A Meditation upon a Broom‑stick

Une œuvre mineure de Swift, A Meditation upon a Broom-stick, dont le titre complet, A Meditation upon a Broom-stick, According to the Style and Manner of the Honourable Robert Boyle’s Meditations, signale d’emblée la relation que l’œuvre entretient avec son pré‑texte, Occasional Reflections upon Several Subjects (1665)de Boyle, illustre de manière parodique les dangers d’une telle dérive solipsiste. Si c’est la dimension topique de l’œuvre qui est le plus souvent mise en avant dans les analyses, celle-ci étant alors envisagée comme une farce aux dépens de la Comtesse de Berkeley – laquelle, entendant le texte swiftien et croyant avoir affaire à une authentique méditation boylienne, se serait exclamé : « What a strange subject! But there is no knowing what useful lessons of instruction this wonderful man may draw from things apparently the most trivial! » 377 –, c’est en réalité la « modernité » d’un Richard Bentley, au sens du rejet de la tradition au profit de la nouveauté de l’interprétation dans tous les domaines et d’une mise en exergue égotiste de l’individu, qui constitue la cible principale de la parodie swiftienne.

Une proximité stylistique existe bien entendu entre les méditations boyliennes, notamment la première, intitulée Upon his manner of giving meat to his dog :

et le texte de Swift:

C’est bien moins d’une ressemblance terme à terme qu’il s’agit que d’une parodie de tics stylistiques : afféteries de langage ( « This single Stick, which you now behold » ; je souligne), longs adverbes antéposés à un adjectif ou un participe présent (au « Ignorantly thankful » de Boyle répond le « ingloriously lying » de Swift), et surtout, métaphores affectées (ce qui apparaît bien entendu dans la parodie swiftienne, où une perruque devient « [a] withered Bundle of Twigs »), métaphores dont la récurrence en fait un trait caractéristique du style boylien. Le péché est ainsi chez Boyle toujours défini de manière métaphorique, que ce soit au moyen d’une simple comparaison ou métaphore ­– « For these many secret Sins, that like Screetchowles affect the Darke; and love not to appeare where they may be seene » 379 ou « Sin [is] a hooke very unlikely to be swallow’d unless hidden in a Bait » (Early Essays, p. 175) ­­–, ou sous la forme de métaphores filées, comme dans l’essai précisément intitulé « Of Sin », dans lequel Boyle définit ainsi l’action du péché : « It steales in to the Mind, and by the fals optic glass of the Sensuall Appetite, making us mistake Plesure for Happines or Specius Vices for reall Vertus, it makes us turn traytors to our Selves » (ibid., p. 147).C’est sur le même mode métaphorique qu’est définie la vertu : « Integrity is the Silken thred that runs throu the Chaine neclace of those Orient Perles we call Vertus, and couples ankers them together: once cut that String, and you endanger the spoiling of the whole Chaine » (ibid., p. 102) 380 .

Les métaphores sont chez Boyle le lieu privilégié de l’expression de sa subjectivité. Ainsi, une métaphore telle que : « Repentance is the Soap of the Soule that scoures out all it’s Spots » (ibid., p. 167) est à la fois traditionnelle, puisqu’il s’agit d’une métaphore biblique et homilétique classique 381 , et idiosyncratique, car les simples métaphores, « savon » d’abord, « poudre » ensuite (« that is both a Purge and an Antidote, both curing Diseases already contracted and arming us against future ») se transforment en quasi‑hypotypose :

Pourtant, malgré qu’en ait Boyle, cet usage de la métaphore relève bien moins de l’expression d’une quelconque originalité que d’un trait stylistique qu’il partage avec bon nombre de ses contemporains, tel John Preston dans son très populaire Saints Dayly Exercise (1631) ou encore John Flavell dans son Husbandry Spiritualized, or The Heavenly Use of Earthly Things (1669), dont le style de la méditation Upon the sight of a fair spreading Oak est pour ainsi dire indifférentiable de celui de Boyle :

Bien que les méditations de Flavell ne constituent pas l’objet de la parodie, la similitude avec le texte swiftien est frappante: elle est d’abord structurelle, dans la mesure où la pseudo‑méditation de Swift repose sur le raisonnement exactement inverse : « This single Stick, which you now behold ingloriously lying in that neglected Corner, I once knew in a flourishing State in a Forest » (PW I, 239) ; elle s’étend également aux détails du lexique, puisque un adjectif comme « flourishing » figure dans les deux textes. La distortion parodique apparaît dans la reductio ad absurdum du raisonnement analogique sur lesquelles reposent le nouveau genre de méditation inventé par Boyle : un aphorisme comme « As things in nature, so the things of the Spirit » devient chez Swift « When I beheld this, I sighed, and said within myself SURELY MORTAL MAN IS A BROOMSTICK » (PW I, 239). De même, l’anthropomorphisme qui conduisait Boyle à attribuer au chien de sa première méditation une « antedated gratitude » est parodié dans le texte swiftien, selon la logique de la topsy‑turviness et le topos du mundus inversus caractéristiques de la satire, l’homme étant défini comme « reasoning vegetable ».

