the Earth et The Cause of the Deluge demonstrated, publiés respectivement en 1696 et 1717, que le déluge dont il est question dans la Bible avait été causé par la collision d’une comète avec la Terre, suggestion reprise par Halley lui-même dans une conférence de 1724, prononcée devant les membres de la Royal Society, dans laquelle il décrivait à son tour les effets de cette supposée collision. Ce caractère topique très marqué n’exclut pas la dimension typique de la satire : ce sont de manière plus générale les prétentions scientifiques et intellectuelles de l’homme qui sont ici tournées en dérision, ce qui constitue d’ailleurs le thème central du voyage à Laputa. Notons au passage que le lecteur ne saurait échapper à la satire swiftienne puisque, confronté à l’étrangeté du nom de Laputa, il s’embarque lui aussi allègrement dans de vaines spéculations quant à sa signification.

Sans ignorer ou minimiser de telles différences contextuelles entre les deux extraits, on peut toutefois penser que la perspective qui sous-tend les deux passages est similaire. Car le rapprochement avec le sermon, outre qu’il confère à la satire une dimension supplémentaire, en modifie aussi la perspective : les peurs des habitants de Laputa ne sont plus simples objets de ridicule mais signe de faiblesse morale, témoignant de la propension humaine à se laisser gouverner par les « peurs imaginaires » évoquées dans le sermon ; la satire apparaît ainsi moins comme tentative de réforme morale que constat de l’imperfectibilité humaine.

On peut aussi rapprocher les Drapier’s Letters et le sermon « On Doing Good ». La ressemblance est avant tout d’ordre factuel, puisque les deux textes ont été écrits la même année (1724) et sont tous deux occasionnels, motivés par ce qu’il est convenu d’appeler le « projet Wood ». Le 12 juillet 1722, la Couronne accorde à l’Anglais William Wood une license l’autorisant à fabriquer de la monnaie pourun montant total de 100 800 livres et destinée à être mise en circulation en Irlande. À aucun moment le Parlement irlandais n’est consulté sur la question et cette décision continue à enflammer les esprits et à tendre un peu plus les relations entre Angleterre et Irlande, celle‑ci y voyant un signe supplémentaire de l’arrogance de l’Angleterre. La campagne de résistance passive et les requêtes au Roi déposées par les deux Parlements, accusant le projet de Wood d’être illégal, restent sans effet, et, après consultation avec l’archevêque King et le chancelier Middleton, Swift se charge d’écrire un pamphlet prônant le boycott de la monnaie de Wood. Le caractère occasionnel est donc sans ambiguïté en ce qui concerne les Letters. Mais il est également marqué dans le cas du sermon qui, s’il repose comme tout texte homilétique sur une référence scripturaire (« As we have therefore opportunity, let us do Good unto all men », Galatians 6: 10) porte le titre complet de « Doing Good: A Sermon, On the Occasion of Wood’s Project. Written in the Year MDCCXXIV ». Ce sont surtout de véritables parallèles stylistiques qui existent entre les deux textes. Que l’on compare l’extrait suivant de The Drapier’s Letters:

à la description que l’on trouve dans le sermon « On Doing Good » :

La technique est identique : il s’agit dans les deux cas de brosser un tableau saisissant de l’horreur qui guette l’Irlande si ses habitants acceptent sans réagir le projet de Wood. Les ressemblances stylistiques sont nombreuses : au if du sermon répond le when du Drapier ; dans un texte comme dans l’autre, le recours au modal must permet de donner à la prédiction un caractère inéluctable ; la succession de nombreux verbes anime la description, tout en ayant une valeur mimétique, suggérant la rapidité de la déchéance qui attend l’Irlande. Et l’on trouve deux expressions très similaires : à « the merchant, the shop-keeper, the artificer must fly to the desert » correspond « the farmers must rob or beg, or leave their country » et résument l’argument de Swift : si le projet de Wood est accepté, les citoyens irlandais de condition modeste en seront réduits à la famine, au vol ou à l’exil.

De telles similitudes, si elles ne sont pas surprenantes en elles-mêmes 353 , sont intéressantes car elles soulignent une fois encore l’importance de l’enjeu politique dans les sermons et la dimension militante de l’homilétique swiftienne. Surtout, elles apportent un autre éclairage sur les liens éventuels entre satires et sermons, en ceci qu’elles permettent de comprendre que loin de concevoir satires et écrits religieux comme entités disjointes voire antithétiques, Swift les envisage au contraire comme instruments complémentaires au service de causes qu’il entend défendre par tous les moyens possibles. Il n’est pas inutile ici de rappeler que ce même projet Wood a également donné naissance à un poème, « Wood, an Insect » (1725, publ. 1735), long jeu de mots sur le nom de Wood :

Des liens indéniables existent donc entre textes fictionnels et non fictionnels, et notamment entre écrits satiriques et homilétiques, liens que Rawson qualifie de « electric traffic […], a tense and intimate bond between the obliquities of the Swiftian voice and those of his most fictionalised personae » 354 . Peut-on pour autant aller jusqu’à parler de persona du sermonnaire ?

Notes
353.
Si les contradictions émaillent l’œuvre de Swift, il ressort de l’ensemble du corpus swiftien une grande cohérence sur la question de la pauvreté : que ce soit dans ce texte-ci, dans les sermons (« On the Causes of the Wretched Condition of Ireland », « On the Poor Man’s Contentment »), dans A Proposal for Giving Badges to the Poor, la situation des indigents est toujours envisagée d’une manière similaire, conforme à la doxa anglicane : d’une part la plupart des indigents sont responsables de leur sort, en raison de leur paresse et de leur négligence, d’autre part il s’agit avant tout de préserver les intérêts de la communauté.
354.
Claude J. Rawson, « Gulliver and Others: Reflections on Swift’s "I" Narrators », in Freiburg, Löffler and Zach, 1998, p. 242.