2.1. La notion de discours

Avant d’entrer dans la problématique de la typologie des discours, nous allons essayer tout d’abord de définir cette notion de discours, au centre de nos préoccupations depuis le début de cette recherche.

Le discours, sous toutes ses formes (récits, dialogues, textes de presse, etc.), occupe dans les recherches et les débats en sciences du langage une place centrale. Il n’est pas étonnant qu’il occupe aussi une place de plus en plus grande dans la didactique des langues. De fait, les besoins de l'enseignement impliquent des choix de discours adaptés aux objectifs de l'apprentissage ainsi qu'au type du public. Cependant, deux problèmes majeurs se posent dans le cadre de l'enseignement des langues : un problème de reconnaissance des caractéristiques discursives et un problème d'instrument d'analyse.

"Nous appellerons "discours" l'usage du langage en situation pratique, envisagé comme acte effectif, et en relation avec l'ensemble des actes (langagiers ou non) dont il fait partie 23 ". Le mot "discours 24 " peut désigner des énoncés solennels ("le président a fait un discours"), ou référer à des paroles sans effet ("tout ça, c’est des discours"), ou encore désigner n’importe quel usage restreint de la langue : "le discours politique", "le discours polémique", "le discours des jeunes", etc. Ce dernier emploi de discours est selon D. Maingueneau assez ambigu «car il peut désigner aussi bien le système qui permet de produire un ensemble de textes que cet ensemble lui-même».

J.-M. Adam définit le discours comme «un énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles, mais surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants, institution, lieu, temps) ; ce dont rend bien compte le concept de «conduite langagière» comme mise en œuvre d’un type de discours dans une situation donnée» 25 .

Dans les sciences du langage, cette notion de "discours" est beaucoup utilisée, suite à l’influence du courant pragmatique. D. Maingueneau 26 renvoie au mode d’appréhension du discours dans la communication verbale. Il décrit ainsi plusieurs traits essentiels du discours, que nous allons présenter brièvement :

  • Le discours est une organisation transphrastique (au-delà de la phrase) : la structure des mots relève d'un autre niveau que celui de la phrase. Le discours est soumis à des règles d’organisation en vigueur dans un groupe social déterminé portant sur le plan de texte, la longueur de l’énoncé, etc.
  • Le discours est orienté : il se développe dans le temps en fonction d’une fin choisie par le locuteur. La linéarité qui caractérise le discours se manifeste par une gestion préalable du locuteur de son discours par : un jeu d’anticipations, ou de retours en arrière, glissement des commentaires au fil du discours, etc. Ce développement linéaire change selon le type d’énoncé : monologal ou dialogal (comme par exemple, énoncé interrompu dans une interaction par l'interlocuteur ou rattrapage des mots qui échappent au locuteur, etc.).
  • Le discours est une forme d’action : toute énonciation constitue un acte de langage qui vise à changer une situation (promettre, suggérer, affirmer, interroger, etc.). Les actes de langage s’inscrivent dans des genres déterminés de discours (une consultation médicale, un journal télévisé, un tract, etc.) qui visent à produire une modification sur des destinataires.
  • Le discours est interactif : tout discours suppose un échange verbal entre deux partenaires, sous forme d’interaction orale comme dans une conversation. D. Maingueneau distingue entre «l’interactivité» fondamentale du discours et «l’interaction orale». Il définit l’interactivité comme «un échange, explicite ou implicite, avec d’autres énonciateurs, virtuels ou réels, elle suppose toujours la présence d’une autre instance d’énonciation à laquelle s’adresse l’énonciateur et par rapport à laquelle il construit son propre discours» 27 .
  • Le discours est contextualisé : on ne peut pas attribuer du sens au discours hors contexte. Un même énoncé prononcé dans deux lieux différents peut correspondre à deux discours distincts. De plus, le discours contribue à définir son contexte qu’il peut modifier en cours d’énonciation (par exemple, un locuteur peut avoir une conversation d'amitié avec son interlocuteur et dans un autre endroit le même locuteur aura un statut différent comme un médecin ou un professeur et entame une conversation différente avec le même interlocuteur du type médecin / patient ou professeur / étudiant).
  • Le discours est pris en charge par un sujet : le sujet énonciateur «je» assume la responsabilité de son discours et choisit une attitude énonciative. L'exemple proposé par Maingueneau est celle de l'énoncé "il pleut" qui est donné comme vrai par son énonciateur ce qui lui rend responsable vis-à-vis de son contenu. Toutefois, il peut modifier son degré d'adhésion "Peut être qu'il pleut", ou rendre quelqu'un d'autre responsable de cet énoncé "Selon Paul il pleut", commenter sa propre parole "Franchement, il pleut", etc.
  • Le discours est régi par des normes : chaque acte de langage est régi par des normes particulières qui justifient sa présentation, plus principalement, "tout acte d'énonciation ne peut se poser sans justifier d'une manière ou d'une autre son droit à se présenter tel qu'il se présente 28 ". Ex: un acte comme la question suppose que le locuteur ignore la réponse et que son interlocuteur peut lui répondre.
  • Le discours est pris dans un interdiscours : chaque discours s’inscrit dans un genre qui gère à sa manière des relations interdiscursives multiples. Un livre d'histoire ne cite pas de la même façon et n'utilise pas les mêmes sources qu'un guide touristique.

