4.1.4.1. Les inachèvements : interruption vs suspension

Nous distinguons, dans un premier temps, deux types d'inachèvements : l'interruption de l'énoncé qui n’est pas repris ultérieurement, et la suspension momentanée de l'énoncé qui sera repris dans la suite du discours. En ce qui concerne la suspension, il y en a également deux sortes : celle qui sont produites par le guide pour insérer une explication, sous la forme d’une incidente, ou celle qui manifeste un manque d’organisation des informations données par le guide. Ces inachèvements sont souvent repris plus tard par le guide dans son énoncé. D’autres types d’inachèvements sont dus à une interruption par une question de la part des visiteurs ou un événement extérieur qui oblige le guide à interrompre son énoncé et le reprendre plus tard ou non selon la situation. Examinons dans la suite quelques exemples tirés des trois corpus et plus spécifiquement de celui de Samir où l'on note une forte présence d'inachèvements d'énoncés :

Corpus Samir :

«c’est à dire les chars (1) il faut dire la ville de Jérash était (2) ça faisait un cas spécial parce que les chars entraient dans la porte nord de la ville et ressortaient par la même porte parce que la ville de Jérash déjà n’était pas construite dans le but d’avoir une ville avec beaucoup de xxx»

(Remarque : lorsqu'il s'agit de plusieurs inachèvements, nous les signalons ici par des numéros)

Dans cet exemple, nous avons une interruption de l'énoncé "c'est-à-dire les chars" qui n'est pas repris par le guide. Il commence une phrase sans la continuer en la laissant interrompue. Autrement dit, il abandonne la formulation car on retrouve plus loin une autre reformulation avec le même mot "parce que les chars entraient …". Ensuite, il enchaîne avec une insertion d'une information au milieu "il faut dire la ville de Jérash était ça faisait un cas spécial". À l'intérieur de cet énoncé même, il y a également une interruption "la ville de Jérash était/" et une reprise avec un changement de verbe "ça faisait".

Corpus Samir : "quand on parle tout le monde peut entendre facilement même si on jette

T : comment il s’appelle

G : proscenium

T : proscenium xxx

G : proscenium

T : xxx

G : et alors

T : xxx [parole inaudible]

G : et alors alors même si avec une silence solennel disons et si une pièce qu’on jette par terre alors tout le monde peut l’entendre

L'inachèvement repéré dans ce deuxième exemple est dû à une question posée par un touriste. "Si on jette" est un énoncé inachevé qui est repris plus tard après l'interruption avec une reformulation différente "si une pièce qu'on jette par terre" (dans cet énoncé, on retrouve un problème de syntaxe, la formule plus exacte serait "si on jette une pièce").

Exemple d'une interruption d'énoncé sans reprise :

Ex Samir : « c’est toujours en noces de cana (1) alors le Dieu de vin (2) et après la la noce de cana (3) vous voyez cette transition d’une société païenne à une société (4) non seulement là mais il y a plein d’exemples là dessus par exemple si si dans la (5) vous prenez le Dieu des nabatéens Duchara sa mère était xxx qui était la mère de Dieu la mère vierge »

On a repéré 5 inachèvements, dans le sens de l'interruption, qui ne sont pas complétés dans ce passage. Il s’agit d’une répétition des informations données auparavant par le guide lui-même dans un passage antérieur, ce qui explique ces inachèvements intenses. Quant au fonctionnement syntaxique de ces inachèvements : le 2ème inachèvement "alors le dieu du vin", il donne le thème sans le faire suivre par un rhème. Il fait ici un changement thématique où il passe à "noce des cana" qui constitue également le 3ème inachèvement sans suite de l'énoncé. Il insère une explication "vous voyez …". Quant au 4ème inachèvement, il arrive après le mot "société" après lequel on attend un adjectif qui ne vient jamais. Ce qui précède fait attendre légitimement l'adjectif "chrétienne" par exemple. Le dernier inachèvement dans ce passage après "dans la" : syntaxiquement cet énoncé exige un nom féminin après la préposition et l'article défini féminin.

Prenons cet exemple où nous pouvons rencontrer deux phénomènes : la répétition et l'inachèvement (suspension) de l'énoncé :

Ex Samir : c’était c’était c’est c’est ce qu’on a c'est ce qu'on avait si si y avait si on a trouvé plus de choses là-dessus xxx c’est ce qu’on a c'est ce qu'on avait appris là-dessus

Dans cet exemple, nous trouvons dans un premier temps plusieurs répétitions expliquées comme une sorte d'hésitation : "c’était c’était c’est c’est ce qu’on a c'est ce qu'on avait" la dernière reprise est une correction du temps du verbe à l'imparfait et qui reste inachevé. Cette première occurrence : "c'est ce qu'on avait" est l'amorce du syntagme qui vient plus loin : "c'est ce qu'on avait appris là dessus". Ce syntagme a été interrompu par un énoncé parenthétique, "si si y avait si on a trouvé plus de choses là-dessus", et comme cela se produit généralement lorsqu'il y a une suspension, le début du syntagme interrompu est répété. On ne peut pas considérer cette amorce de syntagme comme un énoncé inachevé.

