Le statut énonciatif du prédicateur en question

Une analyse comparée de A Modest Proposal et du sermon « On the Causes of the Wretched Condition of Ireland » permet de faire apparaître des similitudes particulièrement marquées entre les deux textes. Comme dans le cas du sermon « On Doing Good » et de The Drapier’s Letters, les dates de composition rapprochent les deux textes : le sermon a probablement été prêché dans les années 1724-1725, tandis que A Modest Proposal est datée de 1729. Le format et la structure des deux textes sont également similaires : le sermon est composé de trente paragraphes tandis que A Modest Proposal en compte trente-trois. La logique interne est la même dans les deux cas, puisque le constat de la « misérable condition » dans laquelle se trouve l’Irlande entraîne un désir de remédiation motivé par l’inquiétude devant une telle situation et par le souci de l’intérêt de la communauté.

Si le pasteur Swift explore d’abord les causes d’une telle situation, comme l’indique le titre complet du sermon, tandis que la visée première du Proposer est de trouver une solution, conformément là aussi au titre programmatique du texte (A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People in Ireland from being a Burden to their Parents or Country, and for making them beneficial to the Public), la « question irlandaise » est envisagée de la même manière dans les deux cas. Ainsi, le proposer et le sermonnaire désignent comme responsables principaux de la situation ceux à qui le texte est adressé au premier chef, à savoir les indigents : Swift condamne vigoureusement « the Laziness, Ignorance, Thoughtfulness, squandering Temper, slavish Nature, and uncleanly Manner of Living in the poor Popish Natives » (PW IX, 209). Quant aux solutions envisagées, elles sont identiques, même si elles sont introduites différemment : dans le sermon, elles sont présentées de manière directe, l’exposé des causes est suivi d’un paragraphe de transition introduisant la liste des diverses solutions :

Dans le cas de A Modest Proposal, il ne s’agit évidemment pas de la solution exposée par le Proposer, mais de celles présentées par Swift in propria persona grâce au recours à une prétérition, dans laquelle la formule « Therefore, let no man talk to me of other expedients » (PW IX, 116) introduit, pour les rejeter, les mêmes solutions que celles évoquées par Swift dans le sermon.

C’est une rhétorique toute similaire que l’on trouve dans les deux textes : ce que Corbett nomme « the kingdom-country-nation diction » de A Modest Proposal se trouve également de manière très marquée, comme nous l’avons vu, dans le sermon. Pour ne citer qu’un exemple, le substantif country apparaît dès la première phrase, relayé par nation dans le troisièmeparagraphe, puis par kingdom dès le sixième paragraphe, faisant suite à une reprise du substantif country. Dans le texte satirique comme dans le sermon, le problème est envisagé du point de vue de la nation, non de celui des indigents, et l’enjeu consiste bien davantage à redresser la situation de la nation qu’à venir en aide aux pauvres. Le but est donc le même dans les deux cas : montrer aux indigents irlandais qu’ils sont victimes de leurs propres travers afin de les inciter à l’action.

Une telle rhétorique est relayée par des similitudes stylistiques. On ne peut ainsi manquer d’être frappé par la grande ressemblance entre les deux incipit. A Modest Proposal débute sur ces mots :

tandis que le sermon s’ouvre sur la phrase suivante :

D’autres exemples, plus localisés, confirment qu’il ne s’agit pas là d’une coïncidence. Le pasteur Swift et le Proposer décrivent leur rôle en des termes très similaires : « I shall now therefore humbly propose my own Thoughts » (PW XII, 111) indique le Proposer en préambule tandis que Swift conclut ainsi son sermon : « Thus I have, with great Freedom delivered my Thoughts upon the Subject, which so nearly concerneth us » (PW IX, 208).

De manière plus générale, modestie et modération constituent véritablement une pose énonciative commune aux deux écrits : à la phrase du pasteur Swift « But before I proceed farther, let me humbly presume to vindicate the Justice and Mercy of God and his Dealings with Mankind » (PW IX, 205‑206) répond l’adverbe « humbly » utilisé à plusieurs reprises par le Proposer (« I shall therefore humbly propose my own Thoughts », « I do therefore humbly » (ibid., p. 111), « I think, with humble submission » (ibid., p. 113). « I think it may therefore be of some Use, to lay before you the chief Causes of this wretched Condition we are in » (PW IX,199), « This I shall venture to call an unnecessary evil » (PW IX, 205) : malgré les apparences, ces mots sont ceux du pasteur Swift et non ceux du Proposer. Il convient là encore de ne pas négliger le contexte dans lequel s’insèrent ces passages : ainsi dans l’extrait de A Modest Proposal, la tonalité affective du lexique (melancholy, beggars, all in rags) participe d’une stratégie rhétorique dont le but est de donner au texte les apparences d’un sermon et d’endormir la méfiance du lecteur : c’est la technique de l’« image en action » analysée précédemment. Quant à la modération et à l’humilité du Proposer, elles ont une visée satirique précise : principaux traits définitoires de la persona, elles permettent de souligner a contrario la monstruosité de celui-ci, qui présente sa solution ignoble comme parfaitement raisonnable et modérée.

