Le jeu des pronoms : pour une persona homilétique

Par ailleurs, une analyse systématique de l’emploi du pronom personnel de première personne dans les sermons conduit à faire plusieurs observations 359 . Le premier constat qui s’impose est que le recours au pronom personnel de première personne est beaucoup plus fréquent dans les sermons swiftiens que dans l’homilétique de l’époque, où prévalent des formules impersonnelles. Ce pronom est employé très majoritairement dans deux contextes. Le premier est celui que traduisent des expressions telles que « every Sort of those whom I have numbered among false Witnesses » (PW IX,184) « by the poor I only intend » (PW IX, 191), « in the Sense I understand the Word » (ibid.), « the Scripture‑Doctrine as I have delivered it » (PW IX, 160). Loin de relever de la simple transmission de la Parole, la médiation par le sermonnaire est sélection voire déformation, et, ainsi que nous l’avons vu, prend parfois le pas sur la Parole elle-même. Une lecture rapide de telles occurrences attribue la formule à Swift s’exprimant in propria persona. Le second contexte dans lequel on trouve ce pronom tendrait à accréditer cette hypothèse. I est en effet souvent sujet de verbes de sentiments et d’opinion comme hope, believe, confess. Pour ne citer que quelques exemples, on trouve ainsi des formules telles que : « I do not in the least doubt » (PW IX, 184), « I verily believe » (PW IX, 234), « I am certainly persuaded, that » (ibid.), voire « I do altogether disapprove » (PW IX, 203). Un tel contexte ajouté à la fréquence importante du pronom dans l’homilétique swiftienne conduirait donc à penser que c’est la voix de Swift qu’il nous est donné d’entendre ici, voix sans masque, reflet fidèle de l’opinion de son auteur, sans l’interposition opérée par le masque déformant d’une quelconque persona.

Mais il faut aussitôt noter que de tels emplois s’inscrivent dans le cadre plus vaste et bien plus complexe de l’emploi que fait Swift des autres pronoms, en particulier ceux de deuxième et troisième personnes du pluriel. Ainsi dans le sermon « On Brotherly Love », le pronom us subit de nombreux glissements sémantiques. Il fait d’abord référence à la Grande‑Bretagne en général dans l’expression « This Nation of ours » (PW IX, 172), avant d’être employé, à peine quelques lignes plus bas, dans le sens restreint d’ « Anglicans » : « The Fanaticks revile us, as too nearly approching to Popery; and the Papist condemn us as bordering too much on Fanaticism » (ibid.). Un peu plus loin, le référent du pronom est ambigu : « Dissenters […] are therefore answerable, as a principal Cause of all that Hatred and Animosity now reigning among us » (PW IX, 173). Le pronom renvoie‑t-il à ce qui précède immédiatement, à savoir les Anglicans, ou, plus logiquement, à ce qui était le premier référent, c’est-à-dire la nation tout entière? En outre, même lorsqu’il est clair, le référent du pronom de première personne n’est pas stable. L’association du pasteur Swift à ses paroissiens que semble suggérer le recours au pronom we est ainsi remise en cause par la suite du sermon, dès lors qu’il s’agit d’évoquer « la faiblesse et la folie » de bon nombre des paroissiens : « Another Cause of the great Want of Brotherly Love, is owing to the Folly and Weakness of too many among you, of the lower Sort, who are made the Tools and Instruments of your Betters, to work their Designs, wherein you have no Concern » (ibid.). Ce you désigne, au travers de l’ensemble de la commmunauté à laquelle le prédicateur s’adresse, une partie d’entre elle, trop nombreuse à ses yeux (too many among you). Mais cet abandon du pronom de première personne est provisoire, et revient quelques lignes à peine après le passage cité : « the great Want of Brotherly Love » devient « our great Want of Brotherly Love » (ibid.) Ces variations semblent suggérer une hiérarchie dans les associations du pasteur Swift : association avec les Anglo‑Irlandais contre les Anglais, avec ses paroissiens anglicans contre Catholiques et Puritains, mais contre une partie de ses paroissiens, plus coupables que les autres.

