Structure et contenu de l'étude.

L'étude que nous nous proposons de mener sur la libéralisation économique en Algérie part d'un présupposé qui a tout en réalité d'un constat : celui de l'échec de la stratégie algérienne de développement, échec suivi de celui des réformes menées depuis 1980 à l'effet de préparer la transition à l'économie de marché.

L'économie de marché est un long processus qui plonge ses racines dans l'Europe médiévale au sein de laquelle s'est produite une révolution sociale porteuse de nouveaux modes de produire et de consommer et porteuse aussi de modes d'être et d'agir en tous points différents de ceux, ancestraux, qui avaient cours sous le régime féodal ou de ceux, tout aussi anciens, qui prévalaient sous le régime communautariste dont l’Algérie moderne garde maintes traces. Au regard de ce seul fait, la question se pose de savoir si, même réformé, le système économique algérien peut adopter sans coup férir les principes et règles de l'économie de marché et se transformer par simple volonté – fût-elle la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir dans le pays – en système productif marchand. L'idée qui sous-tend toute la réflexion développée dans ces pages est qu'il ne peut en être ainsi. C'est à l'histoire économique en tant que creuset des expériences humaines que l'on fait appel pour le montrer. Quant à l'expérience algérienne en la matière, bien que très récente, elle fournit suffisamment d'éléments tendant à prouver qu'il existe une spécificité du système d'économie à base de rente qui y prévaut, spécificité qu'on a cherché à rendre en parlant de l'inversion des déterminations entre rapports de production et rapports de distribution, inversion qui en cache une autre : celle entre la société et l’Etat. Il en découle de sérieuses difficultés pour l'économie algérienne à se constituer en un système productif marchand, difficultés qu’on se propose de relater en cherchant à en saisir la vraie nature.

L'étude s'articule donc en deux grandes parties.

Dans la première, intitulée "L es leçons de l'histoire", il est question de l'économie de marché, de ses formes d'existence, de ses principes et lois et des modalités de sa réalisation ou de son développement – ce qu'on désigne à proprement parler par libéralisation. Cette partie est composée de quatre chapitres.

Dans le premier chapitre, on traite du lien entre l'économie de marché, le capitalisme et l'Etat-nation en tant qu'ils forment un triptyque quasi-indestructible. Après avoir indiqué le sens du rapport qui existe entre ces trois éléments, on expose le contenu des principales catégories marchandes pour aboutir à la formulation d'un concept inédit – celui de principe de composition – dont on dit ce qu'il faut en entendre avant de le placer au centre de l'étude. Le concept de principe de composition est couplé avec celui d'Etat-nation (et pour la période primitive du développement du capitalisme dans les pays à économie de marché constituée comme pour la période actuelle dans le cas des pays en transition, avec celui de régime autoritaire de gouvernement) pour définir le cadre sociopolitique dans lequel évoluent les systèmes dits d'économie de marché. En tant qu'elles forment des systèmes productifs (par système productif on entend le système possédant la capacité de générer un surplus et de se reproduire sur une base élargie), les économies de marché constituées se trouvent entièrement structurées par le rapport salarial, type de rapport de travail correspondant aux modes de produire et de consommer propres aux sociétés industrielles. C'est ce dont traite en dernier lieu le chapitre premier de l'étude où sont examinées les figures historiques du rapport salarial à l'effet de leur comparer ultérieurement le rapport de travail à l'oeuvre dans le système économique algérien.

Les chapitres deuxième, troisième et quatrième traitent de la libéralisation économique dans les contextes différents des pays ayant atteint un haut degré de maîtrise du principe de composition et de ceux n'ayant pas entièrement assimilé le dit principe ni – a fortiori – pu le développer en des applications nouvelles. Le contraste est grand entre les situations nées de l'application des mesures de libéralisation dans l'un et l'autre de ces groupes de pays. On relate dans chacun d'eux les vicissitudes de l'économie résultant de la combinaison particulière à chaque palier de leur développement des deux logiques de régulation sociale : la logique marchande et la logique tutélaire. L'étude est illustrée par l'expérience de plusieurs pays du premier et du deuxième groupes dont on essaie de tirer des conclusions à même de servir à l'analyse de l'expérience algérienne d’industrialisation et de libéralisation. Au chapitre quatrième, on fait état par ailleurs de recherches nouvelles sur l'économie d'endettement et sur la nature du sous-développement où il apparaît que les pays sous-développés sont aux prises avec une logique d'accumulation du capital qui les dépasse et qui disqualifie toute entreprise de recouvrement de leur indépendance économique. C'est cette logique qui les conduit à adopter, à leur corps défendant, des programmes d'ajustement structurel qui les obligent à renoncer à toute forme de protection de leur économie sans pour autant être assurés d'accéder au degré minimal de maîtrise du principe de composition à partir duquel ils peuvent envisager positivement leur insertion dans la division internationale du travail. De fait, ils n’y ont pas accédé, ou s’ils y ont accédé c’est d’une façon toute problématique car ils sont constamment aux prises avec la logique selon laquelle ce principe opère ; logique qui veut que la viabilité même des économies et la pérennité des sociétés dépendent des progrès techniques, de l’accroissement de l’efficacité productive des systèmes technico-industriels, des modalités particulières de mise au travail des producteurs qui leur sont associées et en fin de compte de la capacité des Etats-nations à se tenir constamment à l’affût des prouesses techniques des autres Etats-nations. Bien entendu, tous les Etats-nations de la planète ne réunissent pas toutes ces conditions pour prétendre au statut de puissance et conséquemment à s’insérer dans la hiérarchie des puissances qui résulte de cette compétition aux allures d’une guerre de position. Dans un tel contexte, la libéralisation apparaît comme un pis aller dans la mesure où elle donne prise à la domination de certains Etats-nations sur d’autres sans possibilité pour ces derniers de se sortir de l’état de sous-développement où les a plongés l’ordre colonial.

