1.1.1.2. Le secteur privé

Les origines de cet enseignement

La France protectrice des chrétiens d’Orient

La présence et l’enseignement de la langue française est souvent soutenue par les chrétiens habitant dans cette région : en Syrie, au Liban, en Palestine et en Jordanie. Pourquoi les Chrétiens d’Orient tiennent-ils plus à apprendre la langue française que d’autres langues étrangères ? Et pourquoi le nombre des chrétiens apprenant le français dépasse-t-il celui des autres communautés religieuses comme les musulmans dans certains pays comme le Liban ? Pour répondre à ces questions, nous sommes obligés de tracer brièvement l’histoire de la présence des français au Moyen Orient.

Depuis l’annexion du Moyen Orient à l’Empire Ottoman (au seizième siècle), et pendant le règne de François 1er en France, les liens amicaux entre ce dernier et les Turcs ont favorisé le maintien et la protection des échanges commerciaux entre les Français et les habitants de la région (le Liban, la Syrie et la Palestine). À cet effet, des conventions ont été signées entre la France et cette région représentée par le Liban, et la protection de la France s’est étendue, tout au long de la domination ottomane et jusqu’au mandat français dans les années vingt, aux chrétiens d’occidents installés dans la région ainsi qu’aux chrétiens d’orient. Ces conventions ne sont pas destinées clairement à l’origine à la protection des chrétiens orientaux. Elles visaient à assurer l'installation des représentants de la France, ses commerçants et les établissements religieux ou laïcs. Pour maintenir ces conventions, d’autres accords ont été signés ultérieurement entre les monarques français et ottomans. Durant cette période, le français s’était affirmé comme langue de culture. Au dix-septième siècle, l’installation des Franciscains de France à Nazareth, et des pères Jésuites français à Beyrouth et à Sidon a permis de fonder. Par la suite les premiers collèges d’enseignement du français dans la région. L’objectif principal de l’enseignement dispensé aux élèves était de leur donner une éducation morale et religieuse. Les matières dispensées étaient surtout la religion chrétienne, la morale, la langue française, italienne et arabe, la géographie et l’histoire. Au fur et à mesure que les enfants progressaient, et selon la demande des parents, d’autres matières s’ajoutaient au répertoire comme le latin, la géométrie, l’algèbre, la rhétorique, la philosophie, etc.

Avant la présence de ces écoles en Jordanie, les élèves jordaniens désirant poursuivre leur enseignement scolaire partaient en Palestine, surtout à Nazareth ou à Jérusalem, où ces anciennes écoles chrétiennes, fondées par les missionnaires catholiques, étaient réputées dans toute la région. Ayant pris la relève de ces écoles de Palestine, certains de ces établissements ont été, dès le début des années 1950, installés en Jordanie pour enseigner le français comme deuxième langue étrangère après l’anglais. Le français a donc été introduit dans les écoles privées bien avant les écoles publiques.

Le secteur privé regroupe des écoles étrangères et nationales. Les premières fondées majoritairement par les missions étrangères françaises jouent un rôle important dans la diffusion de la langue française. Ces mêmes écoles qui sont à majorité de confession chrétienne, sont dirigées par différentes communautés chrétiennes du pays: les Sœurs du Rosaire ou les Frères Latins. Fréquentées par les enfants des classes moyennes et moyennes supérieures, elles dispensent un enseignement moins coûteux que les écoles étrangères. Leur enseignement est de niveau intermédiaire mais bien meilleur que celui des écoles publiques. Les secondes, écoles étrangères ou jordaniennes basées sur le système anglais sont les plus onéreuses. Leurs enseignants sont bien sélectionnés et la majorité des élèves sont issus des familles les plus riches.

Cette autonomie du système scolaire public/privé a créé une situation inégalitaire car, d’un côté, il a développé la compétitivité entre les écoles et, d’un autre côté, il a augmenté la clivage entre un enseignement privé qualitativement privilégié, dispensé aux couches aisées de la population et un enseignement public, techniquement très déficient, dispensé aux couches moins favorisées. Cette autonomie de l’enseignement explique la structure de notre système scolaire formé de deux secteurs, l’un privé, l’autre public.

