Si comme nous le soulignions dès l’introduction, la question de la foi de Swift est totalement improductive du point de vue de l’analyse littéraire, il n’est toutefois pas sans intérêt de conclure notre travail par une analyse des conceptions swiftiennes quant à la place respective de la religion, de l’institution religieuse, de la foi et du sacré. En effet, « si l’on veut ressaisir la perspective du Doyen de St‑Patrick, il est difficile de ne pas prendre en compte ses écrits religieux » (Gallet, 2002, pp. 112-113), et, de manière plus générale, ses positions religieuses, en gardant présente à l’esprit la mise en garde de Ricardo Quintana : « unless his [Swift’s] religious beliefs are seen as native to his entire ideology, they are open to misinterpretation at the hands of even his most sympathetic commentators » (Quintana, 1953, p. 144). Comme le faisaient remarquer deux critiques dès les années 1930, la question de la religion chez Swift a toujours été envisagée d’un point de vue moral, car la question consiste à savoir si Swift est sincère, orthodoxe, ou non. Toujours selon ces critiques, les contradictions dans lesquelles s’est enferré le débat révèlent une erreur méthodologique ; dresser un « schéma propédeutique », a propaedeutical sketch (Hone and Rossi, 1934, p. 99), de ce qu’était la religion du temps de Swift est la seule méthode productive, en ceci qu’un tel schéma permet, en comparaison, d’évaluer la spécificité de l’orientation religieuse de Swift. De fait, la question de la sincérité de la foi de Swift est à l’évidence infructueuse ; il ne s’agit donc pas de la poser à nouveau – « [one must not ] refight an old battle with modern weapons » (Beckett, 1967, p. 147) –, mais d’envisager un dernier aspect de la question soulevée dans notre travail, à savoir la vision swiftienne de la religion anglicane et de l’institution ecclésiale.
Commençons par remarquer qu’il y a dans la critique contemporaine sur la question de la position de Swift quant à la religion anglicane quelque chose qui participe de l’illusion rétrospective : Swift est perçu depuis si longtemps comme iconoclaste et homme d’Église peu orthodoxe qu’on imagine mal qu’une telle conception n’ait pas toujours existé ou qu’elle soit née ex nihilo. Variante savante du poncif selon lequel il n’y a pas de fumée sans feu. Ricardo Quintana soutenait dès les années 1950 :
Mais l’affirmation de Philip Harth selon laquelle le travail de Quintana a une fois pour toutes établi « l’indéniable orthodoxie » de Swift (Harth, 1961, p. 21) nous semble excessive, et ce, comme l’a bien analysé Leavis dans son article sur l’ironie swiftienne, en raison de la difficulté dans le cas de Swift de séparer l’œuvre de l’homme – « It is pecularly difficult to discuss [Swift’s writings] without shifiting the focus to the kind of man that Swift was » (Leavis, 1934, p. 364) –, phénomène résultant de l’intensité émotionnelle qui émane des œuvres de Swift : « But what in Swift is most important, the disturbing characteristic of his genius, is a peculiar emotional intensity; that which, in Gulliver, confronts us in the Struldbrubgs and the Yahoos » (ibid., p. 365), et qui provoque chez le lecteur une réaction émotionnelle tout aussi intense. Cela explique en partie également les querelles exégétiques qui animent la critique swiftienne ; comme le fait remarquer Edward Said : « Swift’s work is a persisting miracle of how much commentary an author’s writing can accommodate and still remain problematic » (Said, 1983, p. 54).
Il est donc particulièrement ironique (sans jeu de mots) que Leavis fasse montre du travers qu’il dénonce, son analyse cédant le pas au jugement moral et à la psychopathologie : réduisant le texte au statut de symptôme, Leavis interprète une phrase de A Tale of a Tub comme un syptôme de l’incrédulité swiftienne – « [the sentence reveals Swift’s] complete incapacity even to guesss what religious feeling might be » (ibid., p. 376). L’« intensité émotionnelle » qu’il évoquait devient la manifestation d’un besoin féroce de sauver les apparences : « his insane egotism reinforced the savagery with which he fought to maintain this cover over the void, this decent surface » (ibid., p. 377 ; je souligne). Du texte‑symptôme au diagnostic de la folie, il n’y a ensuite qu’un pas : « Here, well on this side of pathology, literary criticism stops » (ibid., p. 377).