La deuxième partie de l’étude est entièrement consacrée à l'expérience algérienne de développement et à son expérimentation en cours de la libéralisation. Elle est intitulée : Y a-t-il une spécificité algérienne?

Le chapitre premier (cinquième de l'étude) confronte la stratégie algérienne de développement définie et mise en pratique depuis la deuxième moitié des années 1960 jusque vers le début des années 1980 au principe de composition. On y expose le contenu politique du projet industriel en tant qu'il fonde la démarche des autorités publiques sur une sorte de volontarisme à toute épreuve. Si tout, dans cette stratégie, semblait militer en faveur de l'assimilation du principe de composition, sa mise en oeuvre laissait pourtant grandement à désirer. Les carences du modèle (mises en exergue dès la fin de la décennie 1970 par de nombreux auteurs) jointes aux déviations du projet lors de sa réalisation ont tôt fait de mener l'Algérie à une crise dont on n'a compris que bien plus tard le caractère systémique. C'est qu'en effet le système d'économie à base de rente offrait fort peu de chances au pays de se saisir du principe de composition pour l'assimiler et le développer en des applications nouvelles. Paradoxalement, c'est le volontarisme politique lui-même, censé faire accéder l'Algérie à la maîtrise du principe de composition de façon accélérée, qui a constitué un frein – que dis-je, un obstacle majeur à la réalisation de cet objectif. Malgré sa prise en mains par un régime autoritaire de gouvernement qui, ailleurs, a tout à la fois réussi à endogénéiser le principe de composition et à transformer la vieille société en un Etat-nation moderne, le projet de société porté par la stratégie algérienne de développement a fait chou blanc parce que bâti sur la rente (forme de surplus exogène à l'économie) et sur un pouvoir d'Etat qui, pour n'être pas extérieur à la société civile, n'en a pas moins nié jusqu'à l'existence de celle-ci, étant servi en cela par sa mainmise sur les revenus pétroliers du pays qui lui permettent de s'affranchir de cette dernière. Parce qu'elle ne produit pas en quantité suffisante les moyens de subsister – et, a fortiori, d'accumuler – pour n'avoir pas accédé à la maîtrise du principe de composition, la société civile en Algérie s'est retrouvée dans cette situation paradoxale de dépendre de l'Etat au lieu que ce soit l'Etat qui dépend d'elle. Cette inversion perverse de l'ordre des déterminations sociales ne se présentait évidemment pas comme telle. Tout était fait sur le plan institutionnel pour donner l'image de la normalité, ce qui se traduisait par un formalisme pesant devenu au fil du temps un mode d'être social caractéristique non seulement des dirigeants politiques mais de tout un chacun dès lors qu'il sent poser sur lui l'oeil inquisiteur de son prochain. La mystification était complète.

Mystificateurs aussi, et de façon plus prégnante encore, furent les rapports de travail instaurés sous l'égide de l'Etat censé impulser, par l'industrialisation accélérée, l'accumulation du capital en Algérie. Ce problème est étudié en détail dans le chapitre sixième de l'étude où l'on présente au préalable les concepts d'accumulation et de rente à l'effet d'en préciser le sens dans lequel ils seront investis dans la suite de l'étude. En ce qui concerne les rapports de travail, on a cherché à en faire ressortir toute l'ambivalence en étudiant leurs déterminants économiques (liés à la nature du procès de production industriel et à son caractère fordiste) et politico-idéologiques (liés à leur surdétermination par l'Etat qui fait usage à cette fin de la rente comme d'un fonds d’entretien de la force de travail).