Toutefois, une telle hypothèse est à son tour invalidée par d’autres sermons tel « On Mutual Subjection », où Swift procède à une rapide exégèse du verset de la prédication (« Yea, all of you be subject to one another », 1 Peter 5: 1]) de la manière suivante : « From whence we may conclude, that this Subjection due from all Men to all men, is something more than the Compliment of course, when our Betters are pleased to tell us they are our humble Servants, but understand us to be their Slaves » (PW IX, 141). On pourrait objecter que le pronom a ici une valeur générique et qu’il n’y a donc pas de contradiction avec l’extrait de « On Brotherly Love », à ceci près que la lecture attentive d’autres sermons montre qu’il ne s’agit pas d’un exemple isolé. C’est dans le sermon « On the Causes of the Wretched Conditions of Ireland » que cette variation dans l’usage des pronoms est la plus complexe. Voici le premier paragraphe de la prédication :

Le référent semble ici dénué de toute ambiguïté : il désigne les Irlandais dans leur globalité, dont le sort misérable est attribué en grande partie à la cupidité des Anglais. Ce que confirme de manière certaine la suite du sermon : « The first cause of our Misery is the intolerable Hardships we lie under in every Branch of our Trade, by which we are become as Hewers of Hood, and Drawers of Water, to our rigorous Neighbours » (PW IX, 200). Or la fin de l’homélie brouille les cartes :

Ce dernier paragraphe doit-il conduire à opérer une lecture rétrospective de tout le sermon, qui entrerait dans la catégorie des charity sermons, et s’adresserait à ce titre aux nantis de la nation irlandaise ? Un autre passage semble le confirmer :

Les allégeances swiftiennes se situent clairement ici du côté de la bourgoisie anglo‑irlandaise, ce que confirme si besoin était l’expression this country, qui remplace celle d’our country du début. Que penser alors du passage suivant ?

Non seulement le référent du pronom est à nouveau la nation irlandaise tout entière, mais Swift se dissocie nettement des nantis, de ceux que l’on nommait alors absentee landlords, et qui sont désormais désignés par le pronom they, créant implicitement une opposition them and us, le pronom de première personne associant cette fois Swift à l’ensemble de la nation laborieuse.

Une telle instabilité des référents des pronoms pose de manière plus pressante encore la question d’une persona du sermonnaire. Ne faut-il pas voir dans l’utilisation que Swift fait des pronoms dans les sermons une stratégie rhétorique similaire à celle qu’il pratique dans les satires ?

Le fonctionnement rhétorique des sermons est donc à certains égards similaires à celui des textes satiriques, et comme dans ceux-ci, il est périlleux d’affirmer que Swift s’y exprime in propria persona, plutôt que de dire, si paradoxale soit la formule, que la persona homilétiquejoue le rôle de Swift. L’analyse de Robert C. Elliott sur cette question mérite d’être citée dans son intégralité car elle permet de préciser cette notion de persona du prédicateur :

Cette impression de discordance entre deux ou plusieurs voix est bien ce qu’on retrouve dans les sermons, bien que de manière moins marquée que dans les satires. Swift conclut ainsi son sermon « On Brotherly Love » de la manière suivante : « I have now done with my Text, which I confess to have treated in a Manner more suited to the present Times, than to the Nature of the Subject in general » (PW IX, 179). Tout se passe comme si la voix qui s’exprime dans ces propos était enfin celle du pasteur, reprenant son rôle après avoir laissé libre cours à la voix du pamphlétaire tout au long du sermon ; surtout des expressions telle que « It is a very melancholy Reflection, that such a Country as ours », qui ouvre le sermon « On Ireland » ou encore toutes les phrases introduites par le verbe confess ont en fait le même statut énonciatif que l’expression « But my heart is too heavy » : il s’agit dans les deux cas non d’un mouvement de sincérité de la part de Swift s’exprimant in propria persona, mais d’une stratégie rhétorique qui participe pleinement de l’ethos du sermonnaire et dont la fonction principale est précisément de faire croire à la sincérité de celui-ci. Une lecture rétrospective s’opère alors sur le pronom we et la tonalité affective de la première phrase, qui confère à celle‑ci un tout autre sens. La « mélancolie » ainsi exprimée, ainsi que la compassion pour le sort que subissent ses paroissiens que semble traduire le pronom we ne correspondent pas aux sentiments qui animent Swift mais à une stratégie rhétorique reposant à la fois sur l’ethos et le pathos. Il est nécessaire à la crédibilité du pasteur qu’il feigne d’éprouver de tels sentiments, et jouer sur les affects de l’auditoire permet d’amorcer le processus de la persuasion. C’est dans la mesure où la fonction de sermonnaire devient masque énonciatif que l’on peut, sans abus de langage, parler de persona du sermonnaire.