Nous retenons plusieurs caractéristiques importantes parmi celles mentionnées plus haut qui jouent un rôle important dans notre analyse du discours des guides. Le discours est orienté par son locuteur, et l’exemple de notre discours de guide confirme cette réalité : le guide insère des remarques et des commentaires sur sa propre parole et il a souvent recours à des anticipations ou retours en arrière pour orienter son discours, par exemple :

Corpus Jérash Samir : L50 G4 : "‘vous allez voir ça à vos propres yeux dans le site vous allez voir c'est plein de maisons’"

Le discours du guide est très interactif. Cette interactivité se manifeste à plusieurs niveaux : outre les passages conversationnels que le guide peut avoir avec les touristes et qui montre son interactivité, nous avons aussi à faire à un discours qui est la plupart du temps un discours monologal très interactif lié à des réactions des interlocuteurs non verbales comme les gestes, les mimiques et les regards ou encore le rire. Le guide imagine également la réaction de l'autre en fonction de la représentation qu'il a de ses interlocuteurs. Ce phénomène de prise en compte de l'autre dans le discours est fondamental et très présent dans le discours du guide.

Les autres critères tels que les normes et l'interdiscours sont aussi importants que le reste, dans la mesure où on va comparer le discours du guide avec d'autres genres, ainsi que notre objectif de formation nous oblige à déterminer les normes de ce discours qu'on va enseigner.

Discours / Texte

Il convient de distinguer tout d’abord entre les deux notions de discours et texte. D’après J.-M. Adam 29 , le discours est un "énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles, mais surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants, institution, lieu, temps); ce dont rend bien compte le concept de "conduite langagière" comme mise en œuvre d'un type de discours dans une situation donnée 30 ". Le texte, en revanche, est un "objet abstrait résultant de la soustraction du contexte opérée sur l'objet concret (discours)". Autrement dit :

Discours = texte + condition de production ;

Texte = discours – condition de production.

J.-M. Adam parle de discours littéraire, religieux, journalistique, politique, militaire, etc. et de genres du discours religieux comme la prière, le sermon, la parabole, etc., de genres des discours journalistique, politique, scientifique, didactique, public, etc. Ce qui signifie que «des hypothèses typologiques peuvent être formulées depuis des perspectives très diverses» 31 . La typologie de textes que J.-M. Adam a établie est basée sur une approche linguistique et textuelle.

Retenir le terme de texte, centre l'attention sur les dimensions linguistiques. Dans une perspective didactique, E. Roulet trouve que l'emploi du terme de texte est "‘malheureux car il est trop marqué par une connotation interphrastique (…) non seulement ce terme renvoie intuitivement exclusivement à l'écrit, ce qui tend à renforcer la pente naturelle de la pédagogie de la langue maternelle, mais surtout il se situe implicitement dans un paradigme de catégories du sens pratique mal définies comprenant en particulier le mot et la phrase’" 32 .

Aussi E. Roulet préfère-t-il utiliser le terme de discours, plutôt que celui de texte; "le terme de discours présente le triple avantage de neutraliser la dimension écrite, de marquer nettement la différence entre les deux niveaux grammatical et discursif et de renvoyer à une unité minimale qui n'est plus de l'ordre de la proposition mais de l'acte. Par ailleurs, le terme de discours se prête mieux à l'intégration, qui paraît de plus en plus nécessaire dans l'étude des "grandes masses verbales, des dimensions sociales, interactionnelle, référentielle et psychologique 33 ".

G.-E. Sarfati 34 , quant à lui, fait référence à la compétence textuelle qui aide à reconnaître les différents types de textes, et non seulement la compétence linguistique. Il s’appuie sur les réflexions de Van Dijk (1972, 297-298) :

‘«N’importe quel locuteur natif sera en principe capable de faire la différence entre un poème et un manuel de mathématiques, entre un article de journal et un questionnaire. Ceci implique qu’il a une aptitude initiale à différencier les ensembles de textes et à reconnaître les différents types de textes. Nous affirmons (…) que cette aptitude fondamentale fait partie intégrante de la compétence linguistique. Nous dirons en même temps que cette compétence est une compétence textuelle».’

Selon D. Maingueneau, on a tendance à parler de texte pour «‘des productions verbales orales ou écrites et qui sont structurées de manière à durer, à être répétées, à circuler loin de leur contexte originel’» 35 . Dans l’usage courant, on parle plutôt de textes littéraires ou juridiques mais jamais de textes pour désigner une conversation.

Nous préférons, en ce qui nous concerne, l’appellation discours à celle de texte, pour désigner les productions orales des guides touristiques.

Notes
23.

P. Achard (1993): La sociologie du langage, Paris, PUF (coll. Que sais-je?), P.10.

24.

Nous citons la définition du discours de D. Maingueneau (1998), dans son livre : Analyser les textes de communication, éd. Dunod. P. 37.

25.

J.-M. Adam (1990) : Eléments de linguistique textuelle, éd. Mardaga. P. 23.

26.

D. Maingueneau (1998): Analyser les textes de communication, éd. Dunod, P.38-41.

P. Charaudeau, D. Maingueneau (2002): Dictionnaire d'analyse du discours, éd. Seuil, P. 187-190.

27.

D. Maingueneau (1998) idem, p. 39-40.

28.

D. Maingueneau (1998) idem, p. 41.

29.

J.- M. Adam a évoqué cette distinction entre discours et texte dans ces publications :

- (1987) : «Types de séquences textuelles élémentaires», Pratiques n° 56, Metz.

- (1990) : Eléments de linguistiques textuelle, éd. Mardaga.

30.

J.-M. Adam (1990) : idem, P. 23.

31.

J.-M. Adam (1991) : idem, P. 8.

32.

E. Roulet (1991): "Une approche discursive de l'hétérogénéité discursive" in ELA n°83, P. 123.

33.

E. Roulet (1991): idem, P. 123.

34.

G.-E. Sarfati (1997) : Eléments d’analyse du discours, éd. Nathan, P. 77-78.

35.

D. Maingueneau (1998) : idem, P. 43.