2.3.1.3. Les modes de production du discours

Dans le schéma conversationnel, le locuteur possède plusieurs modes de production du discours qui fonctionnent selon G.-D. De Salins 63 en "paroles fraîches" : paroles non préparées, non mémorisées, non lues ; d’où le naturel et la spontanéité du discours conversationnel habituel. Il n’en est pas de même des trois discours qui nous intéressent ici où il s’agit plutôt de la mémorisation et parfois de la lecture de textes initialement écrits. Dans ce sens, l’enseignant ne peut pas être toujours auteur de sa parole (sauf lorsqu’il s’agit des cours de spécialisation adressés par exemple à des étudiants de troisième cycle où l’enseignant appuie ses cours sur ses recherches personnelles). Il est surtout animateur d’un discours appris et rassemblé par les livres. Selon G.-D. De Salins 64 , l’enseignant ne devient réellement comme auteur et responsable de sa parole que lorsqu’il s’éloigne du discours didactique et à ce moment là, il passe à la "parole fraîche" où il y aurait une rupture de la ligne de base du discours didactique dominant. Cette situation de rupture peut exister plus souvent dans les cours dialogués et rarement dans le cours magistral. Deux facteurs ont été retenus chez G.-D. De Salins qui signalent les transformations de production et en même temps déterminent la fréquence des discours sous-jacents au discours didactique : des faits prosodiques et leurs écarts en rythme et intonation, ainsi que des connecteurs discursifs spécifiques qui introduisent ces temps de parole fraîche.

De Salins reconnaît quatre types de contraintes qui provoquent les ruptures de la ligne de base didactique : des contraintes systémiques (du canal d’audition ou d’émission et des parasitages), des éléments exogènes (quelqu’un frappe à la porte, on vient transmettre un message, etc.), des éléments endogènes (ennuis techniques dus au dysfonctionnement du matériel dans la classe) et finalement rupture par des anecdotes (projection du vécu de l’enseignant extérieur au cadre de la classe et ayant pour but de captation ou de séduction et distraction).

En ce qui concerne la conférence, nous déterminons trois modes principaux d’animation de la conférence : la mémorisation, la lecture à voix haute et la parole spontanée. Le conférencier fait son choix de la présentation de ses paroles : la lecture à voix haute est fréquente et la mémorisation s’emploie parfois par le conférencier. Quant à la parole spontanée, c’est l’idéal, et elle est souvent réalisée avec l’aide de notes. Chacun de ces modes met le locuteur dans une position particulière à l’égard de son public. Passer d’un mode à l’autre entraîne un changement de style et de position du locuteur.

La récitation et l’improvisation sont deux paramètres qui se combinent pour produire un discours oral comme le cours magistral ou le discours du guide. Le professeur, par exemple, en prépare son discours puis le réciter devant son audience mais au bout d’un certain temps, va finir par le dire sous une forme qui parait beaucoup plus improvisée.

La notion de discours "spontané"

Nous nous arrêtons un peu à cette mode de production spontanée du discours afin de clarifier ce que nous entendons par le mot "spontané". Cette appellation peut créer une confusion dans le sens où le mot spontané peut signifier une "spontanéité" réelle dans sa production, c’est-à-dire sans préparation du discours, ou effectivement une "apparence" de spontanéité qui ne suppose pas que le discours soit non préparé. Pour ce qui concerne nos trois discours, il s’agit toujours de contenu préparé et la "forme spontanée » ne concerne que la mise en paroles face au public. L’art du conférencier ou du guide, consiste donc à mettre une forme spontanée sur un discours préparé. On peut d’ailleurs considérer que c’est d’autant plus délicat pour le guide que son travail consiste à répéter toujours les mêmes informations. Cette apparence de spontanéité est d’ailleurs très culturelle. Très appréciée en France où l’on critique assez souvent les gens « qui lisent leur texte », elle est beaucoup moins présente dans certaines autres cultures.

L’improvisation entraîne, par rapport à la lecture, des changements dans l’organisation discursivo-syntaxique : incidentes, reformulations, inachèvements, etc.

Dans le discours du guide, plusieurs modes peuvent exister et le choix est en partie un choix personnel lié à la fois à son caractère et à ses années d’expérience. Ce dernier facteur fait souvent la différence entre un guide débutant et un autre, plus expérimenté. Le premier commence certainement par mémoriser son discours et le réciter tel quel devant le groupe de touristes jusqu’au moment où il est capable d’improviser et de passer à la parole spontanée, comme tout locuteur qui passe d’une compétence de débutant à un niveau confirmé.

L’énonciateur peut avoir recours à un autre support de discours qui est la lecture des notes. Ce support, nous le retrouvons dans un cours magistral ou dans une conférence mais jamais dans une visite guidée. Et ce pour deux types de raisons :

a) des raisons matérielles : elles se manifestent par la contrainte du lieu. Le cours magistral et la conférence se déroulent dans un lieu fermé avec un aménagement spécifique : une table et une chaise se trouvent à la disposition de l’énonciateur ce qui facilitera la lecture des notes. Le discours du guide, en revanche, se déroule la plupart du temps dans un lieu non prévu pour la lecture ou la consultation de documents, qu‘il s’agisse d’un lieu ouvert ou d'un lieu fermé. Il n’est pas possible pour un guide d’avoir ses notes dans la main et de faire la lecture pendant toute la visite en se déplaçant d’un lieu à un autre.

b) la représentation de l’énonciateur par rapport à ses savoirs dans l’esprit des auditeurs : pour expliquer cette représentation, nous essayerons de répondre à la question suivante : Pourquoi est-il bien vu que le professeur ou le conférencier lise ses notes et mal vu que le guide lise ses notes dans une visite ? Nous avons tous une représentation particulière par rapport aux savoirs du professeur et du conférencier qui est différente du savoir du guide. Lorsque le professeur ou le conférencier prépare son discours, il a beaucoup de savoir à maîtriser et à transmettre à son public, et ses notes sont l’indice d’une bonne préparation de son cours ou de sa conférence. En revanche, on estime que le guide a un savoir quantitativement limité à transmettre, d’autant qu’il s’agit d’un savoir récurrent. Et dans ce cas-là, la présence de notes peut apparaître comme l’indice d’une prestation mal préparée, au contraire.

Notes
63.

De Salins G. –D. (1987) : « signaux prosodiques et marqueurs discursifs dans les opérations d’alignement d’une conversation dominante : exemple du discours de l’enseignant » ELA n°66, p. 118 – 133.

64.

G.-D. De Salins (1987) : idem. 118-133.