Positionnement du problème.

La réponse à la question ci-dessus n’est pas évidente tant elle recèle d’ambivalence. D’une part la libéralisation a tout d’un processus irrépressible si même il n’est pas irréversible ; d’autre part le système économique algérien n’a rien d’un système réformable, adossé qu’il est à la rente dont il tire et sa substance et sa subsistance. Mais par-delà cette caractérisation lapidaire des termes du problème, l’arrière fond historique en signale toute l’ambiguïté.

D’un côté en effet la libéralisation est bien un processus global irrépressible. Pourtant l’histoire nous en révèle les vicissitudes. S’il paraît être tel à l’heure actuelle, il n’a rien en revanche d’un processus irréversible : par le passé, bien des pays à économie de marché constituée ont fourni la preuve de sa réversibilité. Tout est suspendu en fait au sens qu’ont les gouvernants de l’intérêt national de leur pays et de la façon dont ils entendent le concrétiser. A la logique du marché ils opposent la logique de l’Etat ou bien accommodent celle-là par celle-ci. Bien entendu, c’est dans les relations économiques internationales qu’ont surtout lieu ces accommodements parce que c’est là que se manifeste le besoin de contrer (ou à tout le moins de contenir) la concurrence des produits étrangers sur le sol national ou de favoriser l’écoulement des produits domestiques sur les marchés étrangers. La politique des subventions pratiquées à grande échelle par les Etats-Unis d’Amérique (acier, produits agricoles etc.) et par les pays de l’Union Européenne (la politique agricole commune) procède de ce double souci. L’histoire économique des pays du vieux continent (la Grande-Bretagne en tête) et du nouveau monde (les Etats-Unis d’Amérique) abonde d’illustrations de cette pratique quasi-paradigmatique.

Et pourtant ce sont ces mêmes pays qui ont le moins besoin de protection parce qu’ils ont atteint le plus haut degré de maîtrise du principe de composition. Par principe de composition on entendra ici en première approximation la conjonction de facteurs techniques, économiques, politiques et culturels concourant à la croissance cumulative de la production 3 . S’ils se présentent de nos jours comme les champions de la libéralisation, la pratique de ces pays est aux antipodes de leur doctrine, mettant ainsi en cause la crédibilité même de celle-ci aux yeux de l’analyste comme aux yeux de l’homme de la rue. De fait, la libéralisation planétaire en cours paraît bien être la forme que revêt l’hégémonie des nations les plus industrialisées sur les autres, une forme insidieuse que M. Ferro n’hésite pas à qualifier de forme nouvelle d’exploitation, de «colonialisme sans colons» 4 .

D’un autre côté le système économique algérien n’a rien d’un système réformable. Là aussi c’est à l’histoire que nous ferons appel pour le démontrer. Si on admet l’hypothèse selon laquelle l’Etat-nation est le cadre pour ainsi dire naturel dans lequel se réalise la maîtrise du principe de composition, on doit convenir aussi que la crise de l’Etat-nation et la non maîtrise du principe de composition qui ont conduit à l’échec de la stratégie algérienne de développement procèdent de la même cause. Cette cause est à rechercher dans la nature du système sociopolitique et dans le type de rapports économiques à l’œuvre dans la formation sociale algérienne ; rapports qui ont quelque chose à voir avec la catégorie de rente dont nous nous proposons d’étudier toutes les implications sur le corps social. Ce n’est donc pas tant le contenu technique de la stratégie de développement qu’il faut incriminer dans la recherche des causes de la crise multidimensionnelle que vit l’Algérie mais son contenu sociopolitique et le type de rapports économiques qu’elle met en oeuvre. Il se trouve que tant le système sociopolitique que le système des rapports économiques réfèrent à des prémisses d’ordres logique et historique :

  • logique, dans la mesure où la maîtrise du principe de composition et la formation de l’Etat-nation constituent un diptyque structurant et l’économie et la société, ce dont on peut inférer que, a contrario, l’absence de maîtrise du principe de composition et la faiblesse de l’Etat-nation ont des effets déstructurants sur l’une et l’autre ;
  • historique, dans la mesure où ce diptyque n’est pas un donné mais un processus et un processus qui plus est cumulatif – qui intègre donc la dimension temps.

Dans le cas de l'Algérie, les déterminants historiques et logiques, qui ont oeuvré de conserve à disqualifier le principe de composition et à bloquer la formation de l'Etat-nation, ont cette caractéristique commune d'être d'origine externe à la formation sociale algérienne. Ces déterminants ont pour noms rente et pouvoir d’Etat. C'est à l'analyse de leur action combinée sur la formation sociale algérienne qu'est consacrée la présente recherche qui se propose donc de remonter le cours de l’histoire pour se saisir de leur quintessence.

L'hypothèse de base est que, comme catégories d'analyse ou comme faits, rente et pouvoir d'Etat définissent un système économique et un système sociopolitique qui n'offrent aucune prise aux réformes et ceci en raison de leur exogénéité même par rapport à la formation sociale dans laquelle ces systèmes opèrent. Si tel est le cas, alors la libéralisation en cours en Algérie n'a aucune chance d'aboutir aux changements systémiques qu'on sous-entend habituellement en parlant de transition à l'économie de marché si par économie de marché on entend un système d’économie fondé sur un certain type de rapports de travail, oeuvrant à la plus grande maîtrise possible du principe de composition dans le cadre d’un Etat-nation. C'est ce que nous voulons signifier en parlant des limites d'un système d'économie à base de rente.

Notes
3.

Sur le concept de principe de composition, voir les développements de la section 1.6 du chapitre premier de la présente étude.

4.

M.Ferro (sous la direction de), Le livre noir du colonialisme XVI-XXIe siècles : de l’extermination à la repentance, Ed. Robert Laffont, Paris 2003.