4.5.3.4. Les problèmes relationnels et interculturels

‘"Former à une compétence professionnelle n'est pas seulement enseigner du lexique, mais aussi des usages discursifs, des façons de prendre la parole, d'introduire un sujet, de négocier les relations, de ménager la face de l'interlocuteur–bref, permettre à l'apprenant d'acquérir une compétence communicative élargie" 179 . F. Cicurel, M. Doury

Ce que constate F. Cicurel et M. Doury, en situation homogène culturellement, se pose encore plus dans une situation culturellement hétérogène. Dans le cas du guide, il s'agit d'un métier interculturel où les deux cultures arabes et françaises se juxtaposent.

Le savoir-dire spécialisé ne concerne pas uniquement la forme linguistique ou l'usage des termes techniques, mais il est également caractérisé par ses propriétés discursives et interactionnelles. Sur le plan discursif, il se rattache au sujet de la visite. Sur le plan interactionnel, il se manifeste par la façon dont il faut introduire l'information en créant une atmosphère et une connivence entre le guide et les touristes qui facilite le contact et établit une relation amicale. Autrement dit, des contraintes "rituelles" viennent s'ajouter à des contraintes linguistiques. Ainsi, il ne suffit pas que l'énoncé soit correct grammaticalement pour être adéquat, il est soumis à des règles d'utilisation plus complexes, appelé par C. Kerbrat-Orecchioni "des règles d'appropriation contextuelle des énoncés produits" 180 : il s'agit de règles de "placement" dans l'interaction.

Ce problème interculturel va se manifester dans le discours de ce guide de différentes manières : tout d'abord, au niveau du rôle d'instituteur que joue le guide avec les touristes, ensuite au niveau des plaisanteries et de la familiarité qu'il essaie de créer dans son discours mais qui passe mal et finalement l'introduction de certains sujets délicats comme "la sexualité" dans les dessins au château omeyyade.

Le premier problème relationnel repéré chez ce guide relève de son positionnement "maladroit" par rapport à ses interlocuteurs. C'est un discours "scolaire" d'instituteur que le guide tient en s'adressant aux touristes comme à des enfants. Il est cependant vrai qu'une sorte de contrat de communication didactique s'établit entre le guide et son groupe, mais celui-ci est différent du contrat didactique scolaire (voir en chapitre 2 : éléments de recherche de la didacticité dans les discours des guides).

Nous avons repéré la présence de formes utilisées fréquemment dans une classe comme les consignes : "restez à côté de moi", "si vous faites attention", "faites attention avec moi", "vous avez compris l'idée ou pas encore", "si vous rappelez", "j'ai (on a) déjà dit", "on dit", "on a vu ça", "n'est ce pas", "hier on vu ça dans le musée n'est ce pas oui ou non oui qu'est ce que j'ai déjà dit","vous êtes d'accord avec moi d'accord c'est très clair", etc.

Ce qui gêne dans le discours de ce guide, n'est pas l'existence des questions ou des rappels d'informations, mais une mauvaise gestion quantitative et une insistance sur les réponses. En effet, le guide n'a pas à contrôler les connaissances des touristes. L'information que donne le guide ne doit pas devenir un apprentissage chez le touriste, par contre celle donnée par l'enseignant est un apprentissage qui nécessite un contrôle. La prosodie didactique de ce guide joue un rôle capital dans l'interaction avec les touristes surtout la manière dont il pose les questions avec une attente de réponse. En instaurant une relation didactique trop appuyée avec les touristes, le guide se trompe ainsi de relation.

Il essaie également de faire participer les touristes, en leur posant beaucoup de questions. Il répète sa question plusieurs fois et exige une réponse de la part des touristes. Il semble que les touristes n'aient pas la réponse ou ne veulent pas répondre tout simplement. Examinons cette demande directe de la part du guide dans cet extrait :

L21-27 G1 : "donc la question qui se pose pourquoi dans ce château on peut voir des figures humaines qu'est-ce que vous pensez donc dis moi dis moi qu'est ce que tu penses donc oui qu'est ce que vous pensez allez-y oui c'est pas c'est Yazid le premier Yazid qui a fait les dessins c'est le califat Yazid qui a fait les dessins en sept cent quinze il y a pas aucune relation entre Yazid et Ali oui pas d'idées qu'est ce que vous pensez pas de réponses comme toujours comme ça les français disent on a pas des idées on a du pétrole on peut changer maintenant n'est ce pas d'accord il y a plusieurs raisons pour montrer pour dire pourquoi on a trouvé des figures humains d'abord …"

Dans cet extrait, le guide répète sa question 4 fois "qu'est ce que vous pensez". Nous remarquons que les touristes ne réagissent pas à cette demande du guide et ne prennent pas l'initiative de répondre. Le guide essaie en même temps de commenter cette "passivité" des touristes, en disant "comme toujours comme ça les français disent on a pas des idées on a du pétrole". Enfin, il abandonne et donne lui-même la réponse.