C’est pourquoi, si des métaphores swiftiennes telles que « axe of intemperance » ou « reasoning vegetable » (« Nature sent him [man] into the World strong and lusty, in a thriving Condition, wearing his own Hair on his Head, the proper Branches of this reasoning Vegetable; till the Axe of Intemperance had lopped off his Green Boughs », PW I, 239) valent bien entendu pour leur dimension parodique, comme dénonciation du caractère pompeux du style de Boyle, le véritable enjeu est pourtant ailleurs.C’est en effet à une véritable inversion de la fonction métaphorique que procède Swift en parodiant les métaphores boyliennes : locus de l’expressivité et de la subjectivité chez Boyle, la métaphore devient dans le texte swiftien l’indice signifiant d’un style générique ; elle rend l’intertexte identifiable non dans ce qu’il a de personnel (une méditation de Boyle) mais dans sa dimension générique (le genre de la méditation spirituelle). Rien d’anodin en effet dans le choix swiftien de l’objet de la méditation. Le « broomstick »ancre la « méditation » swiftienne dans une pseudo-tradition homilétique, puisqu’il était courant de faire reposer une méditation sur un exemplum concret, élément pivotal du processus d’identification nécessaire au fonctionnement du médium homilétique. Or des méditations comme celles de Boyle ou de Flavell se démarquent volontairement de la tradition en choisissant non des exempla édifiants, mais des objets extrêmement triviaux, tels « Upon the sight of a fair milk-maid singing to her cow » ou « Upon one’s talking to an echo » pour Boyle, « Upon the Sudden Withering of a Rose » et « Upon the Pulling up of a Leek » pour Flavell, inscrivant ainsi ces méditations dans le cadre d’un nouveau genre, nommé par Boyle « Meleteticks », qu’il définit dans l’introduction de ses Meditations :

Le nouveau genre créé par Boyle est « moderne », au sens que A Tale donne à ce terme, dans la mesure d’une part où de telles méditations reposent sur des objets matériels et non spirituels, et d’autre part affirment la validité de l’expérience individuelle dans l’accès aux vérités universelles : non seulement parce que ces méditations d’un nouveau genre reposent sur l’expérience personnelle d’individus ordinaires, mais aussi parce qu’elles impliquent une confiance en la capacité de chacun à interpréter la méditation correctement. De telles « méditations » sont de surcroît rédigées dans un style qui s’auto‑proclame affranchi des diktats de la tradition :

Est répréhensible selon Swift ce désir égotiste d’affranchissement d’une tradition qu’exprime Boyle ; car pour des Augustéens qui se conçoivent avant tout comme imitateurs, la notion d’originalité est non seulement vide de sens, mais dangereuse, désir égotiste et hubristique d’auto‑engendrement. Or c’est précisément à une réinscription dans la tradition décriée qu’aboutit la parodie swiftienne. Loin de correspondre à l’intention de leur auteur (être l’expression de l’originalité de celui-ci), de telles métaphores le placent au contraire de facto dans une filiation générique, en l’occurrence celle du genre de la méditation spirituelle. L’enjeu ne concerne pas la qualité littéraire du texte ainsi parodié ­– la question n’est pas de savoir si le texte souffre la comparaison avec d’autres textes de la tradition dans laquelle il est ainsi réinscrit –, mais la prétention de l’auteur à l’originalité, prétention que la possibilité même d’imitation fait éclater. Ce que combat Swift, c’est l’expression égotiste de l’auteur dans son œuvre, cette expression de soi dont Northrop Frye affirmait qu’elle n’avait jamais existé 383 ,et, grâce à une inversion de la fonction que lui assignent des métaphysiciens modernes tels que Boyle, la métaphore devient l’instrument principal de cette dénonciation, le rappel ironique de la tradition récusée, puisqu’elle se fait « marque littéraire qui situe un langage » aussi sûrement qu’« une étiquette renseigne sur un prix » 384 .

Notes
377.

The Prose Works of Jonathan Swift , ed. Temple Scott, London, Bell, 1897-1908, I, p. 332.

379.

Robert Boyle, The Dayly Reflection, in The Early Essays and Ethics of Robert Boyle, ed. John T. Harwood, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois UP, 1991, p. 204 ; ci-après Early Essays dans le corps du texte.

380.

Swift n’éprouve que mépris à l’endroit du style de Boyle, qu’il résume en une formule lapidaire : « Boyle was a very silly writer », in Remarks on Burnet’s History of his Own Times, The Prose Works of Jonathan Swift, ed. Temple Scott, X, p. 338. Un tel mépris est subtilement inscrit dans la trame même de la parodie swiftienne, pour peu que le lecteur se souvienne du sort réservé à un autre broom-stick, enjeu dans A Tale of a Tub d’un des délires théologico-interprétatifs de Peter : « However, after some pause the Brother so often mentioned for his Erudition, who was very skill’d in Criticisms, had found in a certain Author, which he said should be nameless, that the same Word which in the Will is called Fringe, does also signify Broom‑stick » (Tale, p. 88)

381.

Voir entre autres Psaume 50. 9 et I Corinthiens 6. 11.

383.

Northrop Frye, The Educated Imagination, Bloomington, Bloomington UP, 1964, pp. 28-29.

384.

Roland Barthes, “Ecriture et révolution.” Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p. 52.