L'enseignement du français est beaucoup plus développé dans le secteur privé. Aujourd'hui, le français est enseigné à plus de 20000 élèves répartis sur 78 établissements privés (selon les statistiques de 2001), surtout du primaire. Ces établissements recrutent le plus grand nombre d’enseignants de français et qui s’élève à 120 environ et qui se trouvent pour la plupart à Amman. Le nombre de périodes hebdomadaires varie d’un établissement à l’autre, en moyenne de deux à cinq. La direction de ces écoles décide à partir de quelle classe doit commencer cet enseignement : dès l’école maternelle ou au primaire en classe de 3e ou de 4e (CE2, CM1 français), voire qu’en 7e (5e française). Quelques écoles assurent un enseignement pendant les 12 années, mais le français n’est pas obligatoire après la 10e. Il subsiste en option soit pour le tawjihi littéraire soit comme option pour les examens anglais (CIE : Cambridge International Examinations).

L’enseignement du français ne fait pas partie non plus du corps des matières spécifiques enseignées obligatoirement dans certaines écoles (situation qu’il partage avec les écoles publiques). Mais son statut est fortement marqué par sa perception en tant que matière optionnelle où on laisse la possibilité aux élèves de décider eux-mêmes s’ils veulent faire du français ou non, statut qu’il partage avec le sport ou l’informatique, par exemple. D’autres établissements le rendent obligatoire pour tous les élèves. Il en résulte que le français souffre d’une certaine bâtardise qui rend sa situation dans ces écoles assez floue. Son enseignement dépend de la volonté et de l’attitude du directeur de l'école ainsi que de la politique générale de ces établissements, souvent liée à la représentation qu’ils ont de la langue française. Malgré le fait que certaines de ces écoles enseignent le français depuis le primaire, le niveau des élèves laisse beaucoup à désirer.

Beaucoup de raisons sont à l’origine de ce changement de niveau. S. Shehadeh le relie au mauvais choix des manuels d’enseignement en l’absence de tous critères éducatifs ou linguistiques, crédibles : «‘c’est bien ce choix arbitraire de manuels et de méthodes qui est à l’origine du gaspillage du temps et des efforts des élèves ; en dix ans d’apprentissage, ceux-ci arrivent à peine à adresser la parole à un natif francophone ou à écrire quelques phrases correctes en français. Le choix des manuels est souvent fondé sur des critères non pédagogiques : coût des livres, disponibilité sur place (ils proviennent tous de l’étranger), compétences et avis de l’enseignant, opinion du directeur, … ’» 3 .

Nous comparons dans les deux tableaux suivants le nombre d’écoles enseignant le français au nombre total d’écoles en Jordanie, le nombre d’élèves et d’enseignants 4 , d’après les statistiques officielles 2000-2001 :

Tableau 2 : Enseignement du français dans les différents secteurs en Jordanie
  Jardin d'enfants Primaire (1er-9e) Secondaire 10e-12
  écoles élèves Prof. écoles élèves Prof. écoles élèves Prof.
Secteur public 1 1008 43 1920 861687 377523 984 148344 10822
Autres
gouvernements
/ 135 5 6 9094 410 39 10814 606
UNRWA
(réfugiés)
0 0 0 190 137503 3904 2 570 65
Secteur privé 1164 82634 3830 592 165030 8725 137 14027 2787
Total 1165 83777 3878 2708 117334 50562 1126 173755 14280
Tableau 3 : Nombre d'écoles enseignant le français, d'élèves et de professeurs dans les secteurs public et privé
  Secteur public Secteur privé Total
Nombre d’écoles 75 78 153 soit 3 %
Nombre d’élèves 7710 21367 29077 soit 2,03 %
Nombre de prof. de français 58 117 175 soit 0,2 %

Parallèlement aux relations commerciales, le gouvernement français a signé plusieurs accords de coopération culturelle avec le gouvernement jordanien. Pour l'enseignement, plusieurs experts français travaillent souvent en collaboration étroite avec les enseignants jordaniens. Le service culturel de l'ambassade de France à Amman accorde une importance particulière à l'enseignement du français dans les deux secteurs, privé et public : stages de formation pour les professeurs de français et réunions pédagogiques se déroulent régulièrement au centre culturel français.

Notes
3.

Sulaiman Shehadeh (1998) : idem, P. 3

4.

Tableaux cités dans le rapport rédigé par M. Sauvageot-Skibine, l’attachée linguistique au CCCL (centre culturel et de coopération linguistique) sur l’enseignement du français en Jordanie.

5.

Sauvageot-Skibine M, idem.