L'analyse a montré qu'en fin de compte le système ainsi conçu n'était doté d'aucune efficacité productive et qu'en fait d'accumulation l'on a assisté à ce que nous avons appelé la cumulation, processus consistant à créer en grand nombre des industries qui, si elles n'obéissaient à une logique externe d'accumulation du capital, n'obéissent en tous cas pas à une logique interne, en sorte qu'elles offrent l'image d'un entassement de moyens de production tout juste destinés à servir d'alibi à une consommation improductive de la rente.

Les chapitres septième et huitième traitent des tentatives de réforme de ce système dont l'inefficacité productive est devenue patente vers le milieu des années 1980 à la faveur de la crise pétrolière. On y montre que, parce qu'elle n'a mis en cause ni la nature du système, ni son mode de fonctionnement, la réforme de 1980 était vouée à l'échec, un échec d'autant plus retentissant que les tenants du pouvoir avaient fini par perdre tout crédit auprès de la population pour s'être convertis à un libéralisme honteux sans cesser d'user du discours lénifiant, de type populiste, du régime antérieur. La réforme de 1980 amorça l'abandon de la stratégie algérienne de développement. Mais comme aucun autre projet ne vint la remplacer, le pays allait droit vers la crise, une crise qui, comme nous l'avons dit, n'allait épargner aucune sphère et qui allait devenir une crise de société, plongeant l'Algérie dans le cycle de la violence extrême.

La réforme de 1988 était, selon toute vraisemblance, beaucoup plus conséquente que la précédente. Au moins annonçait-elle, bien que de façon encore timorée, le renoncement au système d'économie administrée qui prévalait. Mais soit que la crise ait déjà fait son oeuvre destructrice, inhibant les volontés les plus déterminées à réaliser les changements systémiques qui s'imposaient, soit que ces volontés aient été elles-mêmes mystificatrices 5 la réforme est restée à ce jour à mi-chemin de son objectif. Ainsi continue-t-on d'évoluer dans une sorte d'entre-deux où, tout en ne renonçant pas à régir l'économie parce qu'il a la haute main sur les revenus pétroliers qui représentent la quasi-totalité (98%) des recettes d'exportation du pays, l'Etat s'est engagé dans un processus de libéralisation tous azimuts. Soutenu par le FMI et la Banque Mondiale, il a adopté un programme d'ajustement structurel dont le volet stabilisation macroéconomique est réalisé dans les délais impartis par ces organismes. Mais alors qu'on attendait de voir le pays s'engager résolument dans la restructuration de son économie pour la sortir de la logique de rente qui la structurait, ce volet est constamment remis sur le métier depuis 1995 parce qu'il mettait en cause la nature même du système d'économie. Or rien n'est fait depuis l'abandon de la stratégie de développement des années 1960 et 1970 pour mettre sur pied un système productif digne de ce nom, c'est-à-dire fondé sur la maîtrise du principe de composition et participant à le développer en des applications nouvelles. C'est donc le même système d'économie à base de rente qui prévaut, avec ce qu'il suppose de centralisation politique et de mainmise de l'Etat sur l'économie.

Cela n'a pas empêché la situation matérielle de franges de plus en plus nombreuses de la population de se dégrader et le pouvoir d'achat d'autres franges – qui forment désormais la base sociale du nouveau régime – de se renforcer : une redistribution du pouvoir économique a bien eu lieu à la faveur des réformes. Mais les nouvelles classes possédantes sont moins intéressées encore que les anciennes à effectuer les changements systémiques qui s'inscrivent dans la transition à l'économie de marché : elles ne font que recycler par le commerce les revenus pétroliers en des profits dont elles sont les premières à reconnaître le caractère de manne 6 .

Tous ces éléments sont développés dans les chapitres septième et huitième de l’étude. Finalement la question s’est posée à nous de savoir s’il n’y avait pas quelque raison transcendante à tous ces faits de nature économique et sociopolitique. Cette question est traitée dans le chapitre neuvième de l’étude où nous tentons d’appréhender les déterminants historiques de ce que la presse non gouvernementale algérienne appelle parfois la négation de soi 7 , expression que nous lui emprunterions volontiers pour désigner l’entreprise de déconstruction nationale dont le pays fait les frais n’était-ce sa charge idéologique. Cette entreprise est confortée par le règne de ce que nous appelons l’esprit de rente, disposition d’esprit résultant de la survivance des rapports claniques dont on dit, à la suite d’Ibn Khaldoun, qu’ils supposent l’exogénéité du surplus par rapport à l’économie, ce qui est précisément le cas de la rente en tant qu’elle constitue l’essentiel du surplus en Algérie.

Notes
5.

Voir ce qu’on dit au chapitre septième de la politique du gouvernement dit des réformateurs (1990-1991).

6.

Sur le devant de certaines maisons cossues nouvellement construites on lit ce verset du Coran : « Ceci par la grâce de Dieu ».

7.

Expression employée pour stigmatiser les tenants de l’idéologie arabo-bâathiste qui s’acharnent à renier leur identité ancestrale pour s’en approprier une autre qu’ils se sont inventée.