L’honnêteté intellectuelle de certains critiques n’a pas, en l’espèce, suffi à assainir le débat. Le travail de l’historien de la cathédrale de Dublin, William Monck Mason, constitue ainsi un bel exemple d’érudition et de scientificité. Érudit d’une grande rigueur intellectuelle, conscient de la réputation dont jouit déjà Swift au dix-neuvième siècle, Mason est guidé par un constant souci d’objectivité, et son travail atteste d’une volonté d’écarter mythes et légendes entourant le doyen de la cathédrale, pour se concentrer sur les faits dont l’authenticité est avérée. L’examen critique des anecdotes plus ou moins fantaisistes ayant cours sur Swift constitue le préambule de ce travail dont l’essentiel consiste en une analyse de la manière dont Swift exerça ses fonctions ecclesiastiques ; Mason note ainsi que sous l’impulsion de Swift, la paroisse irlandaise de Laracor connut un développement sans précédent : « [Swift] continued to exercise his clerical duties, with more regularity than had usually been practised by his predecessors, he read prayers three times a week, and preacher regularly on Sundays; the church, by this means became well attended by the neighbouring families » (Mason, 1820, p. 242).
Mais un travail historiographique, aussi rigoureux soit-il, ne saurait clore un débat dont l’essence tient à la nature même de la satire telle que l’a analysé le critique P. K. Elkin (Elkin, 1973). Des satiriques aussi différents que Lucien ou Voltaire partagent avec Swift une réputation sulfureuse pour des raisons similaires, réputation encore aggravée dans le cas de Swift par le fait que le sujet de sa satire est parfois religieux, comme c’est le cas dans A Tale. Un tel phénomène a été parfaitement analysé par Stuart Tave :
Même un critique aussi peu clairvoyant qu’Orrery, dont on sait la part qu’il a prise dans la réputation de misanthropie de Swift, avait eu la lucidité de cette analyse au sujet de la violence de la polémique entourant la parution de A Tale : « In the character of JACK a set of people were alarmed, who are easily offended, and who can scarce bear the cheerfulness of a smile. In their dictionary, wit is another name for wikedness: and the purer, or the most excellent the wit, the greater and more impious the abomination » 362 . Quant à la question du rire en matière de religion, Swift ne s’est pas directement exprimé sur le sujet, mais plusieurs éléments permettent cependant d’affirmer qu’il était parfaitement conscient de ce débat. La définition, déjà citée dans notre introduction, qu’il donne lui-même de son rôle en la matière – « He reconcil’d Divinity and Wit » (Complete Poems, p. 163) implique bien une opposition entre les deux éléments, et les termes de la précision et de l’explicitation apportées par Swift à cette définition en 1728, lors d’une nouvelle publication de A Tale of a Tub, correspondent très exactement aux enjeux de la question du « religious decorum » 363 : « although some things are too serious, solemn, or sacred to be turned into Ridicule, yet the Abuses of them are certainly not; since it is allowed, that Corruptions in Religion, Politicks, and Law, may be proper Topicks for this Kind of Satyr » (PW XII, 33). Selon les détracteurs de la satire religieuse toutefois, la polémique que suscite systématiquement celle‑ci est le signe même de son caractère illégitime :
De fait, la polémique suscitée par A Tale compte pour beaucoup dans l’établissement de la réputation de l’irréligion de Swift ; plus précisément, comme le fait remarquer le critique Frank Boyle dans son article sur les réactions contemporaines à la parution de l’ouvrage, la première œuvre majeure de Swift a assis sa réputation de satirique en même temps qu’elle entamait celle d’ecclésiastique :
Gulliver’s Travels, notamment le Livre IV, joue quant à lui un rôle central dans la genèse du topos de la misanthropie swiftienne, topos à son tour instrumentalisé afin d’étayer la théorie de l’irréligion de Swift, au nom d’une équation établie au dix-huitième siècle religion et bienveillance, donc entre misanthropie et impiété :
Si la critique des Voyages se situe actuellement bien entendu au‑delà de ces questions biographiques, des traces résiduelles de cette polémique initiale demeurent pourtant dans la récurrence du débat autour de la foi de Swift, le plus souvent envisagée comme un « problème » 366 . Une telle perception s’explique en partie par la filiation directe qui existe entre les critiques victoriens de Swift et critiques contemporains pratiquant une lecture psychanalytique de l’œuvre de celui‑ci :
John, Earl of Orrey, Remarks on the Life and Writings of Dr. Jonathan Swift, London, 1752, p. 304.
Voir supra, Première partie.
Le terme correspond au titre de l’article déjà cité de Michael DePorte, intitulé « The Road to St. Patrick’s: Swift and the Problem of Belief », Swift Studies 8 (1993), pp. 5-17.