Swift, Dieu et l’Église

L’attachement de Swift à l’Église anglicane a été souligné à maintes reprises, mais de manière souvent négative, l’activisme swiftien en faveur de l’institution ecclésiale étant fréquemment interprété comme le symptôme d’une tiédeur spirituelle, d’un conventionnalisme aux antipodes de toute ferveur. C’est la lecture de Louise K. Barnett – « Over all, Swift’s references to God suggest a conventional, institutionally-correct concept in keeping with what we know of Swift’s life within the Church of England » (Barnett, 1988, p. 36) – comme celle de David Nokes :

Or la dichotomie plus ou moins explicite qu’établissent de telles interprétations entre les dimensions spirituelle et institutionnelle de la religion est problématique, car elle vaut bien moins au dix-huitième siècle qu’actuellement :

Une analyse dépassionnée de cette question nous semble plus productive que de vaines spéculations quant à la sincérité de la foi de Swift, spéculations relevant nécessairement du jugement de valeur et non d’un travail critique, dans la mesure où ce jugement touche à l’inconnaissable de la foi swiftienne. Les préoccupations de Swift sont d’ordre ecclésial plutôt que théologique, comme en témoignent sa vie et son œuvre, tout entières au service de la défense de l’institution anglicane. L’analyse d’une critique au sujet de An Argument peut à cet égard être généralisée à l’ensemble de l’œuvre de Swift :

Ainsi, le positionnement swiftien en la matière est d’abord et avant tout celui de son Église : le prétendu « malaise » de Swift quant aux questions théologiques n’a rien de personnel, comme on l’a vu, mais reflète le questionnement de toute une Église. La Réforme prend en effet en Angleterre uns forme très particulière, puisque les grands textes de l’apologétique anglicane de Richard Hooker ou Lancelot Andrewes paraissent cinquante ans après le début du mouvement, et constituent une justification rétrospective à la fois de la rupture avec l’Église catholique et du peu de réforme introduit dans l’Église anglicane. Confrontée à la question de sa légitimité, l’Église s’affirme « établie » et reconnue par l’État parce qu’elle est l’incarnation séculière de la vérité divine ; mutatis mutandis, c’est elle qui est garante de la stabilité de l’État. Cette relation de « dépendance mutuelle », pour reprendre une expression célèbre à l’époque, permet de rendre compte de propos qui n’auraient guère de sens hors d’un tel contexte, tels ceux de Swift lorsqu’il affirme dans The Sentiments : « And I think it clear, that any great Separation from the established Worship, although to a new one that is more pure and perfect, may be an Occasion of endangering the publick Peace » (PW II, 11 ; je souligne).

Un tel postulat explique l’attachement viscéral de Swift au « Sacramental Test » qui, de facto, maintient les liens entre l’Église anglicane et l’État, dont l’abolition conduirait à une dissolution du Christianisme lui‑même : « the great Objection we have against repealing [the] Sacramental Test […] is, that we are verily perswaded the Consequence will be an entire Alteration of Religion among us, in a no great Compass of Years » (PW IX, 116). La conformité des actes aux valeurs que promeut l’institution anglicane permet, au-delà de toute considération de sentiments personnels, d’assurer la pérennité de la religion :

À cet égard, l’orientation donnée par Swift à ses trois sermons les plus susceptibles de se prêter à une réflexion d’ordre strictement théologique est tout à fait significative et représentative des préoccupations swiftiennes. Ainsi, dans le sermon sur la Trinité, la conclusion n’est pas celle, attendue, de la foi dans la religion révélée, mais l’application de cette doctrine à la société civile :

On lit de même dans « On the Testimony of Conscience » :

La relation causale établie par la syntaxe montre clairement la manière dont Swift subordonne des considérations religieuses à des fins temporelles : seule la religion permet de mettre des sentiments personnels (avarice, ambition et envie) au service du bien public. On se souvient des réserves émises par Simon Patrick, réserves partagées par Swift, quant à la notion de « liberté de conscience » :

