5.4. Evolution de la représentation symbolique des mécanismes dans les manuels

Il est remarquable de constater que si la chimie organique s’enseigne universellement aujourd’hui à l’aide des flèches courbes, les auteurs des principaux ouvrages de chimie organique de la seconde moitié du XXe siècle ont mis beaucoup de temps avant de l’adopter, donc de contribuer à sa diffusion. Les livres de Fieser L.F. et Fieser M. (1959, 1964) témoignent de cette évolution.

Dans le livredeFieser L.F. et Fieser M. (1959), les mécanismes sont représentés sans flèches courbes, parfois les auteurs utilisent des flèches en pointillés signifiant un déplacement d’atomes (fig. 11)

Figure 11 - Fieser L.F. et Fieser M. 1959
Figure 11 - Fieser L.F. et Fieser M. 1959

Ou bien en utilisant des mécanismes dit du lasso, (fig. 12)

Figure 12 – idem p.198
Figure 12 – idem p.198

Les auteurs n’ont représenté les flèches courbes que deux fois. La première pour indiquer les formes limites de résonance. Ils précisent que ces flèches indiquent un déplacement d’électrons : «  La différence d’électronégativité de deux éléments cause un déplacement des électrons partagés dans la direction représenté dans (a) et (b) par des flèches courbes, ou dans le sens où la densité des électrons autour de l’oxygène est plus grande que celle autour du carbone. Pas de transfert d’électrons, ni séparation de la charge actuelle pour former la liaison semi-polaire (c), n’est réalisable, mais plutôt un partage inéquitable des électrons résultant de la polarisation partielle. Les charges d’ionisation partielle sont indiquées par le symbole + et -, et le caractère du groupement carbonyle peut être exprimer par la formule (d) »

Figure 13 - idem, p.57
Figure 13 - idem, p.57

La deuxième utilisation des flèches courbes par ces auteurs est en pointillé. Cette différence de représentation est peut être due au fait que les auteurs représentent le déplacement d’un seul électron (non pas un doublet d’électrons) : «  Ainsi, la redistribution des électrons de la formule (a) dans la direction indiquée par des pointillés (un électron de chaque double liaison s’est déplacé vers le centre) conduit à la structure (b). Elle possède une double liaison centrale, deux liaisons simples terminales et des atomes de carbone ayant chacun un électron non apparié. » (fig. 14)

Figure 14 - (idem, p.86)
Figure 14 - (idem, p.86)

Encore en 1961, Fieser L.F. et Fieser M. n’utilisent que très peu les flèches courbes pour les mécanismes réactionnels. Dans l’un des rares exemples nous avons :

Figure 15 – idem, p.199
Figure 15 – idem, p.199
Figure 16 – idem, p.172
Figure 16 – idem, p.172

La plupart des mécanismes sont représentés à l’aide de flèches de déplacement d’atomes, (fig. 17)

Figure 17 – (idem p.456)
Figure 17 – (idem p.456)

Dans des cas très rares les mécanismes sont représentés avec du lasso, (fig. 18)

Figure 18 - (idem, p.432)
Figure 18 - (idem, p.432)

Dans certaines représentations ils utilisent à la fois les flèches courbes, les flèches de déplacement d’atomes et peu de lasso, exemple (fig. 19) :

Figure 19 - (idem, p.123)
Figure 19 - (idem, p.123)

Dans leurs ouvrages de 1963 et de 1964,Fieser L.F. et Fieser M. ne font toujours que peu appel aux flèches courbes. Cette représentation ne s’est donc pas imposée rapidement.

Parmi les ouvrages qui n’utilisent pas ou très peu les flèches courbes, nous citons Prévost (1960) : « En ce qui concerne les réactions SN2(PN), on peut admettre, dans le complexe intermédiaire, une polarisation partielle du carbone en  résultant d’un déplacement des électrons p de la double liaison, laquelle fournit des électrons au carbone fonctionnel, ce qui lui permet de libérer plus facilement l’ion Br– » :

Figure 20 - Prévost, 1960 p. 124
Figure 20 - Prévost, 1960 p. 124

Dans le reste de l’ouvrage, l'auteur n’utilise plus ce formalisme, mais il note les mécanismes avec des flèches de déplacement d’atomes.

En 1967, ce même auteur représente toujours les mécanismes réactionnels sans flèches courbes. Néanmoins à la fin du livre, dans la conclusion générale, l’auteur introduit ces flèches en précisant leurs différentes significations :

Extrait 2 – idem, p.308
Extrait 2 – idem, p.308

L’auteur ajoute que ces flèches permettent de représenter des réactions plus complexes : Par exemple (extrait 2):

‘représente la transposition allylique : ’
‘représente un processus par transfert électronique circulaire à six centres. ’
Extrait 3 – (idem, p.309)
Extrait 3 – (idem, p.309)

Ensuite l’auteur critique ces flèches et prend comme exemple le schéma C (extrait 3). Elles ne permettent pas de savoir si l’élimination est une conséquence du départ initial de H+ ou du départ initial de X. De ce fait, l’auteur ne trouve pas de différence entre l’écriture avec ces flèches (extrait 2) et le schéma classique (fig. 21) :

Figure 21 - (idem, p.309).
Figure 21 - (idem, p.309).

La même année, Pavlov et Terentiev (1967), emploient encore de façon abondante les mécanismes lasso.

Jusqu’aux années 1960, les plus prestigieux livres d’enseignement de la chimie organique n’utilisent pas les flèches courbes représentant les déplacements électroniques. A titre d’exemple dans l’ouvrage de Fieser L.F. et Fieser M. (1968, p.149) le mécanisme schématisé figure 22 et représente un déplacement d’atomes et non de doublets d’électrons.

Figure 22 − Représentation par Fieser du mécanisme de bromation (idem, p.149)
Figure 22 − Représentation par Fieser du mécanisme de bromation (idem, p.149)

Nous y découvrons aussi que le mécanisme (fig. 23) de la même diazotation est le même que celui décrit par Robinson 43 ans auparavant, avec des flèches courbes.

Figure 23 − Représentation par Fieser du mécanisme de diazotation (idem, p.737).
Figure 23 − Représentation par Fieser du mécanisme de diazotation (idem, p.737).

Fieser prétend pourtant qu’il décrit la chimie organique telle qu’elle est interprétée par les théories modernes. Si nous acceptons l’idée que cet illustre auteur est effectivement à jour des connaissances sur la question, nous sommes contraints d’en déduire qu’à cette date, la représentation par des flèches courbes n’était pas une notation répandue dans la communauté scientifique.

Cependant plusieurs années auparavant, d’autres ouvrages, Normant (1963), Roberts et Caserio (1964)et Geissman (1965), utilisaient déjà des flèches courbes dans la totalité de leurs livres aussi bien pour représenter les formes limites de résonance que pour représenter les mécanismes.

Actuellement, tous les ouvrages intéressants de chimie organique, le livre de Vollhardt (1998) est un exemple parmi d’autres, utilisent sans exception les flèches courbes comme seul moyen de représentation des déplacements de doublets d’électrons. Les déplacements d’atomes ne sont plus utilisés comme ce fut le cas. Il semble que les enseignants, non seulement n’utilisent que cette notation, mais s’attendent à ce que leurs étudiants la maîtrisent. Tous les sujets d’examen ou de concours que nous avons pu compulser testent cette compétence.