Conclusion

L’affirmation de Denis Donoghue selon laquelle, dans les satires swiftiennes, « the relation between directness and obliquity is peculiarly delicate » (Donoghue, 1969, viii) s’applique également, contre toute attente, aux sermons. C’est en ceci qu’ils se rapprochent des satires et ne sauraient être envisagés comme une entité totalement distincte du corpus satirique. Car de même que la satire ne se réduit pas à sa fonction morale, et se distingue précisément du genre homilétique par sa fictionnalité et son caractère d’artefact littéraire, de même le sermon swiftien ne se résume pas à sa fonction homilétique et s’avère être lui aussi, dans les limites que nous avons tracées, un objet littéraire dont certains modes de fonctionnement sont étonnamment proches de ceux qui sont à l’œuvre dans les satires.

Cette souplesse dans la définition des frontières extérieures des différents genres dans lesquelles s’inscrivent les œuvres swiftiennes est un signe de plus de l’imbrication des champs du littéraire et du religieux que nous avons analysée dans notre première partie. On trouve ainsi dans la plupart des textes satiriques des passages qui s’apparentent plus au sermon qu’à la satire, notamment dans Gulliver’s Travels ou dans A Modest Proposal. De même, certains procédés stylistiques caractéristiques des satires, comme le catalogue, se retrouvent, certes dans une moindre mesure, dans les sermons. Cela tend à indiquer que pour Swift, les questions génériques sont secondaires au regard de son désir d’ « irriter le monde » (vex the world) grâce à ses écrits. L’enjeu de toute la création littéraire swiftienne, au sens large du terme, est d’abord moral, ce qui, encore une fois, ne signifie évidemment pas que les œuvres de Swift soient unidimensionnelles. Il n’en demeure pas moins que la visée première de celles-ci est réformatrice, quelles que soient ensuite les nuances dans les modalités d’application de cet objectif. Ainsi Swift est sans illusion sur le pouvoir réformateur des satires, qui sont bien plutôt le constat désespéré de la faiblesse et de l’orgueil humain, même s’il affirme formellement son désir d’éradiquer le vice grâce à l’humour : « Humour is certainly the best ingredient toward that kind of satire ["smiling satire" as opposed to "snarling satire"], which is the most useful, and gives the least offence; which instead of lashing, laughs men out of their follies and vices » (Intelligencer 3). L’enjeu des sermons est quant à lui plus moral et social que théologique: il s’agit bien moins de réformer les hommes en profondeur, tâche impossible, que de consolider la place de l’Anglicanisme au cœur de l’édifice social. La persuasion homilétique et la dénonciation satirique se heurtent aux mêmes limites, qui sont celles de l’incurable dégradation de l’homme individuel ou social, entraîné vers la faute et le vice par le péché originel. Le poème de Swift « On Censure » (1727, publ. 1735) donne une idée bien plus juste de sa pensée sur ce sujet :