Il n’en reste pas moins que, comme le souligne David Nokes, il y a quelque chose de troublant à entendre dans la bouche du pasteur Swift des phrases qu’il attribue par ailleurs à des proposers et autres économistes dont il dénonce l’insensibilité et la cruauté (Nokes, 1976, p. 218). La question de l’ironie accroît encore la difficulté, puisque les mêmes propos seraient tantôt ceux d’une persona qui fait l’objet de l’attaque satirique, et donc à entendre comme ironiques de la part de Swift, tantôt les paroles de Swift s’exprimant in propria persona. Ainsi la modération du Proposer est une marque de l’ironie swiftienne tandis qu’elle serait, dans le cadre du sermon, signe d’une authentique modestie de la part du pasteur Swift. Certains indices textuels indiquent en outre qu’une telle modération n’est pas une constante dans les sermons, puisque l’on trouve également des formules comme « I do altogether disapprove the Custom of » (PW IX, 203) ou « I am very confident, that » (ibid.). Une telle discordance conduit à poser à nouveau la question de la voix homilétique, dans la mesure où celle-ci n’est pas homogène et joue sur différents registres selon la finalité du propos.

Au vu de tels parallèles en effet, considérer qu’à l’origine de l’énonciation dans les sermons se trouve la voix de Swift s’exprimant in propria persona semble relever plus de présupposés quant à la situation d’énonciation propre à l’homilétique que d’une analyse des indices textuels qu’offrent les sermons. Le poids de tels présupposés apparaît clairement dans l’exemple suivant. La similitude est évidente entre la manière dont le Proposer présente son projet : « And I have been desired to employ my Thoughts what Course may be taken to ease the Nation of so grievous an Incumbrance » (PW XII, 114) et la façon dont Swift introduit sa réflexion sur le sort respectif des riches et des pauvres dans le sermon « On the poor Man’s Contentment » : « I thought it might be useful to reason upon this Point in as plain a Manner as I can » (PW IX, 191), ou encore l’état des lieux quant à la situation de l’Irlande : « I think it may therefore be of some Use, to lay before you the chief Causes of this wretched Condition we are in » (PW IX,199). Ces deux passages font pourtant l’objet d’interprétations antithétiques, puisque ce qui dans le cas du Proposer est interprété, évidemment à juste titre, comme coupable insensibilité, est lu comme signe d’un désir d’objectivité voire de bienveillance de la part du sermonnaire. Or cette différence d’interprétation a pour fondement non les énoncés textuels eux-mêmes, mais des présupposés quant aux deux situations d’énonciation dans lesquelles s’insèrent ces énoncés : le Proposer est le moyen de l’offensive satirique swiftienne, tandis que dans le sermon Swift s’exprimerait in propria persona.

Si la visée satirique de A Modest Proposal n’a évidemment pas à être remise en cause, la question du statut du sermonnaire est plus épineuse. En effet, non seulement le point de vue adopté sur les indigents est le même dans les deux cas, mais les énoncés textuels sont très proches. Au caractère impersonnel de l’expression : « And I have been desired to employ my Thoughts » répond le détachement exprimé par l’adjectif useful et du verbe reason ; et si dans un cas les indigents constituent un « embarras, » il ne sont dans l’autre qu’un « sujet » de discussion (point). De même, le recours à l’adjectif some dans le sermon « On Ireland » (« I think it may therefore be of some Use, to lay before you the chief Causes of this wretched Condition we are in », PW IX, 199) n’est pas très éloigné de l’emploi quasi incantatoire de l’adverbe humbly dans A Modest Proposal. Par ailleurs, le recours au verbe to ease afin de désigner le problème que représentent les indigents pour la société est une constante de la prose swiftienne, y compris dans les cas où il est possible d’affirmer que Swift s’exprime, autant qu’on puisse en juger, in propria persona. A Proposal for giving Badges to the Poor (1737) s’ouvre ainsi sur les mots suivants : « It hath been a general Complaint, that the Poor‑House, especially since the New Constitution by Act of Parliament, hath been of no Benefit to this City, for the Ease of which it was wholly intended » (PW IX,131). Plus encore, on note la même proximité du verbe to ease et de l’adjectif ou du substantif grievous ou grievance, puisque le passage se poursuit ainsi : « the dissolving the old Commission, and establishing a new one of near three Times the Number, have been the great Cause of rendering so good a Design not only useless, but a Grievance instead of a Benefit to the city » (ibid.), concomitance des deux termes que l’on retrouve dans le texte de A Modest Proposal : « and I have been desired to employ my Thoughts what Course may be taken, to ease the Nation of so grievous an Incumbrance » (PW XII, 114 ; je souligne).

Modestie et honnêteté de la part d’un pasteur se mettant au service de la communauté ou euphémisme teinté de mépris et dont l’ironie doit rester suffisamment imperceptible pour ne pas s’aliéner l’auditoire ? De même, toujours dans cette phrase, une formule telle que « it will be easier to assign what Remedies are in our Power » apparaîtcomme bienveillante uniquement si l’on présuppose l’authenticité de la sincérité revendiquée par le sermonnaire à la fin de son homélie : « Thus I have, with great Freedom delivered my Thoughts upon this Subject » (PW IX, 208). Car d’un strict point de vue textuel, une telle phrase est étonnamment proche de celle du Proposer : « I have been desired to employ my Thoughts what Course may be taken, to ease the Nation » (PW IX, 114). Il paraît indiscutable que dans A Modest Proposal, l’expression récurrente I confess, ainsi que sa variante I profess, doivent être lues à deux niveaux différents : donnant en apparence au discours du Proposer des accents de sincérité, elle signale en fait par sa récurrence même le caractère éminemment rhétorique d’un tel aveu d’ingénuité. Que dire en revanche de la récurrence de la même expression dans les sermons  355 ? Tout se passe comme si la situation d’énonciation qui est celle du sermon conférait au sermonnaire une sorte de caution morale qui invalide d’emblée l’idée d’une persona du sermonnaire manipulant son auditoire en fonction des enjeux socio‑politiques qu’il assigne au texte homilétique.

Notes
355.

Pour A Modest Proposal, voir PW XII, 111 ; 112 ; 113 ; 118 ; pour les sermons, voir PW IX, 162 ; 179 ; 234.