On peut aller jusqu’à parler d’une instrumentalisation du rôle de pasteur. Voici à titre d’exemple le début du sermon « On Doing Good » :

et un passage extrait de A Tale of a Tub :

Il s’agit là d’un extrait de ce qu’il est convenu d’appeler « l’allégorie des manteaux », dans laquelle un père lègue son manteau à ses trois fils, Peter, Jack et Martin, en leur recommandant de ne rien y changer ; dans le passage cité, le lecteur assiste aux efforts des trois frères pour concilier la dernière mode en ville, à savoir le port de shoulder-knots avec les exigences du testament paternel. Qu’une telle casuistique soit le fruit des rationalisations de Peter dans A Tale of a Tub n’a rien de surprenant ; qu’elle apparaisse dans la bouche du pasteur Swift est beaucoup plus déroutant. Tout se passe ici comme si Swift se servait de son rôle de pasteur, en utilisant la caution morale que confère la fonction de sermonnaire afin de faire passer des ratiocinations dignes des personae qui sont généralement les vecteurs et les cibles de la satire swiftienne.

Le sermon « On Brotherly Love » est sans doute à cet égard l’exemple le plus significatif, qui sous le terme de sermon dissimule en réalité un véritable pamphlet politico‑religieux. Le thème de la prédication laisse croire à une exhortation à l’amour du prochain, à la tolérance et à la charité, et ne prépare guère le lecteur à la violence extrême qui prévaut en fait tout au long du sermon. Une telle attente est d’autant plus légitime que l’exhortation paulinienne sur laquelle repose le sermon était à l’époque souvent utilisée comme texte de référence pour une catégorie de sermons reconnue dans l’homilétique de l’époque : les « charity sermons », dont une sous catégorie sont ce que l’on nommait alors les « hospital sermons », sermons prêchés devant d’éventuels donateurs au profit des hôpitaux construits pour les indigents, dont voici un exemple :

Tout autre est le sermon swiftien, qui s’ouvre sur les mots suivants :

L’auditoire attendait un sermon, c’est bien plus une diatribe politique qu’il va entendre. C’est peu de dire que le message biblique est relégué au second plan, ce que Swift lui-même reconnaît à la fin de son sermon :

Swift affirme ici sa détestation du Catholicisme et du Puritanisme d’une manière au moins aussi violente et bien plus directe que dans aucune de ses satires. Il y a fort à parier qu’une telle affirmation, eût-elle été présente dans A Tale, par exemple, aurait valu à Swift les foudres de la censure. Or le sermon agit ici comme le cadre protecteur qui rend une telle affirmation acceptable ; le rôle de pasteur confère à Swift une respectabilité qui rend possible une dénonciation d’une virulence digne d’un satirique. De même qu’il s’abrite dans les satires derrière l’ironie et le masque de ses différentes personae, Swift se retranche derrière le rôle de pasteur pour justifier un procédé contestable, à savoir l’utilisation d’une référence scripturaire et du texte homilétique dans son ensemble à des fins politiques. Ce n’est pas l’homme qui s’exprime à titre personnel, mais, comme dans les satires, le défenseur d’une cause dont il se fait le porte-parole.

Notes
359.

Nous excluons de cette analyse le recours stéréotypé à ce pronom dans le cadre de l’annonce ou du rappel du plan pour n’étudier que les autres emplois.