L’instrumentalisation de la fonction homilétique

Se pose donc la question d’une persona du sermonnaire au plein sens du terme : la fonction de médiation de la Parole ne devient-elle pas écran commode qui permet à une autre voix de se faire entendre ? En d’autres termes, le sermon n’est‑il pas soumis à un appareil énonciatif certes discret mais de nature similaire à la persona satirique ? Il s’avère que la fonction homilétique est mise au service d’une orientation idéologique, cette dernière se dissimulant sous les apparences de neutralité et d’objectivité qui sont les constantes des personae swiftiennes.

La « simplicité », on l’a dit, est un trait récurrent de l’homilétique du dix-huitième siècle qui, en réaction aux excès d’érudition et d’agilité métaphorique qui caractérisent les sermons du siècle précédent, se revendique volontiers comme plain, simple, ou encore natural. L’adjectif plain se retrouve donc dans bon nombre de sermons et de traités d’homilétique de l’époque.La spécificité des sermons swiftiens réside dans l’utilisation très particulière qui est faite de cette simplicité. Ces sermons se caractérisent en effet par une véritable rhétorique de la simplicité sous la forme d’une récurrence marquée de l’adjectif plain et de l’adverbe plainly : le sermon est qualifié de « plain discourse of religion » (« Upon Sleeping in Church » PW IX, 214), les Écritures elles‑mêmes sont présentées comme simples : « This is the plain manifest Doctrine of holy Scripture » (« On False Witness », PW IX, 186), ou, de manière plus frappante encore, Swift résumant la question de la « doctrine de la Trinité » par la formule suivante : « Thus, the whole Doctrine is short and plain, and in itself uncapable of any Controversy » (PW IX,167). Cette insistance sur la simplicité des Écritures se traduit enfin par la récurrence du verbe appear couplé avec l’adverbe plainly ou manifestly : la formule it plainly appears est courante (« On the Testimony of Conscience » PW IX, 156 ; 158)et l’on trouvede nombreuses occurrences de l’adjectif et de l’adverbe manifest(ly),là aussi souvent associés au verbe appear (« On Mutual Subjection », PW IX, 146 ; « On the Testimony of Conscience », PW IX, 156 ; « On the Trinity », PW IX, 164).

Ce verbe ajoute à la simplicité précédemment évoquée une dimension supplémentaire : les Écritures sont présentées comme transparentes, immédiatement lisibles, quasiment au sens étymologique du terme : la simplicité est telle qu’elle rend la médiation inutile. L’Écriture se donne à voir ou, plus exactement, elle est donnée à voir : en dépit de toute l’insistance sur la rationalité de l’Écriture, le sens de celle-ci est bien moins démontré qu’il n’est montré. Le sermonnaire est celui qui montre (« give me leave [...] to let you see » (PW IX, 156 ; je souligne), voire qui exhibe la simplicité de l’Écriture. Des adverbes restrictifs, assez nombreux, tels no more (« On the Testimony of Conscience », PW IX, 151 ; « On the Trinity » : « The Doctrine then, as delivered in Holy Scripture, although not exactly in the same Words, is very short and amounts only to this », PW IX,160), only (« On the Trinity », PW IX,160) ou encore enough (PW IX, 162) dans le cadre de l’exégèse de passages bibliques, remplissent une fonction similaire : il s’agit là encore de faire apparaître la parole scripturaire comme simple et univoque.

