Swift, philosophe ou théologien ?

Swift est d’une certaine manière plus philosophe que théologien 367 , dans la mesure où ses textes satiriques, qui constituent l’essentiel de sa production, mettent en œuvre une méthode qui relève non de l’assertion dogmatique de valeurs et de normes, mais de la mise en question philosophique, quasi socratique. Le passage dans lequel le roi de Brobdingnag, par une série de question faussement naïves, déconstruit totalement le discours gullivérien en mettant en évidence ses contradictions et ses apories, est à cet égard tout à fait représentatif :

Comme le souligne Warren Montag : « Swift was all but incapable of explainig his views in positive form and could only allude to them negatively in his satires, or put them in the mouths of characters whose authority and pertinence to Swift’s audience is determined in very complex ways » (Montag, 1994, p. 16). De manière plus générale, c’est à une remise en cause radicale de la notion même de système philosophique que se livre bien souvent Swift dans ses satires, systèmes dont il montre la dimension illusoire en en exposant les limites :

Le dogmatisme que l’on trouve dans les sermons ou dans certains passages des écrits sur la religion, relève bien moins d’une quelconque inclination qu’aurait Swift pour ce mode d’expression que d’un certain « patriotisme », en ce sens que l’Anglicanisme est cause nationale, qu’il convient de défendre afin de préserver la stabilité de l’édifice social, conformément à la définition déjà citée que Swift donne de lui‑même : « [I look upon myself,] in the capacity of a clergyman, to be one appointed by providence for defending a post assigned me, and for gaining over as many enemies as I can » (PW IX, 262). Les satires swiftiennes reposent néanmoins sur une conscience aiguë du mal et du péché, sur ce que l’on pourrait appeler un « Grand récit » 368 théologique, et si Swift refuse le plus souvent le dogmatisme, il récuse également un positionnement qui se rapprocherait de l’ataraxie des stoïciens, pour laquelle il a une formule lapidaire : « It is a miserable life to live in suspense: it is the life of a spider […]. The stoical theme of supplying our wants by lopping off our desires, is like cutting off our feet, when we want shoes » (PW IX, 122). La démarche satirique swiftienne dans Gulliver’s Travels est ainsi tout entière sous‑tendue par la question éminemment philosophico‑théologique du mal, à laquelle il n’apporte cependant pas de réponse d’ordre métaphysique :

Il est significatif que les conceptions théologiques swiftiennes se traduisent par une cosmologie mais non par une eschatologie. La religion est en effet envisagée chez Swift bien davantage en termes collectifs qu’individuels, et la ferveur se mesure à l’aune des actions en faveur de l’institution ecclésiale plus qu’à celle de l’expression émotionnelle d’une foi intérieure. Le « cas Swift » relève en l’espèce du procès d’intention et d’une sous-estimation des différences de conceptions en la matière qui séparent la dix‑huitième siècle de l’époque contemporaine. Comme le fait remarquer un critique : « [today] personal piety and loving kindness to others are considered to be the standards of Christian sincerity » (Hall, 1968, p. 41). L’analyse du Chanoine Looten, ecclésiastique du vingtième siècle et auteur de la seule monographie française sur la religion chez Swift, est tout à fait représentative de ce phénomène. Looten concède au doyen de Saint Patrick « quelques lueurs de piété occasionnelle », « quelques émois vraiment chrétiens » (Looten, 1935, p. 13) ; quant à Louise Barnett, elle affirme dans son article « Swift and Religion »: « we can go no further in determining the existence of the ‘inner feeling of God’ in Swift » (Barnett, 1988, p. 33) 370 . À faux problème, solution impossible. Comme le rappelle Roger D. Lund, seule la prise en compte de la place centrale qu’occupe pour Swift l’Église en tant qu’institution permet de rendre compte des conceptions religieuses swiftiennes : « we [have to] interpret [Swift’s] pronouncements within the context of the struggle to preserve the public function of Anglican Christianity » (Lund, 1995, p. 151).

Notes
367.

Sur la légitimité d’une telle distinction, voir supra, Introduction.

368.

Rappelons qu’il s’agit-là de l’expression employée par Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, 1974, pp. 7‑8.

370.

On notera l’ironie involontaire de la formule employée par Barnett, qui est elle‑même la traduction d’une expression du Chanoine Looten, et qui rappelle bien entendu la rhétorique des « Enthousiastes » que Swift passa sa vie à combattre.