Une subjectivité non canalisée par l’institution ne saurait conduire à autre chose qu’au chaos et à l’anarchie, et à la notion de conscience personnelle s’oppose celle de conformité à l’institution. Enfin, dans le sermon « On the Excellency of Christianity », le verset « Where envying and strife is, there is confusion, and every evil work » (James 3: 16) est cité à deux reprises (PW IX, 247, 250), là encore dans une perspective temporelle, puisque Swift conclut son sermon de la manière suivante :

C’est essentiellement dans un tel contexte que se manifeste la supériorité du Christianisme sur la sagesse antique, puisque les recommendations scripturaires mettent en garde contre ce genre de comportements. Il apparaît ainsi que même dans le cadre de sa fonction pastorale, les préoccupations de Swift sont avant tout ecclésiales et institutionnelles, et la citation scripturaire sur laquelle repose la prédication n’est pas prétexte à l’exégèse, mais, comme on l’a vu, instrumentalisée à des fins politiques et idéologiques :

Pasteurs et Église sont investis du rôle quasi missionnaire d’orientation de l’opinion publique en un sens propice à la cohésion sociale.

L’institution ecclésiale est ainsi érigée en rempart contre les dérives de l’« inspiration » au cœur de la théologie puritaine, contre les errements de la subjectivité et du solipsisme. Une telle préoccupation apparaît dans la quasi-totalité des textes swiftiens, qu’ils soient ou non de nature religieuse. Il existe ainsi dans les textes satiriques swiftiens une tension perpétuelle entre l’espace interprétatif et la référence à l’institution en tant qu’elle est porteuse d’une tradition garante du sens. Comme souvent chez Swift, la dénonciation passe par l’indirection, ce que souligne Judith Mueller dans son analyse sur le contrat de lecture dans les satires politiques et religieuse swiftiennes :

Les textes satiriques swiftiens constituent en ce sens une dénonciation en action, dans la mesure où la plupart d’entre eux mettent en scène divers acteurs cherchant à imposer leur interprétation au détriment de celles des autres – l’exemple le plus flagrant étant bien entendu Peter dans A Tale –, tout texte devenant dès lors champ de bataille interprétatif : « every textual field […] is constituted as a battle of wills, claims of authority, and the force of desire » 373 . La méthode swiftienne fait une large place à la parodie, celle‑ci jouant le rôle de pharmakon, au sens derridien du terme :

Mais l’enjeu pour Swift n’est pas simplement épistémologique – comme voudraient le faire accroire bon nombre de lectures contemporaines qui insistent sur le caractère éminemment « postmoderne » d’une telle démarche –, ou social – même si, tout comme Hobbes, Swift voit dans l’« inspiration » l’un des ferments de division sociale (« [one of] those Things that Weaken, or tend to the Dissolution of a Common‑wealth », Leviathan, p. 362) –, mais surtout éthique et théologique. Clive T. Probyn fait ainsi justement remarquer à propos d’un texte peu étudié de Swift, Mr. C–––s’s Discourse of Free-Thinking, Put into plain English, by way of Abstract, que la principale objection de Swift au texte de Collins est d’ordre moral, en ceci que ce dernier propose l’inconcevable : « [the] full horror of the Bible itself becoming uncanonical and spiritual authority being replaced by anarchy » 375 . Face à une telle menace, l’institution (ecclésiale) est seule à même de mettre un frein à une expression individuelle anarchique dont les conséquences sur la communauté peuvent être dramatiques, et c’est pourquoi le représentant de l’institution, le pasteur, fait office d’« expert » en matière d’interprétation, expert interpreter 376 . C’est dans Thoughts on Free‑Thinking que l’on trouve, rappelons-le, l’argumentation la plus développée sur le sujet :

Cela est d’autant plus vrai que la faculté de bien penser est loin d’être à la portée de tous : « the Bulk of Mankind is as well qualified for flying as thinking » (PW IV, 38).

Notes
373.

G. Douglas Atkins, Reading Deconstruction, Decontructive Reading, Lexington, U of Kentucky P, 1983, p. 11.

375.

Clive T. Probyn, « ‘Haranguing upon Texts’: Swift and the Idea of the Book », in Real and Vienken, 1985, p. 187.

376.

Ibid.