Or, et c’est en ceci que l’on peut parler de rhétorique de la simplicité, la finalité d’une telle insistance n’est pas didactique mais idéologique, dans la mesure où il ne s’agit pas de montrer la simplicitas evangelica afin de mieux déployer le sens des Écritures et de les rendre ainsi accessibles à tous, comme tendrait par ailleurs à le faire accroire la fréquence des références à la modestie des aptitudes intellectuelles de l’auditoire 356 . Est en réalité à l’œuvre le processus inverse, processus non de déploiement mais de sélection et d’orientation des textes scripturaires en fonction d’un enjeu (idéologique) qui leur est préexistant. Le but de Swift dans son sermon « On Brotherly Love » est ainsi de son propre aveu de fixer les idées de son auditoire sur cette notion : « to set you right in this matter » (PW IX, 177). Plus révélateur encore est le sermon sur la Trinité. L’exposé de la doctrine de la Trinité se double d’une insistance sur sa simplicité (« The Doctrine [...] is very short, and amounts only to this », PW IX, 160) et de la conclusion suivante, présentée à deux reprises : « This is enough for any good Christian to believe on this great Article, without inquiring any farther » (ibid., p. 162) et surtout : « the Bulk of Mankind is obliged to believe no more than the Scripture‑Doctrine, as I have delivered it » (ibid., p. 160). Ce n’est pas à une synthèse mais à une sélection du sens que procède le sermonnaire. Une formule telle que « the Scripture‑Doctrine, as I have delivered it » est ainsi particulièrement intéressante, en ceci qu’elle montre qu’il ne s’agit pas pour Swift de procéder à une rigoureuse exégèse de la doctrine mais de la présenter d’une manière qui emporte l’adhésion de l’auditoire tout en dissimulant le biais qui sous-tend l’interprétation 357 . La visée d’une telle insistance est rhétorique et non didactique, conformément à la fonction que Swift assigne à ses sermons, qui doivent à la fois renforcer la stabilité de l’édifice social et conforter la position de l’Anglicanisme au cœur de cet édifice. Dans cette perspective, la fonction prescriptive du sermon prend très largement le pas sur son rôle didactique, fonction prescriptive qui couvre non seulement le domaine de l’action, mais également celui de la croyance, quand bien même cela passerait par quelques distorsions et omissions dans le choix de l’interprétation scripturaire : « I believe that thousands of men would be orthodox enough in certain points, if divines had not been too curious, or too narrow, in reducing orthodoxy within the compass of subtleties, niceties, and distinctions, with little warrant from Scripture, less from reason or good policy » (PW IX, 262).

Les sermons swiftiens se caractérisent également par la présence marquée de ce qu’il convient d’appeler une rhétorique anti-faction. Daniel Eilon le premier a offert une analyse systématique de cette constante de l’œuvre swiftienne, à savoir la dénonciation de ce qu’il nomme les « factions ». Dans l’introduction à son ouvrage précisément intitulé Factions’ Fictions. Ideological Closure in Swift’s Satire, Eilon définit ainsi l’hypothèse qui le sous-tend :

Les sermons ne font pas exception à la règle : de même que l’on y trouve une rhétorique du bien public, une rhétorique anti-faction y est également développée. Les occurrences du terme même de faction sont innombrables, toujours dans un contexte stigmatisant l’esprit partisan, sans compter la présence de termes associés, tel parties. Bien souvent, une telle dénonciation des intérêts particuliers est faite précisément au nom du bien public. L’incipit du sermon « On false Witness » est à cet égard particulièrement révélateur, qui oppose les deux rhétoriques. On dénombre pas moins de six occurrences des substantifs Country, the Publick, the State, the public Welfare dans le premier paragraphe du sermon, immédiatement suivies par une condamnation de l’esprit partisan, présenté comme l’une des principales causes de parjure, sujet de la prédication swiftienne :

En quelques lignes, trois substantifs (Parties, private Hatred, prevailing Side) dessinent une isotopie inverse, clairement associée au parjure (« Accusers of their Brethren without any Regard to Truth or Charity ») et plus généralement au mal (« a Set of evil Instruments »). Une même association des termes faction et party, opposés aux intérêts communs et associés à l’hypocrisie et à une intelligence manipulatrice (« Artifice, Flattery, Dissimulation, Diligence, and Dexterity ») est présentée dans le sermon « On Brotherly Love » ainsi que, sous une forme légèrement différente, dans bon nombre de sermons 358 .

Or une étude globale des sermons montre qu’une telle dénonciation relève de la pose rhétorique dans la mesure où cette caractéristique discursive est démentie par la pratique homilétique de Swift. Notre analyse a montré que non seulement le poids de la régulation institutionnelle était particulièrement marqué dans les sermons de Swift, mais encore que la doxa anglicane se substituait parfois à la parole scripturaire qui en venait paradoxalement à occuper une position périphérique dans les sermons. Le sermon « On Brotherly Love » constitue un excellent exemple d’une telle discordance entre la rhétorique anti-faction d’une part, et l’orientation insidieusement mais fortement idéologique de la prédication d’autre part. Le manque d’amour du prochain qui prévaut à l’époque est selon Swift à attribuer partiellement à une mauvaise définition de la notion de moderation. Swift commence par donner le sens généralement attribué (à tort) à ce terme :

Swift se propose ensuite de rectifier une telle définition afin d’édifier son auditoire et donne à cette fin ce qui selon lui est la véritable définition de la modération :