Cette situation de sollicitation de réponse touche, à notre avis, un problème de savoir-dire : comment dire professionnellement. Il n'est pas étonnant que le guide demande aux touristes de répondre à une question, mais le problème ici concerne la manière dont le guide a posé sa question et la remarque qu'il a faite sur l'attitude des français vis-à-vis des questions. Le fait de porter un jugement sur les Français en présence des Français n'est pas acceptable. De plus, il se trompe et inverse sa parole "on a pas des idées on a du pétrole" au lieu de dire "on n'a pas de pétrole on a des idées". Il s'agit dans cette situation d'une transgression des règles relationnelles.

On peut faire l'hypothèse que le guide essaie d'appliquer une règle de son métier qui est la connivence et les plaisanteries avec les touristes, mais il l'applique mal ce qui le conduit à une transgression d'autres règles relationnelles. Le principe de créer une relation guide/touristes est appliqué, mais le problème est la mise en œuvre et la modalité qui est maladroite.

Un autre problème relevé chez ce guide débutant est de l'ordre de savoir-vivre et de la familiarité du discours à deux niveaux : linguistique et dans le choix d'un sujet culturellement délicat (la sexualité). Examinons cet extrait un peu long, mais qui présente un exemple de ce problème culturel :

‘(L34-54) "Un autre il dit que le Califat Yazid il adore il aime très bien les femmes il a choisi le château très loin de la capitale Damas pour faire l'amour derrière les yeux des musulmans un autre il dit non à cette époque là (…) un autre raison raconte une histoire qui passait avec Yazid qui lui fait un peu dans l'amour dans les filles qui a passé avec le califat toujours califat ça veut dire le chef des musulmans l'histoire elle dit quand le califat quand il avait dix huit ans il est tombé amoureux avec une fille cette fille c'est la femme de son frère il l'adore jusqu'à la folie mais malheureusement c'est son frère qui s'est marié avec elle il avait seulement vingt ans vingt deux quand il avait quarante ans il reste vierge célibataire il a pas marié et le temps tourne et son frère est mort selon l'islam toujours ce sera mieux si par exemple mon frère se marie avec une il est mort mon frère va se marier avec elle donc maintenant c'est l'occasion pour lui à se marier avec la fille seulement il est bien accepté à faire ça donc il a se marier avec la fille le jour de la noce malheureusement la fille est morte la fille est morte pour cela pour cela on peut dire était peut-être un peu toc toc dans sa tête aussi dans l'histoire c'est jamais qu'on connaît la vérité mais pour moi je pense peut-être le califat il a construit le château où il y a des danseuses des scènes d'amour quelqu'un qui a pratiqué l'amour des femmes nues car seulement il veut cacher il veut être loin de la capitale de Damas qui est maintenant la capitale de la Syrie pour venir ici".’

Cet exemple pose un problème à tous les niveaux : à la fois formellement, il n'est pas bon et culturellement, il est délicat. Le guide veut tenir un discours "occidental" et parler des choses qu'on ne peut pas dire en arabe. Il pense pouvoir tout dire en français, même lorsqu'il s'agit des sujets un peu délicats du point de vue religieux ou historique. Tout d'abord, le fait de dire "faire l'amour derrière les yeux des musulmans" pour désigner un calife musulman est une question sensible. Il en va de même pour "était un peu toc toc dans sa tête", qui est d'un usage familier mal placé dans ce contexte.

La tentative d'adaptation que le guide essaie de faire au profil de son public francophone est essentielle dans le métier du guide. Mais, le problème est la maladresse dans la modalité d'adaptation de son discours qui est lié cette fois ci au choix du lexique. Cette modalité maladroite entraîne un discours familier inadapté. En effet, la familiarité linguistique du discours implique forcément une familiarité relationnelle, mais dans le cas de ce discours, le public n'est pas prêt à accepter cette familiarité.