Ex Samir : «le site ce que vous voyez que vous voyez barbelé ou bien une partie qui est dégagée de rempart de la ville là bas direction dix heures disons et là il y a bon (1) c’était toujours le rempart de la ville tout autour alors là à l’extérieur de la ville alors ça pose pas de problèmes cette partie la partie ouest de la ville là où ça reste toujours (2) ce qui garde ces vestiges c’est qu’il y a (3) ça reste toujours vierge disons alors les églises qu’on a ici (4) il faut dire déjà la ville de Jérash a connu a connu le christianisme de premier temps de premier siècle »

Il s'agit de 4 inachèvements repérés dans ce passage : le deuxième est repris seulement mais les 1er, 3ème et 4ème ne sont pas complétés plus tard dans le discours.

Ex Samir : "mais il était il y avait une chose qui était très xxx c’est que une fois il y a des gens (1) c’est une fois le théâtre était plein (2) alors et si on parle de (la, là) de (la, là) du proscenium de partout alors des gens (3) quand le théâtre était plein ça absorbe le son le son n’arrive pas jusqu’au tout en haut du théâtre"

Le guide produit 3 inachèvements en cherchant la bonne reformulation de son énoncé pour pouvoir expliquer les caractéristiques sonores du théâtre et il arrive à la fin à reformuler son énoncé "quand le théâtre était plein ça absorbe le son le son n’arrive pas jusqu’au tout en haut du théâtre". On a ici une tentative de raconter la même chose mais qui n’aboutit pas. En d'autres termes, ce que le guide veut expliquer, c'est que lorsque le théâtre est plein, le son ne peut arriver jusqu'en haut du théâtre. On reconnaît une certaine difficulté du guide, dans cet exemple, à mener ses explications.

Toutefois, afin de pouvoir comprendre et interpréter ce phénomène d'inachèvement des énoncés, il ne faut pas prendre l'énoncé indépendamment du reste du discours. Donc, il faut étudier l'intégralité du passage dans lequel le thème est abordé pour pouvoir ensuite analyser le phénomène.

Ex Samir : il faut dire (1) [Le téléphone portable du guide sonne pour la deuxième fois, il l'éteint] (au, un) moment là où il faisait chaud dans| (2) à l’heure d'un spectacle les romains ils arrosaient le velum et pour qu'il fasse frais en dessous bien et en plus vous voyez les sièges qui sont numérotés par ici c'est uniquement de premier secteur les sièges de premier secteur là qui sont numérotés là c'est parce que c'était il y avait qu'un seul théâtre au départ à Jérash et là le premier secteur était réservé aux patriciens de la ville et le secteur là haut c'est pas numéroté était réservé disons poulailler quoi et il faut dire à l’heure d'un spectacle (3) et là c'est très important il faut dire les patriciens de la ville ils s’habillaient en rouge et les gens de poulailler ils s'habillaient en jaune

On repère 3 inachèvements : le premier est dû à un événement extérieur (la sonnerie du portable), le deuxième n’est pas complété et le troisième est repris tout de suite après une petite remarque "et là c’est très important". "Il faut dire" est un phénomène intéressant à étudier car le guide l’utilise à plusieurs reprises pour introduire des énoncés ou des informations nouvelles.

Ex Moh'd : "et puis là regardez on voit ça ça c’est resté de l’époque (1) regardez comment ils ont taillé les pierres de cette (2) comme ça et puis en bas c’est comme ça et puis là on voit (3) il y avait en fait une coopération jordano-français pour les travaux ici"

On trouve ici 3 inachèvements qui ne sont pas complétés par le guide. Cependant, le premier énoncé "ça c'est resté de l'époque" pourrait être interprété différemment si on considère que le guide prononce le mot "époque" pour renvoyer à une époque dont il a déjà parlé et n'a pas besoin de répéter ; dans ce cas-là, l'énoncé est complet.

Ex Nazeeh :

G : la rivière la rivière se trouve entre deux collines #ah# c’est pas c’est pas la peine de venir ici chercher l’eau xxx c’était une fontaine pour (1) ++ pa’ce que (2)

T : xxx

G : ah pour boire attention c’est pas potable

Le premier inachèvement est une recherche des mots. Le deuxième est interrompu par une question d’un touriste.

La plupart des exemples repérés avec des inachèvements sont extraits du discours du guide Samir. Cela nous indique qu'il fait plus d'inachèvements que les autres. Il est vrai que ce phénomène est très présent dans le discours de Samir, mais cela n'influence guère la gestion discursive de son discours.