Loin d’être une définition d’ordre général, la définition proposée par Swift est au contraire idéologique, fortement marquée par le contexte de l’époque. Cette définition constitue en fait une réponse quasiment point par point aux questions politico-religieuses les plus débattues de l’époque, à savoir les questions du Test Act et de la « conformité occasionnelle », occasional conformity, ainsi que celle de l’allégeance à l’Acte d’Établissement de 1701 et à la succession protestante. C’est ce contexte qui explique la phrase de Swift sur la liberté de culte des non-anglicans à condition qu’ils soient exclus du pouvoir, « never trusted with Power ». Elle constitue en outre une condamnation implicite de la pratique de la « conformité occasionnelle », par laquelle les non-Anglicans contournent la rigueur du Test Act afin d’accéder à des fonctions publiques : tout prétendant à une fonction publique devant selon les termes de la loi, comme on la dit, prouver qu’il a assisté à un culte anglican au moins une fois dans les six mois précédant sa demande, bon nombre de Catholiques ou de Dissidents se rendent à un culte anglican afin de remplir la condition tout en continuant par ailleurs de pratiquer leur religion.

Si la pratique de la « conformité occasionnelle » entraîne une érosion de la position centrale qui est celle de l’Église anglicane, où du moins celle à laquelle elle aspire, une telle érosion provoque également un petit séisme linguistique qui se cristallise, on l’a vu, autour d’une controverse portant précisément sur le terme de « modération », notion essentielle s’il en est pour une Église qui entend incarner la via media entre les deux extrêmes que représentent à ses yeux le Puritanisme et le Catholicisme. Le terme de modération acquiert ainsi durablement une valeur fortement polémique, dont les sermons de Swift, mais aussi d’autres écrits se font clairement l’écho, comme cela apparaît dans The Sentiments of a Chuch of England Man (1708) :

Swift a ici recours à l’une de ses techniques favorites, le catalogue, qui assimile et met sur le même plan des notions ou personnes très diverses qui se contaminent mutuellement. On a vu combien le sermon « On Brotherly Love » fait la part belle au terme de modération, et Swift fait en outre une brève allusion à la polémique qui entoure le terme : « Another ill Consequence from our Want of Brotherly Love is, that it increases the Insolence of the Fanaticks; and this partly ariseth from a mistake Meaning of the Word Moderation; a Word which hath been too much abused, and bandied about for several Years past » (PW IX, 175). Et lorsqu’il dénonce le nouveau sens acquis par le terme et affirme que se dit modéré celui qui, « although he denominateth himself of the Church, regardeth it no more than a Conventicle », c’est précisément la modération entendue dans le sens de « conformité occasionnelle » qu’il dénonce : conventicle (ou chapel) s’oppose en effet à church, entendu dans le sens bien précis de la légitimité de l’Église Établie.

Autrement dit, la rhétorique anti-faction si présente dans l’homilétique swiftienne est précisément cela, une rhétorique, en ceci qu’il s’agit d’une pose discursive démentie par les effets textuels de l’homilétique swiftienne. Plus encore, elle est idéologique en elle-même, en ceci qu’elle permet à Swift non seulement de dissimuler son propre biais idéologique, en laissant la persona du prédicateur s’exprimer à sa place, mais de lui conférer, a contrario, le crédit de la neutralité et de l’objectivité. L’intérêt est double : toute opinion divergente est présentée comme inspirée par des menées factionnelles, tandis que celui qui prend cette pose se donne le rôle du défenseur de l’unité et de l’harmonie sociales.

Notes
356.

Voir ainsi « On the Trinity » : « I have endeavoured to put this Doctrine upon a short and sure Foot, levelled to the meanest understanding », PW IX, 168 ; « On False Witness » : « give me leave to prescribe to you some Rules, which the most ignorant Person may follow for the Conduct of his Life », PW IX, 185 ; « A Sermon upon the Martyrdom of King Charles I » : « because I conceive most of you to be ignorant of many particulars concerning that horrid murder », PW IX, 220.

357.

Nous entendons par là que Swift joue sur la spécificité de la situation d’énonciation, qui rend impossible toute relecture critique. Or l’expression « the Scripture‑Doctrine, as I have delivered it » n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle peut être lue en marquant plus ou moins la pause signifiée par la virgule, ce qui en modifie le sens : ne pas marquer la pause revient à accentuer la médiation par le sermonnaire (« je parle de la doctrine non en général, mais de la manière particulière dont je l’énonce »), tandis que la marquer fait de l’expression « as I have delivered it » une simple incise qui ne modifie en rien le sens du reste de la phrase, mais constitue une simple parenthèse (« vous avez désormais connaissance de la doctrine, puisque je vous l’ai exposée »).

358.

Pour le sermon « On Brotherly Love, » voir PW IX, 173-174 ; voir par ailleurs PW IX, 174 ; 177 ; 183 ; 185 ; 192 ; 214.