3.3.2.3. Phénomène linguistique : registre soutenu / familier

En observant le discours historique et le discours relationnel, nous relevons un autre point de différence qui pourrait distinguer les deux; il s'agit du registre de langue employé à chaque fois par le même guide.

En sociolinguistique, le terme registre est défini comme "une variété isolable d'une langue employée dans des situations sociales définies (…) Le même locuteur, dans la même situation, peut avoir recours à des traits relevant de plusieurs "registres"" 149 . En ce qui concerne le domaine de l'analyse du discours, P. Achard oppose le registre discursif au genre discursif : "les registres sont la face externe des discours et ils renvoient aux pratiques des locuteurs. Les genres sont constitués par les régularités formelles normalement associées aux registres" 150 . Ainsi, le terme registre dépend fortement de la situation de communication et du genre du discours. Dans cette perspective, l'oral ne peut pas être réduit aux seules situations spontanées et le locuteur peut changer de registre selon les différentes situations dans lesquelles il tient son discours en le variant entre le spontané et le non-spontané.

Concernant le registre employé par les guides, nous avons fait deux hypothèses. La première hypothèse concerne le discours des guides jordaniens : d'une part, le guide utilise pendant le discours monologal, une forme soutenue car il tient un discours formel en utilisant un vocabulaire technique spécialisé. En revanche, dans les passages dialogaux, le guide utilise un registre familier de connivence : il s'agit d'un langage oral quotidien avec l'usage d'un lexique courant et une structure grammaticale simple. Nous supposons que lorsque le guide veut s'exprimer dans un registre soutenu, cela va se manifester par un choix simultané de certaines formes grammaticales et lexicales, et que cet ensemble de formes va produire l'effet de langue soutenue.

Pour confirmer cette hypothèse, nous avons fait quelques observations sur la variation grammaticale chez les guides, selon les différents registres abordés. La variation peut s'exercer lors du passage entre le discours historique et le discours relationnel. Par exemple, lorsque le guide parle d'un sujet dans lequel il est fortement impliqué, il arrive qu'il passe alternativement par des phases de langage qu'on pourrait caractériser de très "spontanées", surtout s'il s'adresse à un petit groupe de touristes qu'il connaît, et presque simultanément par d'autres phases au contraire "très soutenues", en tant qu’expert. Pour évaluer ces phrases, nous avons recensé les différents traits morpho-syntaxiques qui se trouvent regroupés dans les passages soutenus ; c'est ainsi que nous pensons pouvoir caractériser les différents registres de prise de parole, par la convergence de certains traits lexicaux et grammaticaux.

Parmi les indices caractéristiques du langage soutenu, une fréquence de connecteurs du type "car", "lorsque", "cependant", … On peut ajouter à ces formes d'autres phénomènes, tels que les appositions, les nominalisations, etc. Or, très peu de ces phénomènes ont été relevés dans notre corpus, le guide préfère utiliser d'autres formules moins soutenues tels que: "parce que", "quand", absence du "ne" de négation, formes spécifiques de l'interrogation, emploi de relatives non standard, usage flou ou hésitant de certains mots du genre "espèce", "sorte", constructions enchaînées juxtaposées, etc.

Ainsi, suite à l'analyse que nous avons faite de notre corpus, nous avons constaté que le discours du guide est peu sensible au changement de mode de locution et peu capable de s'adapter à une situation différente. Le guide est en effet "monoregistre" : il a un seul registre qu'il adapte à toute situation. Autrement dit, Il est moins vigilant à l'usage des formules soutenues et préfère utiliser un langage oral quotidien.

D'autre part, nous pensons qu'en langue étrangère, il est plus facile d'utiliser un langage soutenu standard (celui qui est appris à l'université), car la forme familière est un apprentissage complémentaire qui s'acquiert dans le contact avec les natifs. Or, les guides jordaniens utilisent la plupart du temps un registre familier dans leur discours et non un registre soutenu comme nous l'avons supposé. Nous expliquons ce phénomène par le fait que le guide étranger veut utiliser un langage familier pour apparaître comme un bon guide devant les touristes, donc il adopte un comportement familier dans son discours.