Ainsi, nous avons l'impression que ce discours est complètement décalé sur les plans culturel et interactionnel. Si l'on compare cette interprétation du guide de la présence des femmes dénudées dans le château avec le discours de J. Seigne sur le même château Amra, nous remarquons une différence sur deux niveaux : d'une part, J. Seigne présente un discours plus scientifique dans son interprétation des éléments visibles dans le château. D'autre part, il ne porte pas de jugement sur des faits historiques ou sur la présence des dessins comme les femmes dénudées ou les scènes d'amour, mais il reste très objectif dans son argumentation. Voici quelques extraits de son discours :

‘L99-108 : "il y a des scènes beaucoup plus surprenantes à première vue ce sont par exemple les représentations que l'on a de part et d'autres de la fenêtre de thèmes comme l'histoire les sciences donc des allégories figurées suivant des principes très gréco-romain et on pourrait s'étonner de les voir figurées sur un monument omeyyade encore plus étonnant peut-être pour des gens qui sont pas habitués à la période omeyyade c'est de voir des représentations de personnages justement d'hommes d'animaux et en particulier de femmes dont certaines sont très dénudées puisqu'on a des représentations de femmes au bain il s'agit là aussi de représentations qui n'ont rien en fait d'anormal en cette période de l'islam qui est un qui est une période où on a des représentations à tout niveau aussi bien du corps humain et on sait bien que les interdits viendront que beaucoup plus tard"’

J. Seigne explique ces représentations des figures humaines comme un phénomène tout à fait normal dans cette période de l'islam. Un autre extrait montre encore une fois que l'intérêt scientifique pour des spécialistes de l'archéologie dans l'interprétation des données n'est pas la présence des femmes dénudées mais celle des anges :

‘L168-175 : "le seul élément qui apparemment est le plus surprenant et que l'on explique pas pour l'instant même si des textes arabes là aussi les mentionnent ce sont les anges puisqu'en fait il y a des représentations aussi d'anges et ce ne sont pas en fait les femmes nues plus ou moins dénudées qui sont surprenantes dans ce décor pour les spécialistes ce sont plutôt les représentations des anges donc de ces personnages ailés que l'on voit à plusieurs reprises et en particulier dans la partie thermale et ça c'est pour l'instant c'est un élément qui est sans aucun parallèle et c'est le seul qui est surprenant au niveau purement scientifique au niveau de la recherche actuellement"’

Même lorsque Seigne aborde la présence des femmes dénudées dans le château, il reste toujours prudent dans ses commentaires et ses interprétations. Il essaie d'atténuer la signification que les mots peuvent porter comme le montre l'extrait suivant :

‘L142-145 : "le fait que l'on ait surtout des femmes et des femmes plus ou moins dénudées dans des scènes de bains ont fait supposer un certain nombre de choses on a même vu écrit de temps en temps qu'il s'agissait d'une plus ou moins d'une maison close un endroit réservé et cetera".’

Il est également prudent dans le choix du lexique : il dit "une maison close un endroit réservé" au lieu de dire par exemple "une maison de prostitution, un bordel " car il est conscient de la sensibilité du sujet abordé.

Nous soulignons ainsi que les problèmes culturels ont une facette linguistique dans la mesure où ces problèmes culturellement délicats exigent des moyens linguistiques plus sophistiqués, ce que ce guide débutant ne possède pas. Ce qu'on repère dans le discours de J. Seigne, est la présence des atténuateurs tels que : "plus ou moins", "ont fait supposer", "apparemment", etc. qui sont absents chez ce guide.

Pour récapituler, le guide a deux problèmes : d'une part, interculturel, il veut parler d'un sujet (la sexualité dans les dessins du château) d'une façon importante dans son discours, alors que c'est un sujet qui reste délicat. Le deuxième problème est plus linguistique dans la façon de traiter ce sujet avec l'utilisation des moyens langagiers qui permettent d'aborder ce sujet avec toute la délicatesse nécessaire et les atténuateurs.

Nous venons d'analyser le discours du guide débutant Samer en mettant l'accent non seulement sur des traces linguistiques observées, mais en soulignant également les problèmes culturels auxquels il convient de prêter attention. Dans la partie d'analyse discursivo-syntaxique, les analyses ont mis en évidence les mises en œuvre des savoirs faire et savoirs dire professionnels spécialisés et leurs enchaînements discursifs dans le discours du guide. Le guide s'est heurté à quelques problèmes principaux d'ordre linguistique : choix de vocabulaire et compétence discursive, mais le problème majeur reste chez lui de l'ordre interculturel.

Notes
179.

Cicurel F. Doury M. (2001) : Avant propos, in Les carnets du Cediscor n°7, Interactions et discours professionnels, P. 13.

180.

Kerbrat-Orecchioni C. (1990) : Les interactions verbales, Armand Colin, P. 30.