Swift, « ecclesiastical statesman »

Seule l’institution, en tant que garante de la tradition, est donc à même de protéger la société des dangers du « zèle » individuel, contre lesquels elle est refuge et remède. Contrairement à l’Église catholique toutefois, l’Anglicanisme n’évince pas totalement la notion de jugement personnel ; à l’argument des Puritains selon lequel les facultés humaines n’ont aucune autorité ni légitimité concernant les choses divines, Hooker répond :

Intelligence, the natural strength of Man’s wit, expérience et « étude » sont les facultés qui confèrent à l’homme une certaine autorité en matière d’interprétation des textes bibliques, autorité qui ne saurait toutefois aller à l’encontre de la tradition : « a Man whose capacity will scarce serve him to utter five Words in sensible manner blusheth not in any doubt concerning matter of Scripture to think his own bare Yea, as good as the Nay of all the wise, grave and learned judgments that are in the whole World » 386 . La tradition n’est pas, comme dans le Catholicisme, contraignante, mais guide plus qu’elle n’impose, en vertu d’une compétence en matière d’interprétation que ne possèdent pas les laïques et que résument deux versets des Actes des Apôtres : « Understandest thou what thou readest? / And he said, How can I, except some man should guide me » (Acts 8: 30-31). C’est toute la question de l’autorité, au double sens de légitimité et d’auctoritas, de droit à la parole, que soulève Swift, et cette question s’inscrit donc dans une dialectique dont l’un des pôles est le jugement personnelet l’autre l’institution. Selon Swift, la folie commence dans tout discours public relevant d’une assertion égotiste d’une subjectivité non autorisée par une quelconque instance extérieure :

Cette préoccupation d’une limite à l’interprétation personnelle est à mettre en lien avec le mouvement d’exégèse biblique et la montée de la contestation religieuse avec laquelle il coïncide, et c’est dans ce contexte qu’il convient d’interpréter le célèbre aphorisme de Thoughts on Religion, souvent cité, de manière d’ailleurs tronquée, afin d’étayer la théorie de l’inauthenticité de la foi de Swift :

C’est bien la publicité d’opinions non-conformes au consensus social qui est condamnable, non les opinions elles‑mêmes. Comme le souligne Roger Lund, cette question est au cœur de toute réflexion sur la religion : « For Swift, this is the central religious question of the age, whether to entertain endless differences of opinion in the name of private conscience, or to assert the common doctrines of an established Church for the sake of public concord (Lund, 1995, p. 172).

Il est possible d’interpréter la célèbre métaphore vestimentaire de A Tale of a Tub dans une perspective similaire. La complexité du raisonnement nécessite une citation du passage dans son intégralité :

Philip Harth a le premier souligné le parallèle avec l’introduction du Leviathan de Hobbes, dont le texte swiftien constitue une reprise parodique (Harth, 1961, pp. 83-85). Reste à analyser en quoi consiste précisément la transformation parodique. À l’opposition de Hobbes entre nature et artifice répond celle de Swift entre intériorité et extériorité, opposition qui revient en fait à anéantir la notion même d’intériorité, en raison du jeu de mots sur le verbe « invest », envisagé à la fois au sens spirituel d’expression du dessein de Dieu (« the Stars are invested by the Primum Mobile ») et au sens matériel de « couvrir » (« They held the Universe to be a large Suit of Clothes, which invests everything »). Toutefois, le passage du macrocosme au microcosme, avec la comparaison finale de l’homme lui‑même à un manteau (« what is Man himself but a Micro‑Coat or rather a compleat Suit of Cloaths with all its Trimmings ? »), fait pencher la métaphore du côté exclusivement matérialiste, portant à sa limite absurde la métaphorisation peudo‑boylienne de l’homme en balai, et menant les présupposés mécanistes hobbesiens à leur conclusion logique. En effet, le passage de l’extérieur (le corps) à l’intérieur (l’esprit) ne constitue pas un passage du matériel à l’immatériel, mais révèle un organisme exclusivement matériel.

Mais c’est l’introduction de la notion de « religion » qui confère toute sa complexité à l’allégorie. L’introduction de cette notion constitue une rupture à deux titres, et d’abord en raison de l’absence de lien logique direct avec ce qui précède, dans la mesure où le rapport entre l’homme et la religion est loin d’être aussi direct que la correspondance entre macrocosme et microcosme qui fondait le premier glissement métaphorique. Par ailleurs, la notion de religion constitue un intrus dans la liste des sentiments énumérés (honesty, self‑love, vanity, conscience) ; or ces sentiments sont dans la satire swiftienne transformées en caractéristiques d’ordre purement matériel. L’insertion dans cette liste de la notion de religion constitue une rupture dans l’allégorie, et en transforme la signification : dans un monde exclusivement matériel, la religion elle‑même est matérielle, en ce sens qu’aucun esprit transcendant ne la fonde, ni ne garantit son authenticité, mais que c’est sa matérialité même qui en constitue l’essence ; la foi reste hors‑discours, ce n’est pas l’Esprit‑Saint qui fonde institutions et rituels, qui en constitueraient l’expression visible et vivante, mais l’institution et le rituel qui produisent les véritées spirituelles et en sont les garants 387 . En cela, Swift peut effectivement être qualifié, pour reprendre la formule d’un critique, d’« homme d’État de l’Église », ecclesiastical statesman (Beckett, 1967, p. 146) : la religion est bien moins affaire d’expression d’un sentiment personnel que de lutte pour la défense d’une institution qui contribue à pérenniser la stabilité de l’édifice social.

Notes
386.

Richard Hooker, ibid., II, vii, ibid.

387.

Louis Althusser note que c’est à la même « scandaleuse inversion » que se livre Pascal : « Pascal says more or less: ‘Kneel down, move your lips in prayer, and you will believe’. He thus scandalously inverts the order of things, bringing like Christ, not peace, but strife, and in addition something hardly Christian (for woe to him who brings scandal into the world!) – scandal itself. A fortunate scandal which makes him stick with Jansenist defiance to a language that directly names the reality », Louis Althusser, Lenin and Philosophy, New York, Monthly Review Press, 1971, p. 168.