L'exemple suivant nous montre l'usage de deux registres employés par le même guide. À noter que le registre familier est en effet plus dominant que le registre soutenu. Nous relevons certains mots ou usages familiers dans cet extrait du type "quand même, ça, il y a plein d'autre chose, il y a environ, c'est comme ça, j'ai des gens, les colonnes elles étaient par terre, et puis, donc, …". Par contre, le registre soutenu se manifeste par la présence d'un lexique spécialisé "on a restauré on a reconstitué" ou l'usage des formules fixes préétablit "cette place ovale qui date de la fin du premier siècle après Jésus Christ":

Exemple discours de Moh'd:

G : venez à l’ombre ici mettez vous à côté pour voir la place ovale et on va vous expliquer sur la place ovale si vous voulez vous asseoir

T : non non

G : restez à l’ombre +++ et bien maintenant nous sommes maintenant dans la place ovale de Jérash cette place ovale qui date de la fin du premier siècle après Jésus Christ et puis quand on a découvert Jérash en dix huit cent six par un explorateur allemand on a trouvé que les colonnes (c’était, elles étaient) par terre et donc on a restauré on a reconstitué la place ovale en utilisant les mêmes pierres heureusement on a trouvé les mêmes pierres parce que ça était xxx par les habitants de la ville donc c’est resté ici et puis cette place ovale c’est rare quand même quand on visite une ville romaine de trouver une place ovale comme ça ça vous rappelle quelque chose ++ la place ovale vous êtes allés à Rome

T : oui oui

G : Saint Pierre de Rome vous avez vu

T : ah oui xxx

G : ça ressemble parce que dans l’empire romain c’est une place importante dans l’empire romain de voir ça et si on visite Saint Pierre de Rome on se rappelle à Jérash c’est donc j'ai j’ai des gens que je connais des gens qui ont déjà venus à Jérash qui sont déjà sont déjà venus ici et qui sont allés à Rome ils ont dit que la place ovale de Jérash c’est plus jolie (rire)

T : c’est différent

G : oui c’est différent il y a plein d’autres choses bien sûr (rire) eh bien il y a environ ici soixante colonnes et puis les chapiteaux de ces colonnes on voit que c’est des colonnes de chapiteaux ioniques parce que vous avez des chapiteaux ioniques il y a des chapiteaux doriques dans les villes romaines il est unique c’est comme ça puis après dans la ville cardo on va voir les chapiteaux corinthiens bien sûr la place ovale on voit au milieu donc c’était en c'était au départ le forum c’était un centre de commerce et puis là au milieu on a mis la flamme vous voyez la flamme

T : oui

G : donc pourquoi cette flamme parce que ici à Jérash il y a un festival chaque année c’est nouveau ça depuis l’année mille neuf cent quatre vingt jusqu’à maintenant c’est un projet qui est lancé par la la reine Nour qui est la femme du roi Hussein et qui a donc proposé de faire un festival de musique du folklore à Jérash tous les ans et donc là maintenant on voit la flamme parce que quand il y a le festival au mois de juillet on allume cette flamme qui veut dire c’est le début de festival et puis là on voit donc là c’est donc ça c’est un colonne qu'on a on a ajouté c’était pas ici au départ à l’époque romaine mais là c’est une bel endroit pour commencer c’est comme les jeux olympiques (rire)

D'après une lecture de notre corpus des guides français et jordaniens, nous avons constaté que les guides jordaniens ont plus tendance à utiliser un langage familier, moins soutenu que celui utilisé par les guides français. En effet, pour un guide jordanien, s’exprimer de façon familière est plus facile que d'adopter un registre soutenu. En d'autres termes, le guide capte beaucoup de mots et d'expressions familiers car il se trouve très souvent en contact avec les touristes francophones. De plus, il a rarement recours à l'écrit ou à la lecture en français, qui sont considérés comme des moyens de perfectionnement du langage soutenu. Le recours au langage familier par le guide jordanien s'explique par deux raisons : d'abord, on a l'impression qu'il maîtrise mieux son discours avec ce registre familier, donc il va plus se concentrer au contenu qu'à la forme. Ensuite, il est plus facile pour lui de moduler ses propos, de les corriger ou de les reformuler avec un langage familier.

La deuxième hypothèse formulée concerne les guides français, on a souvent l'impression qu'ils utilisent un langage plus soutenu dans leur discours que les guides jordaniens. Cela s’explique, à notre avis, par le fait que le français est leur langue maternelle; ensuite, leur formation académique et professionnelle est celle de l'histoire de l'art, donc ils ont un niveau de langue et de culture plus élevé que les guides jordaniens. L'écoute de certains discours des guides, nous donne l'impression qu'il s'agit d'un registre soutenu employé par le guide. Ce pressentiment (intuition) pourrait être expliqué par deux éléments : d'un côté l'intonation du guide ; une certaine prosodie combinée à un lexique spécialisé peut en effet contribuer à construire un registre soutenu.

Jusque là, il a été question des traits de situation qui pouvaient déterminer tel ou tel registre, reste à s'intéresser à ce qui varie, et comment. Intuitivement lorsqu'on parle de "style", nous vient à l'esprit la classification des dictionnaires : style "soutenu", "argotique" qui concerne souvent le lexique. Il faut aussi prendre en compte les variations phonologiques et syntaxiques.

Le lexique apparaît souvent comme l'indice le plus clair de la variation de registre. Les différences de vocabulaire ou bien l'emploi d'un vocabulaire spécialisé sont importantes dans la distinction de différents registres. On a toujours l'intuition que tel ou tel mot n'appartient pas au même registre, mais sur quoi se fonde cette intuition ? C'est la question que F. Gadet 151 pose implicitement aux lexicographes. Dans les dictionnaires, le lexique est catégorisé en "vulgaire, argot, familier, populaire, courant, soutenu, littéraire", mais il est bien difficile de saisir où se trouvent les frontières qui séparent ces différentes catégories, et même de les circonscrire par une définition. Cette classification souffre du fait qu'elle est dictée par la subjectivité dans le sens où l'on ne dispose pas de critères définitoires ou classificatoires, et l'on n'a pas résolu le problème quand on a banni le terme "niveau" de langue au profit de celui de "registre".

Cette classification mélange des catégories définies du point de vue diastratique (ex: populaire) à des catégories diaphasique (ex : soutenu). Mais son plus grand défaut est pour l'auteur de traiter le lexique en isolation :

‘"Certes, la variation lexicale est la plus saillante, mais il est clair qu'elle ne peut être isolée des autres plans : si la notion de registre de langue peut être retenue, c'est en la définissant comme intersection d'un faisceau de phénomènes phonologiques, intonatifs, morphologiques, syntaxiques et lexicaux." 152 . ’

Les auteurs, quand ils parlent du lexique du point de vue du registre ne mentionnent jamais ce qui leur permet de dire qu'il existe une différence. En même temps, le recours à l'intuition nous paraît insatisfaisant. Cela dit, le lexique (tel qu'il est entendu dans cette partie) ne sera abordé que pour distinguer le lexique spécialisé de l’ordinaire, non pas du point de vue de son appartenance à un "niveau de langue".

Dans le domaine de la phonologie, les études concernent, pour le français, essentiellement la liaison, qui est pour F. Gadet‘ 153 ’ ‘ "un indicateur sociolinguistique très fort’". La tendance générale est que plus le discours est familier, autrement dit plus la situation est sentie comme non formelle, moins les liaisons facultatives sont réalisées. Le "e" 154 dit muet est également considéré comme un indicateur sociolinguistique fort. Outre le fait qu'en position finale de mot il permet de mettre à jour des différences géographiques (sa prononciation caractérise par exemple le français méridional), son emploi dans des contextes optionnels dans une position autre que finale est interprété comme indice de variation. F. Gadet 155 soumet un corpus à l'analyse de la prononciation de ces "e" facultatifs : 22% sont effectivement prononcés, ce qui mène l'auteur à conclure à un taux d'utilisation assez bas "qui correspond à l'impression de discours familier qui se dégage du texte". D'où provient cette impression ? Si l'on observe tout discours oral de plus près, on remarque en effet d'autres traits de discours familier comme l'absence du "ne" de négation, l'utilisation de termes familiers, etc. Malgré tous ces traits appartenant au langage familier, on a recours souvent à un jugement intuitif.

Plusieurs traits sensibles à la variation de registres sont de nature variée : traits phonologiques (pauses, courbes intonatives), des marqueurs de temps et d'aspect, des pronoms, des questions, des formes nominales, d'adjectifs, négations, présence de subordonnées de deuxième ou de troisième degré, … En effet, la façon la plus objective d'appréhender le registre consiste à repérer la fréquence et la cooccurrence de traits linguistiques. En même temps, les marqueurs de registre (ou les traits linguistiques distinctifs) trouvés dans certains registres sont relativement rares, et que la plupart des registres ne sont pas caractérisés par la présence fixe de certains marqueurs de registre, n'importe quel trait linguistique ayant une association fonctionnelle peut caractériser un registre.

En résumé, le registre est un concept assez difficile à appréhender par l'analyse, de sorte qu'il a fait l'objet de beaucoup de critiques. De même, le registre n'est pas le centre de nos intérêts dans ce présent travail, donc nous n'allons pas entrer dans le débat sur ce concept.

Notes
149.

Charaudeau P., Maingueneau D. (2002): Dictionnaire d'analyse du discours, éd. Seuil, P.495.

150.

Charaudeau P., Maingueneau D. (2002): idem, P.496.

151.

Gadet F. (1997): Le français ordinaire. Éd. Armond Colin, P. 18.

152.

Gadet F. (1997): idem, P. 11.

153.

Gadet F. (1997): idem, P. 51.

154.

Gadet F. (1997): idem, P. 59.

155.

Gadet F. (1997): idem, P. 62.